Un an tout juste après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, un secteur économique au moins apparaît comme florissant : celui de la sécurité. La filiale belge de la multinationale de la sécurité G4S a annoncé avoir embauché 1 610 nouveaux collaborateurs en 2016, contrats temporaires compris. Un chiffre « exceptionnellement élevé » selon les termes de l’entreprise, leader du marché belge, qui prévoit encore 1000 embauches supplémentaires en 2017, « dont 500 femmes ». Sa concurrente Securitas, elle, a embauché 1400 personnes en 2016 dans le pays. Une tendance qui se retrouve partout en Europe, ainsi qu’aux États-Unis, et dont G4S compte bien profiter pour redorer une image bien écornée par les scandales.
Qui est cette entreprise encore peu présente en France ? G4S se décrit elle-même comme le leader mondial des « solutions de sécurité ». D’origine britannique, cotée à Londres et à Copenhague, elle assure la surveillance d’aéroports, de ports, ou encore la gestion de transports de fonds. Elle emploie au total plus de 600 000 personnes dans près de 120 pays. La communication de la firme omet généralement de mentionner que G4S est également présente sur les Territoires palestiniens illégalement occupés, où elle est en charge de check-points et de prisons ; qu’elle s’occupe du rapatriement des personnes qui franchissent illégalement la frontière entre le Mexique et les États-Unis pour le compte du gouvernement étasunien ; ou encore, qu’elle effectue des missions dans de nombreuses zones de conflit ou pour le compte de régimes répressifs, notamment en Afghanistan, en Irak, au Bahreïn ou en Arabie Saoudite [1].
Une entreprise qui profite de la violence grandissante du monde
« De bien plus de façons que vous ne pouvez l’imaginer, G4S sécurise votre monde » peut-on lire sur le site de la multinationale. La militante et philosophe Angela Davis ajoute : « De bien plus de façons que vous ne pouvez l’imaginer, G4S s’est insinué dans nos vies sous prétexte de sécurité et de sûreté de l’État : cela va des méthodes d’incarcération politique et de torture que subissent les Palestinien-es aux technologies racistes de séparation et d’apartheid ; du mur en Israël à celui qui longe la frontière américano-mexicaine, jusqu’à l’organisation carcérale de certaines écoles aux États-Unis [2]. » G4S profite de la menace terroriste et d’une ambiance de peur soigneusement entretenue par nos gouvernements pour apporter une réponse sécuritaire. Mais celle-ci ne s’attaque pas aux causes mais génère au contraire un climat propice aux abus, qui ne fait qu’alimenter la paranoïa et les carnets de commandes des entreprises qui disent œuvrer pour notre « sécurité ».
En constant développement depuis 2004, les ventes d’armes ont augmenté de 8,4 % ces cinq dernières années par rapport au cinq précédentes, d’après les récentes données du SIPRI [3]. Mais il n’y a pas que l’industrie de l’armement qui se porte bien. Une multitude de firmes dites de « sécurité » profitent de la gestion calamiteuse des flux migratoires et de la criminalisation des sans- papiers. C’est précisément l’un des principaux terrains d’action de G4S.
Prestataire impliqué dans la gestion des centres de détention pour migrants et demandeurs d’asile au Royaume-Uni, G4S est aussi sous contrat avec l’État britannique pour organiser des « accompagnements » d’étrangers expulsés du territoire. C’est dans ce cadre que Jimmy Mubenga, 46 ans, père de cinq enfants et qui vivait en Angleterre depuis 16 ans, est décédé le 12 octobre 2010, vraisemblablement asphyxié afin d’étouffer ses cris, durant sa déportation sous la garde de trois agents de la société G4S. Ces derniers seront acquittés et libérés sous caution, et la mort de Jimmy Mugemba restera « inexpliquée » malgré le témoignage accablant de Louise Graham de la British Airways qui travaillait ce jour-là à bord du vol BA77 en partance de Londres pour Luanda [4]. « Du personnel mal entraîné qui ne rend de compte à personne ne devrait pas mener d’expulsions forcées. Il n’est pas étonnant qu’il y ait beaucoup de signalements de traitements inappropriés », déclara alors Oliver Sprague [5], d’Amnesty International au Royaume-Uni. Deux semaines après le drame, la compagnie a perdu le marché du rapatriement des expulsés dont elle avait le monopole depuis 2005. Le contrat, qui lui a rapporté quelques 110 millions de livres (125 millions d’euros) en cinq ans, a pris fin au profit d’une firme concurrente, la Reliance Security Task [6].
Cette même année 2010, la compagnie a dû affronter quarante-huit plaintes déposées par des personnes détenues dans les centres qu’elle gère [7]. Ce qui ne l’a pas empêchée d’engranger des contrats ailleurs, comme aux États-Unis ou en Australie, où elle a été en charge du centre de détention offshore de Manus Island, théâtre d’émeutes et de l’assassinat d’un demandeur d’asile iranien de 23 ans, Reza Barati, en 2014 [8]. La firme est aussi désormais très présente en Grèce, où elle assure la sécurité de camps de réfugiés pour le compte de l’Union européenne.
Bien qu’extrêmes, les cas de Jimmy Mubenga et Reza Barati ne sont pas isolés. Divers autres cas de violences criminelles et racistes impliquant directement des employés de G4S ont été également signalés. Omar Seddique Mateen, l’auteur présumé de l’attaque homophobe dans la boîte de nuit le Pulse, haut-lieu de la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) à Orlando en Floride, était employé de G4S depuis 2007 [9]. Il avait été soumis à des examens par l’entreprise à deux reprises, sans que celle-ci ne trouve rien de préoccupant. La fusillade a provoqué la mort de 49 personnes et fait 53 blessés le 12 juin 2016.
Le marché lucratif de la gestion des prisons au Royaume-Uni
Autre secteur en plein boom aux côtés celui de la « gestion » des migrants : les prisons. Là encore, G4S s’est positionnée pour tirer profit des politiques sécuritaires et de l’explosion de l’incarcération qui en découle. Au Royaume-Uni, où la population carcérale a doublé en passant de près de 40 000 détenus en 1980 à plus de 85 400 en 2016, le secteur privé a flairé les bonnes affaires et s’est engouffré dans la gestion des prisons. Actuellement, hormis le Service national de gestion des délinquants (National Offender Management Service, « NOMS ») qui gère les établissements encore publics, trois sociétés privées se partagent le marché pour la gestion de 14 prisons : cinq pour G4S (Altcourse à Liverpool, Rye Hill près de Rugby ; Birmingham Prison ; Oakwood près de Wolverhampton et Parc à Bridgend au pays de Galles du Sud), cinq aux mains de la concurrente Serco et les quatre autres pour la française Sodexo [10] [11].
La situation se dégrade fortement dès l’arrivée au pouvoir des conservateurs en mai 2010 et des mesures d’austérité qu’ils imposent. Alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de David Cameron, Theresa May réduit de 500 millions de livres (600 millions d’euros) le budget du système carcéral. Entre 2010 et 2015, 4 990 postes de gardiens (sur 19 910) disparaissent dans les établissements publics. La prison de Wolds, la première du Royaume-uni a être directement sous contrôle privé dès son ouverture en 1992, ne renouvellera pas le contrat avec G4S en 2013 et se retournera vers le public, mais elle fait figure d’exception. Dans le même temps, plusieurs autres prisons sont privatisées.
La prison de Birmingham, l’une des plus importantes du pays, est la première a avoir été transférée au secteur privé en 2011. C’est la société G4S qui a obtenu le contrat pour 15 ans. Elle recrute alors les candidats pour la sécurité « sans qualification ou expérience préalables requises », selon son site Internet [12]. Fin décembre 2016, lors des pires révoltes de détenus qu’ait connu le pays depuis les émeutes de la prison de Strangeways à Manchester en 1990, près de 600 prisonniers ont pris le contrôle d’une partie de la prison de Birmingham, après avoir subtilisé les clés d’un gardien. Le personnel de sécurité de G4S étant totalement dépassé, l’État a dû intervenir et envoyer ses escouades publiques spéciales, appelées « Tornado », pour remettre de l’ordre dans cet établissement. La ministre à la Justice Liz Truss a même demandé à G4S de payer la note des frais que cela impliquait pour l’État ! [13] Dans trois autres établissements secoués par des émeutes, les prisonniers n’étaient plus autorisés depuis plusieurs jours à sortir de leur cellule en raison du manque de personnel...
Déjà en 2012, le Secrétaire générale du syndicat Public and Commercial Services union, Mark Serwotka, attirait l’attention sur ce scandale de l’un des plus importants système pénitentiaire privé au monde : « La privatisation de notre service pénitentiaire devrait être considéré comme un scandale national et que cela se soit produit sans aucun débat public est honteux. (…) Il est moralement répréhensible que les entreprises profitent de l’incarcération des personnes et nous avons urgemment besoin d’un examen indépendant pour mesurer l’impact sur nos communautés, notre personnel et nos prisonniers [14]. »
En janvier 2016, un nouveau scandale éclabousse l’entreprise G4S. Suite à une enquête de la BBC dans un centre de jeunes délinquants de Rochester dans le Kent, le Medway Secure Training Centre, des accusations pour abus de violence et injures envers des jeunes de 14 à 17 ans ont été publiées dans la presse concernant le comportement du personnel exploité par l’entreprise de gardiennage G4S [15]. Forcée de réagir, G4S a mis à pied quatre de ses employés sur le champ [16].
Fiasco de G4S aux JO de Londres
La société avait été choisie par le Comité international olympique afin d’assurer le recrutement et la formation des agents de sécurité des Jeux Olympiques de Londres en 2012. Trois semaines avant le coup d’envoi de la compétition sportive, le gouvernement britannique apprend que G4S n’est pas en mesure d’honorer ses engagements : le sous-traitant a été incapable de fournir le contingent de 10 400 gardes prévu pendant les Jeux, obligeant le gouvernement britannique à recourir à l’armée pour déployer en dernière minute 3 500 hommes supplémentaires. Parmi les 4 000 recrues de G4S, certains ne parlaient pas un mot d’anglais, d’autres avaient à peine 18 ans... G4S accusera une perte de 50 millions de livres (63 millions d’euros) sur ce contrat des JO de 284 millions de livres (360 millions d’euros) – qu’elle n’a pas rempli ! – et annoncera la suppression de 1100 emplois [17].
Suite au scandale, le directeur général de la société Nick Buckles quitte son poste en 2013 pour lequel il a perçu plus d’un million de livres en 2012, dont 830 000 livres sterling en salaire (il est remplacé par Ashley Almanza). Ce fiasco des JO de Londres n’empêchera pas la société d’assurer la sécurité – avec la police et l’armée – du 39e sommet du G8 en juin 2013 dans le comté de Fermanagh en Irlande du Nord, alors que la même année, la société était accusée de violences excessives avec injections forcées et électrochocs dans une prison sud-africaine [18].
Les pressions exercées par la campagne BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) [19] à propos du rôle de la firme en Israël et les scandales à répétition avaient fini par rattraper G4S, qui a perdu plusieurs grands contrats, notamment avec le gouvernement britannique. Le groupe a dû céder certaines activités pour éponger ses dettes. Le contexte politique actuel de peur du terrorisme et des migrants va-t-il lui permettre de se relancer ? Au Royaume-Uni, G4S a publié un bénéfice annuel pour l’année 2016 en hausse de 13,9 %. Son bénéfice avant impôts est passé de 309 millions à 352 millions de livres (405 millions d’euros). Bonne nouvelle pour les actionnaires, qui ont vu leur dividendes maintenus. Pour tous les autres, ce n’est pas très bon signe.
Jérôme Duval