J’ai rencontré une fois Emmanuel Macron. Avec les amis du collectif “Informer n’est pas un délit”, nous avions mis le pied dans la porte du ministère de l’économie, qu’il dirigeait alors. Les faits : nous étions en janvier 2015 et nous — quand je dis “nous”, c’est une poignée de journalistes devenus, comme dans Le Cid, des centaines — avions découvert qu’un amendement avait été discrètement glissé à l’Assemblée nationale dans la loi dite “Macron”. Celui-ci prévoyait, sans débat ni consultation, la création d’un secret des affaires qui était à la chose économique ce que le secret défense est à la chose militaire. Soit une possible arme de dissuasion massive contre le journalisme.
Rendez-vous fut pris, dans l’urgence, avec le ministre Macron. La scène mérite d’être racontée. Nous étions, d’un côté de la table, cinq ou six membres du collectif et, de l’autre, nous faisant face, Emmanuel Macron et sa cohorte de conseillers. Le ministre, souriant, tenait un stylo comme un athlète un témoin de 4 x 100 mètres et il nous demanda : « Alors, comment faut-il le rédiger, cet amendement ? », s’attendant probablement à ce qu’on lui dicte je ne sais quoi. Notre position fut simple : nous n’allions pas, dans le secret d’un bureau à Bercy, rédiger un bout de loi qui allait changer celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et ce, moins d’une semaine avant son examen par la représentation nationale.
Nos arguments ont manifestement porté puisque le lendemain ou deux jours après, je ne sais plus, l’Elysée annonçait le retrait de l’amendement tant décrié.
Emmanuel Macron est aujourd’hui au second tour de l’élection présidentielle face à la candidate de l’extrême-droite, Marine Le Pen.
Je ne suis pas un électeur au premier tour de Macron. Mais je serai, sans état d’âme, l’un de ses électeurs au second tour, bien que je n’approuve pas de très larges pans de son programme et de son attitude politique, bien qu’il réussisse l’exploit à transformer en plomb tout ce qu’il touche depuis l’énoncé des résultats de dimanche soir.
En quatre jours, le candidat a commis quatre erreurs magistrales.
• Dimanche, sans faire montre de la gravité politique élémentaire qu’impose la présence de l’extrême-droite au second tour de la présidentielle pour la deuxième fois de l’histoire de la Ve République, Emmanuel Macron va, en toute légèreté, festoyer dans un brasserie chic parisienne, comme s’il était déjà président.
• Le lendemain, le silence — rien, nada, walou.
• Mardi, un 20 Heures catastrophique durant lequel il est apparu creux et arrogant, annonçant qu’il ne changera rien à un programme qui n’a, pourtant, contenté au premier tour que 18% des inscrits (soit 8,6 millions de personnes sur 47 millions).
• Et, peut-être le plus ravageur, ce mercredi, sa visite à Amiens avec des délégués syndicaux de l’usine Whirlpool dans une chambre de commerce pendant que Marine Le Pen, par surprise, s’est rendue au milieu des ouvriers grévistes — sans oublier d’appeler les caméras hein. [Ce billet a été rédigé avant que Macron passe du temps, lui, contrairement à elle, à discuter avec les ouvriers, qu’il a fini par rejoindre...]
Et après ?
Quelle que puisse être la répulsion provoquée par le candidat Macron, l’urgence n’est pas là.
L’extrême-droite, héritière de l’anti-républicanisme et amie des haines, peut par la voie de la démocratie prendre le pouvoir. Ce seul énoncé ne suffit plus à jeter des millions de personnes dans les rues, comme ce fut le cas en 2002. Il ne suffit plus à considérer que face à la catastrophe possible, l’unique façon de l’étonner est de voter pour son seul adversaire encore en lice, Emmanuel Macron.
La “dédiabolisation” du Front national est un mirage qui a ébloui tant de médias et diverti tant d’opinions. Il ne s’agit pourtant pas d’une théorie de salon, mais de faits que Mediapart ne cesse de documenter sous la plume de Marine Turchi : le FN demeure un parti, et sa candidate avec lui, profondément xénophobe, anti-démocratique, affairiste, cerné par la justice anti-corruption, anti-social, ami des dictatures. Un mouvement qui n’a en rien coupé avec ses racines révisionnistes, violentes et factieuses. Voilà pourquoi derrière le masque de la respectabilité crypto-gaulliste brandi par Florian Philippot s’ébroue la bête immonde des anciens du GUD, les Chatillon ou les Loustau, qui n’ont rien renié de leurs sympathies pro-nazies passées et à qui Marine Le Pen a donné les clés de son parti morbide.
Aujourd’hui, l’accident n’est plus exclu. Un Macron mauvais comme un âne, une Le Pen roublarde et menteuse, un Mélenchon irresponsable et aigri (qui a le “dégagisme” sélectif), une abstention de gauche possible, des reports de voix de droite à l’extrême-droite, une barbouzerie poutinienne, un attentat… Un mauvais alignement de planètes peut rendre possible l’inconcevable. C’est-à-dire l’avènement du post-fascisme au pays des Lumières.
Je ne joue pas avec le feu.
Parce que les institutions de la Ve République sont ce qu’elles sont, c’est-à-dire un piège mortel qui peut se refermer sur la démocratie, le désastre est à nos portes. La verticalité de nos institutions, l’emprise du politique sur les autres pouvoirs, l’article 16 de la Constitution, les pouvoirs de nominations directs de l’Elysée sur tous les corps régaliens (les services secrets, la police, l’armée, les procureurs, etc…) : nous n’avons pas en France, contrairement à d’autres démocraties, les contre-pouvoirs qui empêcheraient la République de basculer dans autre chose avec Le Pen et ses nervis au pouvoir.
A gauche, c’est-à-dire dans la famille de pensée qui me console des fracas du monde, j’entends depuis dimanche monter toutes sortes d’arguments funestes pour justifier l’abstention ou le vote blanc le 7 mai : « Je ne choisis pas mes bourreaux », « Ni patrie ni patron, ni Le Pen ni Macron », « Le libéralisme de Macron nourrit le fascisme de Le Pen »… Si je peux comprendre les ressorts, par colère ou lassitude, de certains de ces arguments (bien que démocratie et fascisme ne pourront jamais être mis dos-à-dos), rien ne peut récuser celui, sublime et intemporel, qui les surclasse tous : « Quelle conscience de gauche peut accepter de compter sur le voisin pour sauvegarder l’essentiel parce que l’effort lui paraît indigne de soi ? ». Signé d’un certain Jean-Luc Mélenchon, en 2002.
Fabrice Arfi
Journaliste, Mediapart