Les années 1938-1939 marquent un nouveau tournant décisif. A la faveur des « épurations » implacables [1], la transformation des institutions, comme celle des mœurs et des cadres de l’Etat encore dit soviétique, bien qu’il ne le soit plus du tout, s’est achevée. Un système parfaitement totalitaire en résulte puisque ses dirigeants sont les maîtres absolus de la vie sociale, économique, politique, spirituelle du pays, l’individu et les masses ne jouissant en réalité d’aucun droit. La condition matérielle des huit à neuf dixièmes de la population s’est stabilisée à un niveau très bas. Le conflit ouvert avec la paysannerie se prolonge sous des formes atténuées.
On se rend compte de ce qu’une véritable contre-révolution a peu à peu triomphé. L’URSS intervenant alors dans la guerre civile d’Espagne [1936-1939] tente de contrôler le gouvernement de la République espagnole et s’oppose par les pires moyens – corruption, chantage, répression, assassinat – au mouvement ouvrier qui s’inspire de ses idéaux d’autrefois ; la défaite de la République espagnole consommée, non sans que Staline ait sa grande part de responsabilité, l’URSS pactise aussitôt, d’abord en secret, avec le IIIe Reich [2].
Au plus fort de la crise européenne, on voit tout à coup les deux puissances, la fasciste et l’antifasciste, la bolchevik et l’antibolchevik, laisser tomber les masques et s’unir pour le partage de la Pologne. L’URSS étend, avec l’assentiment de l’Allemagne nazie, son hégémonie sur les pays baltes qui se sont détachés de la Russie pendant les luttes de 1917-1919. Ce revirement de la politique internationale ne s’explique du côté russe que par des intérêts d’une caste dirigeante avide et inquiète, réduite à une capitulation morale en présence du troisième Reich dont elle redoute par-dessus tout la supériorité technique. Les ressemblances internes des deux dictatures l’ont grandement facilité.
1.- Quel effroyable chemin avons-nous fait en ces trente ans ! L’événement le plus chargé d’espoir, le plus grandiose de notre temps, semble s’être retourné tout entier contre nous. Des enthousiasmes inoubliables de 1917, que reste-t-il ? Beaucoup d’hommes de ma génération, qui furent des communistes de la première heure, ne nourrissent plus envers la Révolution russe que des sentiments de rancœur. Des participants et des témoins presque personne ne survit. Le Parti de Lénine et de Trotsky a été fusillé. Les documents ont été détruits, cachés ou falsifiés. Survivent seuls en assez grand nombre des émigrés qui furent toujours les adversaires de la révolution. Ils écrivent des livres, ils enseignent, ils ont l’appui du conservatisme, encore puissant, qui ne saurait, à notre époque de bouleversement mondial, ni désarmer ni faire preuve d’objectivité… Une pauvre logique, nous montrant du doigt le noir spectacle de l’URSS stalinienne, affirme la faillite du bolchevisme, donc celle du marxisme, donc celle du socialisme…
• Escamotage facile en apparence des problèmes qui tiennent le monde et ne le lâcheront pas de sitôt. Oubliez-vous les autres faillites ? Qu’a fait le christianisme pendant les catastrophes sociales ? Qu’est devenu le libéralisme ? Qu’a produit le conservatisme éclairé ou réactionnaire ? N’a-t-il pas engendré Mussolini, Hitler, Salazar et Franco ? S’il s’agissait de peser honnêtement les faillites d’idéologies, nous aurions du travail pour longtemps. Et rien n’est fini…
Tout événement est à la fois définitif et transitoire. Il se prolonge dans le temps sous des aspects souvent imprévisibles. Avant d’ébaucher un jugement sur la révolution russe, rappelons-nous les changements de visages et de perspectives de la révolution française. L’enthousiasme de Kant en apprenant la prise de la Bastille [3]…
La Terreur, Thermidor, le Directoire, Napoléon. Entre 1789 et 1802, la république libertaire, égalitaire et fraternelle parut se renier complètement. Les conquêtes napoléoniennes, créatrices d’un ordre nouveau, moins le mot, si l’on examine la carte, frappent par leurs similitudes avec celles d’Hitler. L’empereur devint « l’Ogre ». Le monde civilisé se ligua contre lui, la Sainte-Alliance prétendit rétablir et stabiliser dans l’Europe entière l’ancien régime… On voit cependant que la révolution française, par l’avènement de la bourgeoisie, de l’esprit scientifique et de l’industrie, a fécondé le XIXe siècle. Mais trente ans après, en 1819, au temps de Louis XVIII et du tsar Alexandre Ier, n’apparaissait-elle pas comme le plus coûteux des échecs historiques ? Que de têtes coupées, que de guerres, pour en arriver à une piètre restauration monarchique !
2.- Il est naturel que la falsification des l’histoire soit aujourd’hui à l’ordre du jour. Parmi les sciences inexactes, l’histoire est celle qui lèse le plus d’intérêts matériels et psychologiques. Les légendes, les erreurs, les interprétations tendancieuses pullulent autour de la révolution russe, bien qu’il soit facile de s’informer sur les faits… Mais il est plus commode évidemment d’écrire et de parler sans s’informer.
On affirme souvent que « le coup de force bolchevik d’octobre-novembre 1917 renversa une démocratie naissante… ». Rien n’est plus faux. La république n’était pas encore proclamée en Russie, aucune institution démocratique n’existait sérieusement en dehors des Soviets ou Conseils des ouvriers, des paysans et des soldats… Le gouvernement provisoire, présidé par Kerenski [du 21 juillet 1917 au 8 novembre 1917], s’était refusé à accomplir la réforme agraire, refusé à ouvrir les négociations de paix réclamées par la volonté populaire, refusé à prendre des mesures effectives contre la réaction. Il vivait dans le transitoire entre deux vastes complots permanents : celui des généraux et celui des masses révolutionnaires. Rien ne permettait de prévoir l’établissement pacifique d’une démocratie socialisante, la seule qui eût été hypothétiquement viable. A partir de septembre 1917, l’alternative est celle de la dictature des généraux réactionnaires ou de la dictature des Soviets. Deux historiens opposés s’accordent pleinement là-dessus : Trotsky et l’homme d’Etat libéral de droite Milioukov. La révolution soviétique ou bolchevik fut le résultat de l’incapacité de la révolution démocratique, modérée, instable et inopérante que la bourgeoisie libérale et les partis socialistes temporisateurs dirigeaient depuis la chute de l’autocratie.
• On affirme encore que l’insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style, calendrier julien) 1917 fut l’œuvre d’une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n’est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s’étendaient à toute la Russie. L’insubordination annihilait dans l’armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l’obéissance au gouvernement provisoire et l’intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40’000 hommes refusait l’obéissance. Dans les faubourgs de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se plaçait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C’est pourquoi l’insurrection vainquit à Petrograd presque sans effusion de sang, dans l’enthousiasme. Que l’on relise sur le sujet les bonnes pages de John Reed [4] et de Jacques Sadoul [5], témoins oculaires. Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante.
Il convient de rappeler que l’empire s’était écroulé en février-mars 1917 sous la poussée du peuple désarmé des faubourgs de Petrograd. La fraternisation spontanée de la garnison avec les manifestations ouvrières décida du sort de l’autocratie. On rechercha plus tard les inconnus qui avaient pris l’initiative de cette fraternisation ; on en reconnut plusieurs, la majorité d’entre eux demeura dans l’anonymat… Les dirigeants et les militants les plus qualifiés de tous les partis révolutionnaires étaient à ce moment à l’étranger ou en captivité. Les petits groupes existants à Petrograd furent si surpris et dépassés par les événements que le groupe bolchevik envisagea la publication d’un appel à la reprise du travail dans les usines ! Quatre mois plus tard, l’expérience du gouvernement de coalition des socialistes modérés et de la bourgeoisie libérale suscitait déjà une si profonde colère qu’au début du mois de juillet 1917, la garnison et les faubourgs organisent d’eux-mêmes une vaste manifestation armée sous le mot d’ordre du pouvoir des Soviets. Les bolcheviks désapprouvent cette initiative prise par des inconnus, se joignent à contrecœur au mouvement pour le conduire à une liquidation douloureuse et dangereuse. Ils estiment, probablement avec raison, que le pays ne suivrait pas la capitale. Ils deviennent naturellement des boucs émissaires. La persécution et la calomnie (« agents de l’Allemagne ») s’abattent sur eux. A partir de ce moment, ils savent que s’ils ne se mettent pas à la tête du mouvement des masses, ils deviendront impopulaires et les généraux accompliront leur coup de force.
Le général Kornilov se jette dans l’aventure en septembre 1917, avec la complicité manifeste d’une partie du gouvernement Kerenski. Lénine et Zinoviev se cachent, Trotsky est en prison, les bolcheviks sont traqués. Les troupes de Kornilov se désagrègent d’elles-mêmes au contact des cheminots et des agitateurs ouvriers.
Les fonctionnaires de l’autocratie virent très bien venir la révolution ; ils ne surent pas l’empêcher. Les partis révolutionnaires l’attendaient ; ils ne surent pas, ils ne pouvaient pas la provoquer. L’événement déclenché, il ne restait aux hommes qu’à y participer avec plus ou moins de clairvoyance et de volonté…
3.- Les bolcheviks assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement, en dépit de bien des hésitations et des conflits, de la Baltique au Pacifique. Ce grand fait historique a été reconnu par la plupart des ennemis russes du bolchevisme. Mme Hélène Kousslova, publiciste libérale de l’émigration, écrivait encore tout récemment qu’il est « incontestable que le peuple ne soutint ni le mouvement des Blancs […] ni la lutte pour l’Assemblée constituante [… ] ». Les Blancs représentaient la contre-révolution monarchiste, les Constituants, l’antibolchevisme démocratique. Ainsi, jusqu’à la fin de la guerre civile, en 1920-1921, la révolution russe nous apparaît comme un immense mouvement populaire auquel le Parti bolchevik procure un cerveau et un système nerveux, des dirigeants et des cadres.
• On affirme que les bolcheviks voulurent tout de suite le monopole du pouvoir. Autre légende ! Ils redoutaient l’isolement du pouvoir. Nombre d’entre eux furent, au début, partisans d’un gouvernement de coalition socialiste [6]. Lénine et Trotsky firent rejeter en principe la coalition avec les partis socialistes modérés qui avaient conduit la révolution de mars à l’échec et refusaient de reconnaître le régime des Soviets. Mais le Parti bolchevik sollicita et obtint la collaboration du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, parti paysan dirigé par des intellectuels idéalistes plutôt hostiles au marxisme. A partir de novembre 1917 jusqu’au 6 juillet 1918, les socialistes-révolutionnaires de gauche participèrent au gouvernement. Ils refusèrent, comme un bon tiers des bolcheviks connus, d’admettre la paix de Brest-Litovsk et, le 6 juillet 1918, livrèrent à Moscou une bataille insurrectionnelle en proclamant leur intention de « gouverner seuls » et de « recommencer la guerre contre l’impérialisme allemand ». Leur message radiodiffusé ce jour-là fut la première proclamation d’un gouvernement de parti unique ! Ils furent vaincus et les bolcheviks durent gouverner seuls. A partir de ce moment, leur responsabilité s’alourdit, leur mentalité change.
• Formaient-ils auparavant, depuis la scission du Parti ouvrier social-démocrate russe en majoritaires (bolcheviks) et minoritaires (mencheviks) un parti profondément différent des autres partis révolutionnaires russes ? On leur impute volontiers un caractère autoritaire, intolérant, amoral dans le choix des moyens ; une organisation centralisée et disciplinée contenant en germe l’étatisme bureaucratique ; un caractère dictatorial et inhumain. Des auteurs érudits et des auteurs ignorants citent à ce propos l’« amoralisme » de Lénine, son « jacobinisme prolétarien », son « révolutionnarisme professionnel ». Une mention du roman-pamphlet de Dostoïevski, Les Possédés, et l’essayiste croit avoir éclairci les problèmes qu’il vient d’obscurcir.
Tous les partis révolutionnaires russes, depuis les années 1870-1880, furent en effet autoritaires, fortement centralisés et disciplinés dans l’illégalité, pour l’illégalité ; tous formèrent des « révolutionnaires professionnels », c’est-à-dire des hommes qui ne vivaient que pour le combat ; tous pourraient être occasionnellement accusés d’un certain amoralisme pratique, bien qu’il soit équitable de leur reconnaître à tous un idéalisme ardent et désintéressé. Presque tous furent imbus d’une mentalité jacobine, prolétarienne ou non. Tous produisirent des héros et des fanatiques. Tous, à l’exception des mencheviks, aspiraient à la dictature, et les mencheviks géorgiens eurent recours à des procédés dictatoriaux. Tous les grands partis étaient étatiques par leur structure et par la finalité qu’ils s’assignaient. En réalité, il y avait, au-delà des divergences doctrinales importantes, une mentalité révolutionnaire unique.
Rappelons-nous le tempérament autoritaire de l’anarchiste Bakounine et ses procédés d’organisation clandestine au sein de la Première Internationale. Dans sa Confession, Bakounine préconise une dictature éclairée, mais sans merci, exercée pour le peuple… [7]. Le Parti socialiste-révolutionnaire, imbu d’un idéal républicain, plus radical que socialiste, constitua, pour combattre l’autocratie par le terrorisme, un « appareil » rigoureusement centralisé, discipliné, autoritaire, qui devint un terrain propice à la provocation policière. La social-démocratie russe, dans son ensemble, visait à la conquête de l’Etat. Nul ne tint à propos de la future révolution russe un langage plus jacobin que son dirigeant, Gueorgui Plékhanov [1856-mai 1918]. Le gouvernement Kerenski, dont les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks faisaient la force, tint sans cesse un langage dictatorial, purement velléitaire, il est vrai. Les anarchistes eux-mêmes, dans les régions occupées par l’Armée Noire de Nestor Makhno, exercèrent une dictature authentique, accompagnée de confiscations, de réquisitions, d’arrestations et d’exécutions. Et Makhno fut « batko », petit-père, chef…
• Les social-démocrates mencheviks de droite, comme Fédor Dan et Irakli Tseretelli, souhaitaient un pouvoir fort. Tseretelli recommanda la suppression du bolchevisme avant qu’il ne fût trop tard… Les mencheviks de gauche, de la tendance Julius Martov, semblent avoir été le seul groupe politique si profondément attaché à une conception démocratique de la révolution qu’il constitue, d’un point de vue philosophique, une heureuse exception.
Les caractéristiques propres au bolchevisme, qui lui confèrent une indéniable supériorité sur les partis rivaux dont il partage largement la mentalité commune sont : a) la conviction marxiste ; b) la doctrine de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution ; c) l’internationalisme intransigeant ; d) l’unité de la pensée et de l’action. Chez nombre d’hommes, l’unité de la pensée et de l’action aboutit à la foi en leur propre volonté.
• Le réalisme marxiste de 1917 nous paraît aujourd’hui quelque peu schématique. Le monde a changé, les luttes sociales sont devenues beaucoup plus complexes qu’elles ne l’étaient alors. Pendant la révolution russe, ce réalisme, soutenu par de fortes connaissances économiques et historiques, fut à la hauteur des circonstances. Il contenait des antidotes efficaces contre la phraséologie libérale, le double jeu, l’atermoiement intéressé, l’abdication honorable et hypocrite. Les socialistes modérés estimaient que la Russie accomplissait une « révolution bourgeoise », destinée à ouvrir au capitalisme une ère de développement ; et que, dès lors, le pays ne pouvait se donner que le statut politique d’une démocratie bourgeoise… Les bolcheviks estimaient que le prolétariat seul pouvait faire la révolution « bourgeoise » et, dès lors, ne pouvait pas la dépasser ; que le socialisme ne pouvait pas triompher dans un pays aussi arriéré, mais qu’il appartiendrait à une Russie socialisante de donner l’impulsion au mouvement ouvrier européen. Lénine n’envisageait pas, en 1917, la nationalisation complète de la production, mais le contrôle ouvrier de celle-ci ; plus tard, il songea à un régime mixte, de capitalisme et d’étatisation ; ce fut en juillet 1918 que le déchaînement de la guerre civile imposa des nationalisations complètes en tant que mesures immédiates de défense…
L’intransigeance internationaliste des bolcheviks reposait sur la foi en une révolution européenne prochaine, plus mûre et plus féconde que la révolution russe… Cette vision de l’avenir ne leur appartenait pas en propre. Elle participait du fonds commun de l’idéologie socialiste européenne, bien qu’en fait les grands partis ne crussent plus à la révolution. Le continuateur allemand de Marx, Karl Kautsky, avait été, jusqu’en 1908, un théoricien de la prochaine révolution socialiste ; Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Karl Liebknecht professaient la même conviction. La différence entre les bolcheviks et les autres socialistes semble avoir été de nature psychologique et due à la formation particulière de l’intelligentsia révolutionnaire et du prolétariat russes. Il n’y avait place dans l’Empire des tsars ni pour l’opportunisme parlementaire ni pour les compromis quotidiens ; une réalité sociale simple et brutale engendrait une foi active et entière… En ce sens, les bolcheviks furent plus russes, et plus à l’unisson des masses russes, que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks dont les cadres s’étaient bien pénétrés d’une mentalité occidentale, évolutionniste, démocratique selon les traditions des pays capitalistes avancés
4.- Ouvrons le chapitre difficile des erreurs et des fautes. Non sans regretter que, dans une étude aussi brève, il ne nous soit pas possible de considérer les erreurs, les fautes et les crimes des puissances et des partis qui combattirent la révolution soviétique-bolchevik. Sans ce contexte décisif, nous sommes obligés de nous contenter d’une vue unilatérale. J’écrivais, en 1939, dans mon Portrait de Staline, publié à Paris (Grasset, 1940) : « […] l’erreur la plus incompréhensible – parce qu’elle a été délibérée – que ces socialistes (les bolcheviks) si pénétrés de connaissances historiques commirent, ce fut de créer la Commission extraordinaire de répression de la Contre-Révolution, de la Spéculation, de l’Espionnage, de la Désertion, devenue par abréviation la Tchéka, qui jugeait les accusés et les simples suspects sans les entendre ni les voir, sans leur accorder par conséquent aucune possibilité de défense […], prononçait ses arrêts en secret et procédait de même aux exécutions. Qu’était-ce si ce n’était une Inquisition ? L’état de siège ne va pas sans rigueur, une âpre guerre civile ne va pas sans mesures extraordinaires, sans doute ; mais appartenait-il à des socialistes d’oublier que la publicité des procès est la seule garantie véritable contre l’arbitraire et la corruption et de rétrograder ainsi au-delà des procédures expéditives de Fouquier-Tinville ? L’erreur et la faute sont patentes, les conséquences en ont été effroyables puisque le Guépéou, c’est-à-dire la Tchéka, amplifiée sous un nom nouveau, a fini par exterminer la génération révolutionnaire bolchevik tout entière […]. »
Il ne reste qu’à noter en faveur du Comité central de Lénine quelques circonstances atténuantes sérieuses aux yeux du sociologue. La jeune république vivait sous des périls mortels. Son indulgence envers des généraux tels que Krasnov et Kornilov devait lui coûter des flots de sang. L’ancien régime avait maintes fois usé de la terreur. L’initiative de la terreur avait été prise par les Blancs, dès novembre 1917, par le massacre des ouvriers de l’arsenal du Kremlin ; et reprise par les réactionnaires finlandais dans les premiers mois de 1918, sur la plus large échelle, avant que la « terreur rouge » n’ait été proclamée en Russie. Les guerres sociales du XIXe siècle, depuis les journées de juin 1848 à Paris et la Commune de Paris en 1871, avaient été caractérisées par l’extermination en masse des prolétaires vaincus. Les révolutionnaires russes savaient ce qui les attendait en cas de défaite. Néanmoins, la Tchéka fut bénigne à ses débuts, jusqu’à l’été 1918. Et quand la « terreur rouge » fut proclamée après des soulèvements contre-révolutionnaires, après les assassinats des bolcheviks Volodarski [8] et Moïsseï Solomonocitch Ouritski [9], après deux attentats contre Lénine [10], la Tchéka se mit à fusiller des otages, des suspects et des ennemis, elle cherchait encore à endiguer, canaliser, contrôler la fureur populaire. Félix Dzerjinski [11] redoutait les excès des Tchéka locales ; la statistique des tchékistes eux-mêmes fusillés serait à ce sujet édifiante.
Rouvrant dernièrement un petit livre déplorablement traduit en français, les Souvenirs d’un commissaire du peuple du socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg [12], j’y retrouvai ces deux épisodes significatifs. Deux coups de feu ayant été tirés sur Lénine à la fin de 1917, une délégation ouvrière vint dire à Vladimir Ilitch que si la contre-révolution faisait couler une goutte de son sang, le prolétariat de Petrograd le vengerait au centuple… Steinberg, qui collaborait alors avec Lénine, note l’embarras de celui-ci. L’affaire n’est pas ébruitée, justement afin d’éviter des conséquences tragiques. Je sais par ailleurs que les deux socialistes-révolutionnaires qui avaient tiré furent arrêtés, épargnés, et plus tard donnèrent leur adhésion au Parti bolchevik… Deux ex-ministres libéraux, Chingarev et Kokochkine, étaient malades en prison ; leur transfert à l’hôpital fut ordonné. Ils furent assassinés dans leurs lits [13]. Lénine, informé de ce crime, fut bouleversé, le gouvernement commença une investigation et découvrit que les auteurs de ce crime étaient des marins révolutionnaires, soutenus et protégés par l’ensemble de leurs camarades. Désapprouvant la « mansuétude » des hommes au pouvoir, les marins y avaient suppléé par une initiative terroriste. En fait, les équipages de la flotte refusèrent de livrer les coupables. Les commissaires du peuple durent « laisser tomber » l’affaire. Pouvaient-ils, au moment où le dévouement des marins était chaque jour nécessaire au salut de la révolution, ouvrir un conflit avec le terrorisme spontané ?
• En 1920, la peine de mort fut abolie en Russie. On croyait la guerre civile près de finir. J’avais le sentiment que tout le monde dans le Parti souhaitait une normalisation du régime, la fin de l’état de siège, un retour à la démocratie soviétique, la limitation des pouvoirs de la Tchéka, sinon la suppression de celle-ci… Tout cela était possible et c’est dire que le salut de la révolution était possible. Le pays épuisé voulait commencer la reconstruction. Ses réserves d’enthousiasme et de foi demeuraient grandes. L’été 1920 marque une date fatale. Il faut beaucoup de mauvaise foi aux historiens pour ne jamais le constater. Toute la Russie vivait sur un espoir de pacification au moment où Josef Pilsudski [14] jeta les armées polonaises sur l’Ukraine. Cette agression coïncida avec la reconnaissance accordée par la France et l’Angleterre au général baron Wrangel [1878-1928] qui occupait la Crimée. Le raidissement de la révolution fut instantané. La Pologne battue, le Comité central pensa à y provoquer une révolution soviétique. L’échec de l’Armée Rouge devant Varsovie fit échouer le dessein de Lénine, mais le pis ce fut qu’au lendemain de cette guerre pénible, dans un pays saigné et appauvri, il ne fut plus question ni d’abolir la peine de mort ni de commencer la reconstruction sur les bases d’une démocratie soviétique…
La misère et le danger sclérosaient l’Etat-Parti dans ce régime économique, intolérable pour la population et non viable en soi, que l’on a appelé le « communisme de guerre ». Au début de 1921, le soulèvement des marins de Cronstadt fut précisément une protestation contre ce régime économique et la dictature du Parti. Quelles que soient ses intentions et sa probité, un parti qui gouverne un pays affamé ne saurait garder sa popularité. La spontanéité des masses s’était éteinte ; les sacrifices et les privations usaient la minorité active de la révolution. Les hivers glacés, les rations insuffisantes, les épidémies, les réquisitions dans les campagnes répandaient la rancune, une sorte de désespoir, l’idéologie confuse de la contre-révolution pour le pain blanc. Si le Parti bolchevik lâchait les rênes du pouvoir, qui, dans cette situation, prendrait sa succession ? Son devoir n’était-il pas de tenir ? Il eut raison de tenir. Il eut tort de s’affoler devant Cronstadt insurgé, car il lui était loisible de tenir de plusieurs façons différentes, et nous le savions tous, nous qui étions sur place, à Petrograd.
• Les erreurs et les fautes du pouvoir se nouent autour de Cronstadt-1921. Les marins ne se révoltèrent pas que parce que Mikhaïl Kalinine [15] refusa brutalement de les entendre. Où il fallait de la persuasion et de la compréhension, le président du Comité exécutif des Soviets n’employa que la menace et l’insulte. La délégation de Cronstadt au Soviets de Petrograd, au lieu d’être fraternellement reçue pour des négociations, fut arrêtée par la Tchéka. La vérité sur le conflit fut cachée au pays et au parti par la presse qui, pour la première fois, mentit au grand jour en publiant qu’un général blanc, Kozlovski, exerçait l’autorité à Cronstadt. La médiation proposée par des anarchistes américains influents et bienveillants, Emma Goldman [16] et Alexandre Berkman [17], fut repoussée. Les canons tonnèrent dans une bataille fratricide et la Tchéka, ensuite, fusilla ses prisonniers. Si, comme l’indique Trotsky, les marins avaient changé depuis 1918, et n’exprimaient plus que les aspirations de la paysannerie arriérée, il faut reconnaître que le pouvoir, lui aussi, avait changé.
Lénine, en proclamant la fin du « communisme de guerre » et la « nouvelle politique économique » (NEP), satisfit les revendications économiques de Cronstadt, après la bataille et le massacre. Il reconnut ainsi que le Parti et lui-même s’étaient enferrés en maintenant un régime intenable et dont Trotsky avait du reste dénoncé les périls et proposé le changement un an auparavant.
La nouvelle politique économique abolissait les réquisitions dans les campagnes, remplacées par un impôt en nature, rétablissait la liberté du commerce et de la petite entreprise, desserrait en un mot l’armature mortelle de l’étatisation complète de la production et des échanges. Il eût été naturel de desserrer en même temps l’armature du gouvernement, par une politique de tolérance et de réconciliation envers les éléments socialistes et libertaires disposés à se placer sur le terrain de la Constitution soviétique. Raphaël Abramovitch [18] reproche avec raison aux bolcheviks de n’être pas entrés en 1921 dans cette voie. Le Comité central, au contraire, mit les mencheviks et les anarchistes hors la loi. Un gouvernement de coalition socialiste, s’il s’était formé à l’époque, eût impliqué des dangers intérieurs certains, moins grands, toutefois, la preuve en est faite, que ceux du monopole du pouvoir… En effet, le mécontentement du Parti et de la classe ouvrière obligea le Comité central à établir désormais l’état de siège, un état de siège clément, il est vrai, dans le Parti même. L’opposition ouvrière fut condamnée, une épuration entraîna des exclusions.
• Quelles raisons profondes motivèrent la décision du Comité central de maintenir et fortifier le monopole du pouvoir ? Tout d’abord, dans ces crises, les bolcheviks n’avaient de confiance qu’en eux-mêmes. Portant seuls de très lourdes responsabilités, singulièrement aggravées par le drame de Kronstadt, ils redoutaient d’ouvrir la compétition politique avec les social-démocrates mencheviks et le parti « paysan » des socialistes-révolutionnaires de gauche. Enfin et surtout, ils croyaient à la révolution mondiale, c’est-à-dire à la révolution européenne imminente, imminente en Europe centrale. Un gouvernement de coalition socialiste et démocratique eût affaibli l’Internationale communiste appelée à diriger les prochaines révolutions…
Peut-être touchons-nous à l’erreur la plus grande et la plus grave du Parti de Lénine-Trotsky. Comme toujours dans la pensée créatrice, l’erreur se mêle ici à la vérité, au sentiment volontaire, à l’intuition subjective. On n’entreprend rien sans croire à l’entreprise, sans en mesurer les données tangibles, sans vouloir le succès, sans empiéter sur le problématique et l’incertain. Toute action se projette au présent réel vers l’avenir inconnu. L’action justifiée au regard de l’intelligence est celle qui se projette en avant à bon escient. La doctrine de la révolution européenne était-elle justifiée sous cet angle ? Je ne crois pas que nous soyons en mesure de répondre à cette question de façon satisfaisante. Je n’entends que la délimiter.
Il ne fait plus de doute à présent que le régime capitaliste stable, grandissant, relativement pacifique, du XIXe siècle finisse par la Première Guerre mondiale. Les marxistes révolutionnaires qui annoncent alors une ère de révolutions embrasant la planète tout entière et, si le socialisme ne réussit pas à s’imposer dans les principaux pays d’Europe, une ère de barbarie et un autre « cycle de guerres et de révolutions », selon le mot de Lénine, qui d’ailleurs citait Engels, ont eu raison.
Les conservateurs, les évolutionnistes et les réformistes qui crurent à l’avenir de l’Europe bourgeoise, savamment découpée par le traité de Versailles [1919], replâtrée à Locarno [1925], abreuvée de phrases creuses par la Société des Nations (SDN), font aujourd’hui figure de politiciens aveugles. Que vivons-nous, si ce n’est une transformation mondiale des rapports sociaux, des régimes de production, des relations intercontinentales, des équilibres de forces, des idées et des mœurs, c’est-à-dire une révolution mondiale aussi vivante en Indonésie [19] qu’incertaine et tâtonnante en Europe ? L’Amérique, avec ses progrès techniques prodigieux, ses responsabilités mondiales écrasantes, ses poussées sociales contradictoires, y tient une place privilégiée, comme il se doit au pays industriel le plus riche et le mieux organisé ; mais rien de ce qui se passe en Grèce, au Japon, rien de ce qui se construit dans le secret absolu des zones arctiques de l’URSS, rien de ce qui se fait ou se trame à Trieste ou Madrid ne lui est étranger…
Les marxistes révolutionnaires de l’école bolchevik souhaitaient, voulaient, la transformation sociale de l’Europe et du monde par la prise de conscience des masses laborieuses, par l’organisation rationnelle et équitable d’une société nouvelle ; ils entendaient travailler pour que l’homme dominât enfin son propre destin. Là ils se sont trompés puisqu’ils ont été vaincus. La transformation du monde s’accomplit dans la confusion des institutions, des mouvements et des croyances, sans avènement de la conscience claire, sans avènement d’un humanisme renouvelé, et même en mettant en péril toutes les valeurs, toutes les espérances des hommes. Les tendances générales en sont pourtant celles que le socialisme d’action indiquait dès 1917-1920 : vers la collectivisation et la planification de l’économie, vers l’internationalisation du monde, vers l’émancipation des peuples des colonies, vers la formation de démocraties de masses d’un type nouveau. L’alternative demeure aussi celle que le socialisme prévoyait : la barbarie et la guerre, la guerre et la barbarie, le monstre étant à deux têtes.
• Les bolcheviks voyaient, avec raison, semble-t-il, le salut de la révolution russe dans la victoire possible d’une révolution allemande. La Russie agricole et l’Allemagne industrielle, sous des régimes socialistes, eussent eu un développement pacifique et fécond assuré. La république des Soviets eût ignoré, dans cette hypothèse, l’étouffement bureaucratique à l’intérieur… L’Allemagne eût échappé aux ténèbres du nazisme et à la catastrophe. Le monde eût sans doute connu d’autres luttes, mais rien ne nous autorise à penser que ces luttes eussent pu produire les machineries infernales de l’hitlérisme et du stalinisme. Tout nous porte à croire au contraire qu’une révolution allemande triomphant au lendemain de la Première guerre mondiale eût été infiniment féconde pour le développement social de l’humanité. De telles spéculations sur les variantes possibles de l’histoire sont légitimes et même nécessaires si l’on veut comprendre le passé, s’orienter dans le présent ; pour les condamner, il faudrait considérer l’histoire comme un enchaînement de fatalités mécaniques et non plus comme le déroulement de la vie humaine dans le temps.
En se battant pour la révolution, les spartakistes allemands, les bolcheviks russes et leurs camarades de tous les pays se battaient pour empêcher le cataclysme mondial auquel nous venons de survivre [Seconde Guerre mondiale]. Ils le savaient. Ils étaient mus par une généreuse volonté de libération. Quiconque les approcha ne l’oubliera jamais. Peu d’hommes furent aussi dévoués à la cause des hommes. C’est maintenant une mode que d’imputer aux révolutionnaires des années 1917-1927 une intention d’hégémonie et de conquête mondiale, mais nous voyons très bien quelles rancunes et quels intérêts travaillent à dénaturer de la sorte la vérité historique.
Dans l’immédiat, l’erreur du bolchevisme fut néanmoins patente. L’Europe était instable, la révolution socialiste y paraissait théoriquement possible, rationnellement nécessaire, mais elle ne se fit pas. L’immense majorité de la classe ouvrière des pays d’Occident se refusa à engager ou soutenir le combat ; elle croyait à la reprise du progrès social d’avant-guerre ; elle retrouva assez de bien-être pour craindre les risques ; elle se laissa nourrir d’illusions. La social-démocratie allemande, menée par des dirigeants médiocres et modérés, craignit les frais généraux d’une révolution facilement commencée en novembre 1918 et suivit les voies démocratiques de la république de Weimar… Quand on reproche aux bolcheviks d’avoir accompli une révolution par la violence et la dictature du prolétariat, il ne serait que juste de considérer que l’expérience contraire, celle du socialisme modéré, réformiste, qui tenta d’épuiser les possibilités de la démocratie bourgeoise, s’est poursuivie en Allemagne jusqu’à l’avènement d’Hitler.
Les bolcheviks se sont trompés sur la capacité politique et l’énergie des classes ouvrières d’Occident et d’abord de la classe ouvrière allemande. Cette erreur de leur idéalisme militant entraîna les conséquences les plus graves. Ils perdirent le contact avec les masses d’Occident. L’Internationale communiste devint une annexe de l’Etat-Parti soviétique. La doctrine du « socialisme dans un seul pays » naquit enfin de la déception. A leur tour, les tactiques stupides et même scélérates de l’Internationale stalinisée facilitèrent en Allemagne le triomphe du nazisme.
5.- Un premier bilan de la révolution russe doit être dressé vers 1927. Dix années se sont écoulées. La dictature du prolétariat est devenue depuis 1920-1921, dates approximatives et discutables, la dictature du Parti communiste, lui-même soumis à la dictature de la « vieille garde bolchevik ». Cette « vieille garde » constitue en général une élite remarquable, intelligente, désintéressée, active, opiniâtre. Les résultats acquis sont grandioses. A l’étranger, l’URSS est respectée, reconnue, souvent admirée. A l’intérieur, la reconstruction économique s’est achevée, sur les ruines laissées par les guerres, avec les seules ressources du pays et de l’énergie populaire. Un nouveau système de production collectiviste a été substitué au capitalisme et il fonctionne assez bien. Les masses laborieuses en Russie ont démontré leur capacité de vaincre, d’organiser et de produire. De nouvelles mœurs, un nouveau sentiment de dignité du travailleur se sont stabilisés. Le sentiment de la propriété privée, que les philosophes de la bourgeoisie considéraient comme inné, est en voie d’extinction naturelle. L’agriculture s’est reconstituée, à un niveau qui rejoint et commence à dépasser celui de 1913. Le salaire réel des travailleurs dépasse assez sensiblement le niveau de 1913, c’est-à-dire celui de l’avant-guerre. Une nouvelle littérature pleine de vigueur a surgi. Le bilan de la révolution prolétarienne est nettement positif.
• Mais il ne s’agit plus de reconstruire, il s’agit de construire : d’élargir la production, de créer des industries nouvelles (automobile, aviation, chimie, aluminium…) ; il s’agit de remédier à la disproportion entre une agriculture rétablie et une industrie faible. L’URSS est isolée et menacée. Il s’agit de pourvoir à sa défense. Les marxistes n’ont pas d’illusion sur le pacte Briand-Kellog qui met la guerre « hors la loi » [20]…
Le régime est au carrefour, le Parti déchiré par la lutte pour le pouvoir, et pour le programme du pouvoir, qui dresse de vieux bolcheviks les uns contre les autres. Les continuateurs les plus lucides des temps héroïques sont groupés autour de Trotsky. Ils peuvent commettre des fautes tactiques, ils peuvent formuler des thèses insuffisantes, ils peuvent tâtonner, leur mérite et leur courage ne seront pas niables. Ils préconisent l’industrialisation planifiée, la lutte contre les forces réactionnaires et tout d’abord contre la bureaucratie, l’internationalisme militant, la démocratisation du régime à commencer par celle du Parti. Ils sont vaincus par la hiérarchie des secrétaires qui se confond avec la hiérarchie des commissaires du Guépéou, sous l’égide du secrétaire général, l’obscur Géorgien de naguère, Staline.
• Des milliers de fondateurs de l’URSS, donnant l’exemple du dévouement à l’idée socialiste, passent alors du pouvoir en prison ou en déportation. Les thèses qu’on leur oppose sont contradictoires et peu importe. Le grand fait essentiel, c’est qu’en 1927-1928, par un coup de force perpétué dans le Parti, l’Etat-Parti révolutionnaire devient un Etat policier-bureaucratique, réactionnaire, sur le terrain social créé par la révolution. Le changement d’idéologie s’accentue brutalement. Le marxisme des plates formules élaborées par les bureaux se substitue au marxisme critique des hommes pensants. Le culte du Chef s’établit. Le « socialisme dans un seul pays » devient le cliché passe-partout des parvenus qui n’entendent que conserver leurs privilèges. Ce que les oppositions ne font qu’entrevoir avec angoisse, c’est qu’un nouveau régime se profile, vainqueur de l’opposition trotskyste, les Boukharine, Rykov, Tomski, Rioutine, quand ils s’en aperçoivent, sont pris d’épouvante et passent eux-mêmes à la résistance. Trop tard.
La lutte de la génération révolutionnaire contre le totalitarisme durera dix ans, de 1927 à 1937. Les péripéties confuses et quelquefois déroutantes de cette lutte ne doivent pas nous en obscurcir la signification. Les personnalités ont pu s’affronter les unes les autres, se combattre, se réconcilier, se trahir même ; elles ont pu s’égarer, s’humilier devant la tyrannie, ruser avec le bourreau, s’user, se révolter désespérément. L’Etat totalitaire jouait des uns contre les autres, d’autant plus efficacement qu’il avait prise sur les âmes.
Le patriotisme du Parti et de la révolution, cimenté par les sacrifices, les services, les résultats obtenus, l’attachement à de prodigieuses visions d’avenir, le sentiment du péril commun, oblitérait le sens de la réalité dans les cerveaux les plus clairs. Il reste que la résistance de la génération révolutionnaire, à la tête de laquelle se trouvaient la plupart des vieux socialistes bolcheviks, fut si tenace qu’en 1936-1938, à l’époque des procès de Moscou, cette génération dut être exterminée tout entière pour que le nouveau régime se stabilisât. Ce fut le coup de force le plus sanglant de l’histoire. Les bolcheviks périrent par dizaines de milliers, les citoyens soviétiques pénétrés de l’idéalisme condamnés, par millions.
Quelques dizaines de compagnons de Lénine et Trotsky consentirent à se déshonorer eux-mêmes, par un suprême acte de dévouement envers le Parti, avant d’être fusillés. Quelques milliers d’autres furent fusillés dans des caves. Les camps de concentration les plus vastes du monde se chargèrent de l’anéantissement physique de masses de condamnés.
Ainsi la sanglante rupture fut complète, entre le bolchevisme, forme russe ardente et créatrice du socialisme, et le stalinisme, forme également russe, c’est-à-dire conditionnée par tout le passé et le présent de la Russie, du totalitarisme.
• Afin que ce dernier terme ait bien son sens précis, définissons-le : le totalitarisme, tel qu’il s’est établi en URSS, dans le troisième Reich, et faiblement ébauché en Italie fasciste et ailleurs, est un régime caractérisé par l’exploitation despotique du travail, la collectivisation de la production, le monopole bureaucratique et policier (mieux vaudrait dire terroriste) du pouvoir, la pensée asservie, le mythe du chef-symbole. Un régime de cette nature tend forcément à l’expansion, c’est-à-dire à la guerre de conquête puisqu’il est incompatible avec l’existence de voisins différents et plus humains ; puisqu’il souffre inévitablement de ses propres psychoses d’inquiétude ; puisqu’il vit sur la répression permanente de forces explosives de l’intérieur…
Un auteur américain, M. James Burnham [21], s’est plu à soutenir que Staline est le véritable continuateur de Lénine. Le paradoxe, poussé à ce degré hyperbolique, ne manque pas d’un certain attrait stimulant à l’endroit de la pensée paresseuse et ignorante…
Il va de soi qu’un parricide demeure le continuateur biologique de son père. Il est toutefois autrement évident que l’on ne continue pas un mouvement en le massacrant, une idéologie en la reniant, une révolution de travailleurs par la plus noire exploitation des travailleurs, l’œuvre de Trotsky en faisant assassiner Trotsky et mettre ses livres au pilon…
Ou les mots continuation, rupture, négation, reniement, destruction n’auraient plus de sens intelligible, ce qui peut au reste convenir à des intellectuels brillamment obscurantistes. Je ne songe pas à classer James Burnham dans cette catégorie. Le paradoxe qu’il a développé, sans doute par amour de la théorie irritante, est aussi faux que dangereux. Sous mille formes plates, il se retrouve dans la presse et les livres de ce temps de préparation à la troisième guerre mondiale. Les réactionnaires ont un intérêt évident à confondre le totalitarisme stalinien, exterminateur des bolcheviks, avec le bolchevisme, afin d’atteindre la classe ouvrière, le socialisme, le marxisme, et jusqu’au libéralisme…
• Le cas personnel de Staline, ex-vieux bolchevik lui-même, tout comme Mussolini fut un ex-vieux socialiste de l’Avanti !, est tout à fait secondaire à l’échelle du problème sociologique. Que l’autoritarisme, l’intolérance et certaines erreurs du bolchevisme aient fourni au totalitarisme stalinien un terrain favorable, qui le contestera ? Une société contient toujours, comme un organisme, des germes de mort. Encore faut-il que les circonstances historiques leur facilitent l’éclosion. Ni l’intolérance ni l’autoritarisme des bolcheviks (et de la plupart de leurs adversaires) ne permettent de mettre en question leur mentalité socialiste ou l’acquis des dix premières années de la révolution. Si réel, cet acquis, que deux savants américains étudiant le développement cyclique des organismes et des sociétés constatent « qu’en 1917-1918, la Russie entra dans un nouveau cycle de croissance, de sorte qu’elle apparaît aujourd’hui comme la plus jeune des grandes nations du monde… Il s’agit de Cycles, the Science of Prediction (Henry Holt, New York, 1947), par Edward R. Dewey et Edwin E. Dakin. Nous aimerions connaître dans quelle mesure le totalitarisme stalinien contrarie le nouvel élan vital de la Russie… David J. Dallin [22] nous apporte à ce propos une indication. Au cours de la Première Guerre mondiale, les pertes de la Russie s’élevèrent à 30% de celle des Alliés ; au cours de la Seconde Guerre mondiale, les pertes de la Russie, estimées entre 12 et 16 millions de vies humaines, s’élevèrent à 80% de celles des Nations unies. Sur les champs de bataille, les pertes des Armées rouges furent environ quatre fois plus élevées que celles de l’envahisseur…
• Au moment où éclate la révolution russe, les effectifs organisés de tous les partis révolutionnaires sont inférieurs à 1% de la population de l’Empire. Les bolcheviks ne constituent qu’une fraction de ce moins-d’un-pour-cent. L’infime levain servit et s’épuisa. La révolution d’octobre-novembre 1917 fut dirigée par un parti d’hommes jeunes. L’aîné d’entre eux, Lénine, avait 47 ans ; Trotsky 38 ans ; Boukharine 29 ans ; Kamenev et Zinoviev, 34 ans.
De dix à vingt ans plus tard, la résistance au totalitarisme fut le fait d’une génération vieillissante. Et cette génération ne succomba pas seulement sous le poids d’une jeune bureaucratie policière âprement cramponnée aux privilèges du pouvoir, mais encore sous la passivité politique de masses surmenées, sous-alimentées, paralysées par le système terroriste et l’intoxication de la propagande. Elle se trouva en outre sans le moindre appui efficace à l’extérieur. Pendant qu’elle résistait en URSS, la montée des forces réactionnaires dans le monde fut presque ininterrompue. Les puissances démocratiques ménageaient ou encourageaient Mussolini et Hitler. L’élan des fronts populaires, ce combat d’arrière-garde des masses laborieuses d’Occident, fut brisé en Espagne, au moment précis où les bourreaux de Staline procédaient en Russie à la liquidation du bolchevisme…
6.- La révolution russe nous laisse-t-elle, après ses dix premières années exaltantes, et les vingt années noires qui suivirent, quelque chose à défendre ? Une immense expérience historique, les souvenirs les plus fiers, des exemples inappréciables, ce serait déjà beaucoup. La doctrine et les tactiques du bolchevisme, en revanche, nécessitent l’étude critique. Tant de changements se sont produits dans ce monde chaotique que nulle conception marxiste – ou autrement socialiste – valable en 1920 ne saurait plus trouver maintenant d’application pratique sans des mises à jour essentielles.
Je ne crois pas que dans un système de production où le laboratoire acquiert par rapport à l’atelier une prépondérance croissante, l’hégémonie du prolétariat puisse s’imposer, si ce n’est sous des formes morales et politiques impliquant en réalité le renoncement à l’hégémonie. Je ne crois pas que la « dictature du prolétariat » puisse revivre dans les luttes de l’avenir. Il y aura sans doute des dictatures plus ou moins révolutionnaires ; la tâche du mouvement ouvrier sera toujours, j’en demeure convaincu, de leur maintenir un caractère démocratique, non plus au bénéfice du seul prolétariat, mais au bénéfice de l’ensemble des travailleurs et même des nations. En ce sens, la révolution prolétarienne n’est plus, à mes yeux, notre fin : la révolution que nous entendons servir ne peut être que socialiste, au sens humaniste du mot, et plus exactement socialisante, démocratiquement, libertairement accomplie… En dehors de la Russie, la théorie bolchevik du Parti a complètement échoué. La variété des intérêts et des formations psychologiques n’a pas permis de constituer la cohorte homogène de militants dévoués à une œuvre commune si noblement louée par le pauvre Boukharine… La centralisation, la discipline, l’idéologie gouvernée ne peuvent désormais que nous inspirer une juste méfiance, quelque besoin que nous ayons d’organisations sérieuses…
Et que reste-t-il à défendre au peuple russe ? L’accablante ironie de l’histoire en fait le peuple qui n’a que ses chaînes à perdre ! Je souhaite que l’on traduise bientôt en français le livre objectivement implacable de David J. Dallin et Boris I. Nicolaevski sur Le travail forcé en Russie soviétique [23]. Il nous apprend qu’en 1928, à l’époque du Thermidor soviétique, les camps de concentration du Guépéou ne contenaient qu’une trentaine de milliers de condamnés.
En revanche, il est impossible de savoir le nombre de millions d’esclaves aujourd’hui enfermés dans les camps de Staline. Les recoupements les plus modestes l’évaluent à dix ou douze (millions), soit, d’après ces auteurs, 16% au moins de la population adulte mâle et un pourcentage de femmes sensiblement moindre. Je soulignais récemment dans [le mensuel] Masses [24] l’importance décisive de ces données. Admettant le chiffre de 15% de privilégiés du régime, jouissant en URSS d’une condition moyenne « d’Européens civilisés », chiffre probablement optimiste en ce moment et qu’il y a lieu de diviser par deux pour obtenir le pourcentage des travailleurs adultes privilégiés, j’écrivais : « Dès lors : 7% de travailleurs adultes privilégiés, 15% de parias, 78% d’exploités vivant pauvrement ou misérablement […] » Comment voulez-vous qualifier cette structure sociale ? Est-elle défendable ?
A l’extérieur, l’influence de cet « univers concentrationnaire » [25] s’est révélée capable d’empêcher la marche du socialisme et la réorganisation de l’Europe.
La tragédie n’est plus spécialement russe, elle est universelle. La troisième guerre mondiale semble devoir en être l’aboutissement logique. Ne nous résignons pas toutefois aux solutions catastrophiques, tant qu’il en est d’autres en vue. L’agressivité du régime stalinien à l’extérieur est conditionnée par la gravité de sa situation à l’intérieur. La révolte latente des masses russes et non russes contre ce régime a été prouvée par le défaitisme des populations qui, au début de l’invasion, accueillirent les envahisseurs en libérateurs ; prouvée par les troubles du lendemain de la victoire ; par le mouvement beaucoup plus complexe qu’on ne le croit de l’armée Vlassov qui se battit tour à tour pour les nazis et contre eux ; par les deux ou trois cent mille réfugiés russes d’Allemagne ; par le peuplement des camps de concentration. Je tiens que les régimes totalitaires constituent de colossales fabriques de révoltés. Celui-ci plus qu’un autre en raison de sa tradition révolutionnaire.
La documentation sur l’état d’esprit des masses russes s’accroît tous les jours. Quiconque connaît la Russie sait que, sous la carapace d’airain du régime, une vitalité profonde se maintient. Les neuf dixièmes des hommes qui travaillent, bâtissent, inventent, administrent, pourraient, si leurs chaînes étaient brisées, devenir d’un mois à l’autre les citoyens d’une démocratie du travail… Pourront-ils briser leurs chaînes à temps pour qu’une Russie socialiste prévienne le déchaînement de la guerre ?
Ce que le stalinisme a fait pour inculquer à ses opprimés l’horreur et le dégoût du socialisme est inimaginable : des courants de réaction sont à prévoir en Russie et plus encore chez les peuples non russes, surtout chez les musulmans de l’Asie centrale, depuis longtemps travaillés par les aspirations pan-islamiques. J’estime toutefois, en me fondant sur beaucoup d’observations faites en URSS même, pendant des années particulièrement cruelles aux masses, que la grande majorité du peuple russe se rend clairement compte de l’imposture du socialisme officiel. Aucun retour à l’ancien régime ou même au grand capitalisme n’étant possible, en raison du haut degré de développement atteint par la production étatisée, au moment où l’Europe entière est acheminée vers les nationalisations et la planification, la démocratie russe ne pourrait qu’assainir, décrasser, réorganiser dans l’intérêt des producteurs la production socialisée. L’intérêt technique de la production, le sens de la justice sociale, la liberté retrouvée se conjugueraient par la force des choses pour remettre l’économie au service de la communauté… Tout n’est pas perdu puisque cette espérance rationnelle, fortement motivée, nous reste.
Victor Serge
Mexico, juillet-août 1947