A l’été 2010, à 86 ans, Armand Gatti était venu créer une pièce à Neuvic, en Corrèze. Le fronton du gymnase du lycée agricole Henri-Queuille de la commune arborait des portraits en noir et blanc d’hommes et de femmes de la Résistance et un long titre mystérieux : Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes. A l’intérieur, une trentaine de stagiaires français et étrangers virevoltait, déclamait et chantait, bâton de kung-fu en main. A un bureau, assis, se tenait Gatti, massif, silencieux, les yeux rivés sur son texte. Une phrase mal dite, un chœur en sous régime, et il se levait d’un coup, bras tendu, braillant d’une voix puissante. Du théâtre ? « Jamais ! » aurait-il tonné de rage.
L’aventure de la création de Neuvic n’avait rien d’anodin. La forme, monter des textes fleuve qu’il réécrivait au fur et à mesure avec un collectif impressionné par son aura, il la pratiquait depuis la toute fin des années 60. Que ce soit avec ses « loulous » ou sa « tribu ». Mais en Corrèze, Armand Gatti revenait géographiquement à un carrefour de son existence, l’époque de la Résistance. Celle-ci, avec de grandes figures qu’il avait totémisées comme le mathématicien Jean Cavaillès, revenait dans ses propos, imprégnait son texte. Et à Neuvic plus qu’ailleurs, résonnait. A l’hiver 1942, le jeune Gatti avait été maquisard à La Berbeyrolle, à 60 km de là, avec trois autres camarades. Dans cette emphase physique qui le caractérisait, Armand Gatti racontait qu’il avait trompé la peur en lisant des poèmes de Gramsci aux arbres. Quand on est venu l’arrêter en lui demandant d’un coup dans le genou pourquoi il résistait, la vision d’un rouge-gorge lui inspira un : « Je suis venu faire tomber Dieu dans le temps. » Il fut pris pour un fou et épargné. Les mots lui ont donc sauvé la vie ; et toute sa vie, il aura forgé des mots. Journaliste, poète, scénariste, metteur en scène, l’immense Armand Gatti est mort jeudi à 93 ans.
Matricule 17173
Il faudrait un roman en plusieurs tomes pour relater ses multiples vies, justement, ses centaines de rencontres, ses milliers de pages noircies encore durant les dernières semaines [1]. Dante Sauveur Gatti a d’abord grandi dans pas grand-chose, un bidonville, à Monaco où il est né le 26 janvier 1924 d’un père anarchiste italien et balayeur, Augusto Reiner Gatti et de Letizia Luzona, femme de ménage. Il commence bien mal, pourrait-on dire : exclu du petit séminaire, exclu du lycée, puis petits boulots. En 1942, son père meurt après un tabassage lors d’une grève d’éboueurs. La même année, Dante rejoint la Résistance dans sa forêt de Corrèze, arrêté, emprisonné, condamné à mort, gracié, déporté (matricule 17173), évadé, engagé dans les parachutistes britanniques avec lesquels il participe à la bataille de Hollande. Entre-temps, sans doute, Gatti a rencontré Gramsci et la poésie. Le combat, le sens et le verbe. Après la guerre, pendant une quinzaine d’années, il est journaliste et collabore à beaucoup de titres, le Parisien, Paris Match, l’Express. Au Parisien libéré, à partir de 1946, il court les tribunaux ; le soir, le poète commence l’écriture de Bas-relief pour un décapité. En 1954, Il apprend le métier de dompteur pour son enquête Envoyé spécial dans la cage aux fauves (prix Albert-Londres). Devenu grand reporter, Armand Gatti voyage en Amérique latine. Passant par la Russie, la Sibérie et la Mongolie, il part pour trois mois en Chine avec Chris Marker, Michel Leiris, Jean Lurçat, Paul Ricœur et René Dumont. Puis en voyage avec Joseph Kessel à Helsinki. L’année suivante, il devient rédacteur en chef du Libération d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie et part en Sibérie avec Chris Marker.
Pièce massacrée
Pendant ces années de terrain, il écrivait également de la poésie et du théâtre. Difficile de citer une bibliographie aussi impressionnante [2]. Sa première pièce publiée sera le Poisson noir (Seuil, 1958). Sa première pièce jouée sera le Crapaud-buffle par Jean Vilar, au théâtre Récamier, le petit TNP, en 1959. « La pièce a été massacrée par la critique, raconte Marc Kravetz, son ami depuis cinquante ans. Il dit alors à Jean Vilar : « Je n’écrirai plus jamais de pièce », Jean Vilar l’a au contraire encouragé. C’était le début d’une amitié pour la vie. »
De fait, en 1962, la Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., inspirée de son père, créée à Villeurbanne par Jacques Rosner, sera son premier grand succès. Le dramaturge se lance aussi dans le cinéma. En 1960, il réalise l’Enclos, dont il a écrit le scénario et les dialogues avec Pierre Joffroy. Le film obtient le prix de la critique à Cannes. En 1962, il tourne son second film à Cuba, El Otro Cristobal.
Son histoire avec le théâtre ressemble à une relation passionnelle, avec un désir viscéral de dépassement. Sa « théâtrographie » est longue aussi [3]. C’est en janvier 1966, qu’il met en scène une pièce culte : Chant public devant deux chaises électriques, sur Sacco et Vanzetti, au TNP-Palais de Chaillot. En 1967, c’est V comme Vietnam, au théâtre Daniel-Sorano, à Toulouse. En 1968, Armand Gatti recueille les témoignages d’habitants du XXe arrondissement de Paris sur les transformations de leur quartier. Ainsi naîtra les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, mis en scène par Guy Rétoré.
Physique quantique
C’est le soir de la première en mars 1968 que Marc Kravetz rencontre Gatti. « On ne se le rappelle pas mais la phrase « Sous les pavés la plage » vient d’une réplique de cette pièce », précise Kravetz. La Passion du général Franco est retirée de l’affiche le 19 décembre 1968, sur ordre du gouvernement français. Gatti quitte la France pour Berlin-Ouest où cet anarchiste libertaire dans l’âme va monter une série de pièces dont une sur Rosa Luxembourg (Rosa Collective). Il en fera une lecture au Festival d’Avignon. Encore récemment, ce fantastique conteur a donné une lecture à Montreuil.
Quand Armand Gatti revient d’Outre-Rhin, il décide de travailler hors de l’institution théâtrale. Dans des expériences collectives comme Neuvic. Ses textes évoquent des figures révolutionnaires et des résistants, et sont empreints de physique quantique. Morceau de bravoure, en 1976 : le Canard sauvage qui vole contre le vent. Armand Gatti crée une expérience de création collective, localement controversée, sur les dissidents soviétiques à l’invitation du directeur de la Maison des jeunes et de l’éducation permanente de Saint-Nazaire (MJEP), Gilles Durupt.
La tribu s’installera ensuite à L’Isle-d’Abeau. De 1983 à 1985, Armand Gatti se pose à Toulouse pour y créer l’Atelier de création populaire, l’Archéoptéryx. Puis il y aura Marseille, le théâtre universitaire de Besançon (2003), l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard (2006), etc. Ses dernières années, Gatti continuait à façonner le deuxième tome de son récit personnel la Parole errante. Jusqu’au bout, habité et mu par le lyrisme du langage.
Frédérique Roussel