Mehdi Meklat, 24 ans, est un jeune issu de l’immigration et des quartiers populaires, blogueur et écrivain talentueux. Coauteur de deux romans avec son ami Badroudine Saïd Abdallah, il est également depuis 2008 chroniqueur pour le Bondy Blog, chroniqueur radio sur France Inter, réalisateur de documentaires pour Arte. Le 17 février 2017, cette belle ascension sociale a volé en éclats suite à la révélation publique de sa face cachée [1] : sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps, Meklat a pendant cinq ans – entre 2011 et 2015 – diffusé des milliers de tweets injurieux et haineux, racistes, antisémites, homophobes et sexistes.
« Pas dans la vie réelle… »
On ne participera pas ici à la polémique déclenchée par cette révélation concernant l’entourage de Meklat, qui connaissait cette face cachée et n’en a pas pris la mesure, voire l’a couverte ; ni pour savoir si certains considèrent que le racisme ou l’homophobie sont plus ou moins acceptables selon la sociologie des personnes qui en font la promotion. On se penchera plutôt sur l’argumentation avancée par Meklat sur son compte Facebook, le 20 février, pour sinon justifier, du moins décrire sa duplicité :
« [Marcelin Deschamps] est devenu un personnage de fiction maléfique. Il n’était pas “dans la vie réelle”, il était sur Twitter. Il se permettait tous les excès, les insultes les plus sauvages. (…) Mais je n’étais pas mes tweets. Dans la vie réelle, il n’existe que Mehdi, Marcelin lui ne prenait corps uniquement sur les réseaux sociaux. (…) Il y a quelques mois, j’ai décidé d’être définitivement “Mehdi Meklat” sur Twitter. D’être moi. J’ai tué Marcelin Deschamps, ce personnage que j’exècre. »
La question soulevée ici est celle de la manière dont l’identité se déploie sur les réseaux sociaux ou dans les jeux, en bref dans le virtuel. L’alter ego de Mehdi Meklat est-il un « personnage de fiction », un double maléfique distinct de l’original ? Peut-on se cacher ainsi intégralement derrière un pseudonyme ou un avatar et jouer un personnage, éloigné voire opposé à ce que l’on est « dans la vie réelle », sans engagement personnel dans ce jeu ? C’est ce que Meklat et que certains de ses supporters ont feint de croire ou peut-être cru. Mais cela ne tient pas.
La confusion des scènes
Jouer un personnage de fiction suppose un cadre fictionnel conventionnel. Théâtre, cinéma, ou même scène d’impro constituent autant d’exemples de cadres parfaitement normés et balisés dans lesquels un acteur peut interpréter un personnage, disons raciste et homophobe, sans que cela n’implique un engagement. C’est alors la manière dont le personnage est valorisé qui sera significative, donc le cadre même, le scénario et sa mise en scène, au même titre qu’un roman pourrait être qualifié de raciste ou homophobe.
Quand le comédien Olivier Sauton est épinglé [2], lui aussi ces derniers jours, pour son rôle dans « L’Antisémite » (2012) de Dieudonné et Soral, ce n’est pas tant pour le personnage qu’il incarne que pour le film, son réalisateur et ses financeurs, qui confèrent une portée antisémite à l’ensemble.
L’affiche du film L’Antisemite. Allociné
On sait qu’à la suite d’Erving Goffman [3], le théâtre a servi de métaphore pour analyser les interactions de la vie quotidienne. L’idée que nous jouons des rôles peut ainsi être généralisée, mais elle peut aussi être mésinterprétée en assimilant systématiquement nos comportements à des jeux fictionnels. Ce serait gommer la différenciation des « scènes » sur lesquelles nous jouons des rôles, certaines – comme la scène professionnelle, la scène politique ou d’autres scènes publiques – étant en réalité sérieuses et supposant, par là-même, un engagement des « acteurs ».
Mi-fictionnel mi-sérieux
Le cadre des jeux multijoueurs, parce qu’il implique une interaction entre participants, n’est d’ailleurs pas totalement fictionnel : il est plutôt mi-fictionnel mi-sérieux. Aux rôles fictionnels internes au jeu endossés par les joueurs s’ajoutent les contraintes sociales externes de coopération qui permettent le bon déroulement du jeu [4]. Quand l’interaction est médiatisée, comme c’est le cas avec les jeux en ligne, on conserve cette dimension sérieuse, où les actes engagent le sujet plus qu’il ne pourrait sembler à première vuex [5]. Dans les univers de réalité virtuelle du type de Second Life, les participants peuvent parler, nouer des amitiés, des inimitiés, des relations adultères [6], certains se prêtant même à du harcèlement [7].
Ces actes et relations ne sont pas l’œuvre des avatars mais bien celle des sujets réels qui sont là, dans l’univers fictionnel. Pour certaines personnes, ces univers sont l’occasion de se présenter sous un meilleur jour qu’elles ne le peuvent dans le monde réel, plus jeunes par exemple ; pour d’autres, ils offrent l’opportunité d’expérimenter certains aspects de l’identité qu’il peut être compliqué de vivre dans le monde réel [8], comme le changement de genre ou d’orientation sexuelle, et d’y apparaître, d’après les sujets concernés, de manière plus authentique.
Le révélateur de l’action
Les réseaux sociaux comme Twitter constituent d’autres lieux virtuels qui sont, quant à eux, typiquement sérieux. On peut s’y présenter honnêtement, à son avantage, en se travestissant totalement, voire se faire passer pour un ou une autre. De ce point de vue, la présentation publique de soi est une affaire maîtrisable par chacun, par le choix d’un pseudo, la gestion voire la retouche de son image et de son histoire, parfois par une forme d’autofiction [9]. On en connaît les dérives, qui vont de l’étalage publicitaire de soi au storytelling mensonger maîtrisé par les cabinets de communicants.
Mais là où on ne peut pas mentir, c’est sur son action sur les réseaux sociaux, donc principalement sur sa parole et ses écrits. Celle ou celui qui intervient sur les réseaux sociaux peut se dissimuler derrière une image photoshopée ou derrière un avatar, il reste que c’est elle ou lui qui parle et qui écrit, et pas son image ni son avatar.
Dans des univers virtuels comme Twitter dédiés à l’échange d’informations, de coups de gueule, de bons mots et de liens vers des contenus, il n’y a pas de place pour un double fictionnel. Chaque tweet est un acte qui a ses effets, qui peut alimenter une rumeur ou contribuer à une campagne. Que l’auteur agisse sous pseudonyme ou en son nom propre, qu’il se présente de telle ou telle manière, ce qui est décisif ce sont ces actes.
Le « personnage de fiction » derrière lequel un auteur peut se cacher ne suffit pas à le faire entrer en fiction : l’auteur agit en contribuant, il est engagé. On peut évaluer ce qu’il écrit quelle que soit sa présentation, quel que soit le lieu d’où il prétend parler. La présentation ou l’image de l’auteur sont secondaires, ce qui compte c’est ce qui est dit.
Manuel Rebuschi
Maître de conférences en philosophie, Université de Lorraine