Après Sivens, où Rémi Fraisse a perdu la vie, un jeune homme éborgné à Rennes, puis Romain D., jeune photographe plongé dans le coma après avoir été frappé au crâne par une grenade de désencerclement, des journalistes indépendants molestés quand ils ne sont pas assignés à résidence : on n’en finirait malheureusement pas de dresser la liste des violences policières qui ont ponctué les mobilisations contre la loi travail. Elles ont rappelé qu’il n’est pas de pire danger, en démocratie, que lorsque « la police n’applique plus la loi, mais la fait ». Pour autant, on aurait tort de ne voir dans ces excès qu’une manifestation de la dégénérescence de la police, ou d’un pouvoir socialiste aux abois.
Pour comprendre les agissements policiers, on ne peut circonscrire l’analyse à un cadre franco-français. Si l’on élargit la focale, il apparaît que partout, à l’échelle internationale, la restructuration néolibérale a entraîné une militarisation progressive des forces policières. Surveillance, infiltration, brigades spéciales, armes sublétales, assignations ou arrestations préventives : en France comme ailleurs, tout est permis pour endiguer la contestation sociale.
Militarisation internationale et commerciale
Il faut pourtant résister à la tentation de réduire les forces de l’ordre à un simple instrument des élites politiques et financières. Les forces de police, incarnation de la violence de l’État, ne seraient que l’instrument des représentants politiques, eux-mêmes « fondés de pouvoir » des représentants de la finance ? Ce n’est pas que ce soit faux ; c’est que ce n’est pas assez vrai. Car, si l’on suit la sociologue Lesley J. Wood dans un ouvrage pionnier, Mater la meute [1], il faut désormais prendre en compte une donnée inédite. L’extension et l’imposition de politiques néolibérales ne s’accompagnent pas seulement de politiques de maintien de l’ordre de choc (dont le laboratoire aura été le Chili de Pinochet). Elles sont aussi indissociables de l’influence croissante du secteur privé et de sa militarisation. Les nouveaux acteurs du secteur privé sont parvenus à mettre en place des stratégies de mise en marché de leurs produits – déjà éprouvés auprès des forces militaires.
C’est ainsi que l’entreprise Taser a commencé par se rapprocher des réseaux militaires et professionnels. Taser « sponsorise des séances lors de colloques professionnels, achète de l’espace publicitaire dans les publications professionnelles, a créé la Taser Fondation for Families et a fourni des ensembles de CD et de DVD conçus à l’intention des dirigeants policiers (…). Elle a organisé plus de 2.600 séances de formation dans le monde entier et s’est positionnée avec vigueur sur le marché de la vente en ligne pour promouvoir son produit », rappelle Lesley J. Wood.
Et ça marche. Le produit Taser a remporté un immense succès commercial depuis les vagues de mobilisation altermondialistes des années 2000. Seattle, davantage que le Chili, fut le véritable laboratoire. La stratégie de mise en marché des produits de Taser auprès des décideurs policiers permet de comprendre le processus plus général d’intégration des armes dites sublétales dans la panoplie des forces de l’ordre (grenades de désencerclement, Flash-Ball, gazeuses, etc.).
Police préventive et tactiques de contrôle
Grâce à des campagnes de marketing stratégique, les nouveaux acteurs du maintien de l’ordre ont donc élevé leurs produits au rang, selon leurs propres mots, de « bonnes pratiques ». Ils diffusent auprès des forces de l’ordre, comme des politiques concernés, des messages présentant ces nouveaux produits comme des instruments du maintien de l’ordre sûrs et efficaces, pouvant même sauver des vies, en tout cas préférables à d’autres alternatives.
Bien plus, avant l’introduction de ces nouvelles armes, les arrestations étaient effectuées après que les manifestants aient participé à des actes de désobéissance civile. Aujourd’hui, comme le souligne Lesley J. Wood, la police effectue des actions préventives, use de tactiques de contrôle et de confinement de l’espace des manifestations au moyen de ces armes sublétales. Auxquelles viennent s’ajouter la disposition de barrières, d’enclos ou même, comme aux États-Unis, la mise en place de véritables murs d’enceinte. C’est toute la technique et la doctrine du maintien de l’ordre qui s’en trouve affectée.
Et ce marché des nouveaux instruments de maintien de l’ordre est promis à un grand avenir. Selon une étude prospective [2], le chiffre des ventes d’armes sublétales passera de 880,5 millions de dollars en 2013 à 1.146,2 millions en 2018. Toujours selon cette recherche, il faut s’attendre à de forts taux de croissance et à une intensification de la concurrence, conséquence des… mesures d’austérité gouvernementales. Les auteurs prévoient que l’augmentation des partenariats public-privés, les « crises économiques et les troubles » ainsi que les « luttes sociales et l’agitation » stimuleront les activités de ce marché. On peut donc parler, avec Lesley J. Wood, d’un lien structurel à l’échelle internationale, entre politiques d’austérité néolibérales et développement du marché des nouveaux produits du maintien de l’ordre.
BAC : une avant-garde dans les banlieues
C’est dans ce sillage que s’inscrivent les travaux du sociologue français Mathieu Rigouste, auteur de La domination policière, une violence industrielle [3]. Il remarque que l’histoire récente de brigades comme la BAC est indissociable de celle des nouveaux marchés de sécurisation. Dans les départements de la couronne parisienne, à partir de 1995, des BAC départementales ont été organisées pour couvrir ce que l’on appellera des « violences urbaines » – c’est-à-dire « des révoltes populaires structurées par la ségrégation de la misère, mais qui surgissent très souvent suite aux brutalités policières elles-mêmes ». Mais les BAC furent mieux équipées que les autres unités de sûreté urbaine : en plus de l’équipement traditionnel, les BAC ont d’emblée disposé de Flash-Ball, de tazers, de gazeuses, etc.
Reconnues comme des unités « efficaces » parce que rentables, elles connaissent une extension considérable. Des BAC sont alors déployées dans Paris même. En avril 1996, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré déclare que « les excellents résultats obtenus par la Brigade anti-criminelle de nuit (…) plaident pour que ce dispositif soit étendu aux périodes diurnes ». Et, dans les années 2000, le domaine d’intervention des BAC parisiennes est étendu de la petite délinquance au terrorisme, au renseignement et aux « violences urbaines ».
Bien plus, si les types de BAC et d’unités préventives se multiplient, leur formation et leur emploi s’associent de plus en plus, selon une enquête de Jérémie Gauthier, aux unités de maintien de l’ordre « classiques ». Elles constituent dès lors, comme l’écrit Mathieu Rigouste un « sous-secteur diurne du marché de la police de choc » – une police de choc dont on sait mieux, aujourd’hui, quel rôle elle joue dans la répression des manifestations parisiennes, après avoir été expérimentée dans les banlieues.
Mécanique répressive
On mesure mieux, dès lors, combien, sous l’influence des nouveaux acteurs du secteur, la philosophie du maintien de l’ordre a évolué en France. Comme le rappelle Olivier Fillieule, auteur avec Danielle Tartakowsky de La manifestation [4], les principes du maintien de l’ordre « à la française » consistaient à rechercher « la négociation avec les organisateurs en amont de l’événement », ainsi que « le retardement des interventions ». Avec ces unités proactives, leurs actions préventives et les armes qui peuvent se révéler des armes d’intervention (comme on l’a vu avec l’usage non-réglementaire de grenades ou des Flash-Ball), c’est toute la doctrine du maintien de l’ordre traditionnel qui se trouve ébranlée.
Faut-il y voir, avec Mathieu Rigouste, le fait que les unités de forces de l’ordre recherchent désormais moins à maintenir l’ordre, qu’à chercher la provocation, nécessaire à une mécanique répressive, et destinée à produire du profit sur ce nouveau marché ? Une forme, comme il l’écrit dans sa postface au livre Lesley J. Wood, de « guerre intérieure de basse intensité, manœuvrable et profitable » pour les élites de tout genre ? Ou, plus simplement, comme l’écrivait récemment Olivier Fillieule, une spécificité française : « l’instrumentalisation politique du maintien de l’ordre », laissé, dans d’autres pays, à l’appréciation des spécialistes policiers ? Un interventionnisme politique qui n’aurait d’égal que la méconnaissance effective des principes du maintien de l’ordre ? Le politique français, écrit ainsi Olivier Fillieule, « s’autorise régulièrement à interférer dans les opérations, soit par hubris soit par calcul politique. Avec des effets parfois désastreux » (Le Monde, 26 mai 2016).
Tout se passe en tout cas comme si l’interventionnisme du gouvernement socialiste trouvait, dans les nouvelles techniques de maintien de l’ordre, un instrument adéquat à sa politique néolibérale – menée contre tout un pays, la majorité des acteurs sociaux et sa propre majorité politique.
Gildas Le Dem
@gildasledem