Un parti est loin d’être seulement un groupement de militants poursuivant des buts immédiats dans la vie politique quotidienne ; en d’autres termes, l’expression d’un ensemble d’intérêts à portée limitée et épisodique. Dans l’époque de crise, de guerre et de révolution que nous vivons, le parti s’est révélé l’instrument le plus efficace dans la lutte pour prendre le pouvoir ou pour le garder. À cette échelle, le parti porte, au delà des intérêts particuliers d’une équipe, les intérêts fondamentaux d’une classe. Il est dans son idéologie comme dans sa structure l’expression organique de la classe qu’il prétend représenter, – sinon dans sa propagande publique, du moins dans sa politique réelle. Du côté de la bourgeoisie, c’est dans la stratégie choisie par le parti, dans ses alliances, dans ses soutiens, que se révèle sa véritable appartenance sociale plutôt que dans son idéologie. Il doit prendre une position claire sur des questions essentielles comme la propriété. Mais, pour le reste, il est obligé de ruser, de camoufler, de travestir. Il remplit à l’égard des autres classes sociales une fonction mystificatrice, qui a d’ailleurs ses conséquences dans ses propres rangs. C’est dans la pratique et l’action qu’il révèle ses propres objectifs sociaux. Il tend à maintenir la hiérarchie sociale existante et le pouvoir qui l’exprime, même s’il lui est nécessaire pour y parvenir d’opérer à l’intérieur de la classe dirigeante une profonde modification des rapports de force entre les groupes, comme les nazis l’ont fait.
Du côté ouvrier, il s’agit de mobiliser l’avant-garde prolétarienne la plus consciente de sa position dans la société et la plus décidée aussi dans l’action pour briser le pouvoir existant et en construire un nouveau, fondé sur une transformation radicale des rapports entre les classes qui permette l’organisation de la classe ouvrière en classe dirigeante. Il faut, pour y parvenir, détruire la mystification de la société bourgeoise, établir clairement la nature sociale de l’État, les liens de la propriété avec la classe.
Dans un cas comme dans l’autre, mais, pour le parti ouvrier, avec la nécessité d’une expression publique claire, il s’agit de prendre position à l’égard de questions principielles. De leur donner des réponses précises. Si nous formions un parti aujourd’hui, nous devrions par exemple répondre à cette question : « Sommes-nous toujours dans la période de l’impérialisme telle que Lénine l’a décrite ? », ou à cette autre : « Quelle est la nature sociale de la Russie d’aujourd’hui ? » ; et, enfin, à toutes celles qui concernent la nature de l’État et de notre stratégie a son égard. C’est-à-dire, en dernier ressort, nous prononcer sur la situation de la classe ouvrière en tant que classe, sur ses rapports avec les autres classes, c’est-à-dire sur la dynamique des classes à notre époque.
Mais, précisément, nous vivons dans une période où la crise sociale pose, en termes économiques comme en termes de classe, les questions dans le cadre d’une expérience riche et nouvelle, autrement dit, il faut développer l’analyse avec le même esprit de recherche et dans les mêmes difficultés que Marx et Engels lorsqu’ils ont entrepris cette tâche. Vous pourrez m’objecter que nous disposons d’un instrument de travail qu’ils ont dû, eux, fabriquer. Certes, mais, par contre, bien des hypothèses du marxisme classique semblent aujourd’hui infirmées par l’histoire, même l’hypothèse-clef sur le rôle historique du prolétariat, et cela ajoute à une confusion qui se trouve déjà dans l’expérience elle-même.
Enfin nous devons tenir compte de ceci que le marxisme est devenu bien souvent une scolastique et que pour progresser nous devons d’abord briser cette scolastique. Le fait que la Première Guerre mondiale, puis vingt années de lutte sociale se soient soldées par de graves défaites du mouvement ouvrier et par une Seconde Guerre mondiale, qui n’a pas explosé en révolutions, entraîne la nécessité d’une révision théorique, mais provoque aussi dans les milieux politiques une diversité d’attitudes extraordinaire à l’égard des solutions à développer. Ainsi à la confusion de l’expérience s’ajoute une hétérogénéité politique qui est grave. D’autant plus grave que nous assistons en U.R.S.S. à la construction de nouveaux rapports de classes non prévus, semble-t-il, par la théorie. L’hétérogénéité politique me paraît telle qu’elle rend impossible aujourd’hui des réponses suffisamment homogènes à ce que j’appelle les questions principielles.
Il faut cependant trouver ces réponses, et l’on ne peut y parvenir qu’en maintenant un contact vivant avec le développement social quotidien. C’est seulement dans l’existence et la pratique d’une lutte commune que les solutions théoriques nécessaires se trouveront. C’est ce qui explique d’une part que nous ne soyons pas prêts à fonder un parti, et d’autre part que nous fondions un rassemblement. Le rassemblement, lui, exprime un accord sur des objectifs plus limités, plus immédiats, correspondant plus directement à la situation présente, dans ce qu’elle a d’urgent et de limité. Il permet ainsi un regroupement de militants nouveaux ou anciens, c’est-à-dire crée un milieu de travail. Il répond donc à des tâches immédiates nécessaires, dont la principale pour nous est de donner une base populaire à la démocratie, et permet de réunir les conditions indispensables à la recherche théorique efficace. En termes plus simples, regroupant d’abord la grande masse de ceux qui désirent une transformation de leur moyen d’existence, il ouvre la voie à la formation d’une nouvelle avant-garde politique. Voilà pourquoi, sans aucun doute et sans aucune intention démagogique, nous ne sommes pas un parti mais un rassemblement.
[…] J’ai dit que nous n’étions pas un parti parce que nous ne donnions pas de réponse homogène à un certain nombre de questions principielles. Mais ceci n’est qu’un aspect du problème. Un parti, c’est aussi l’expression d’une classe sociale. Or, notre Rassemblement, j’y insiste, se situe à cheval sur deux classes sociales. Le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire ne prétend pas organiser l’avant-garde ouvrière consciente et militante. Si c’était notre prétention directe, nous poserions le problème de la formation d’un parti, avec la structure et l’homogénéité doctrinale d’un parti. Nous voulons rassembler, aux côtés de la classe ouvrière, les éléments des classes moyennes que la situation économique et sociale d’aujourd’hui amènent à se mobiliser dans la lutte. Nous sommes donc, à l’heure actuelle à cheval sur deux classes.
[…] Les non-marxistes de notre Rassemblement sont d’accord avec nos camarades marxistes sur une conception de la société comme phénomène de classe. Puisqu’il s’agit en fin de compte d’une polémique sérieuse avec les staliniens (cette polémique-là est, de toutes, la plus sérieuse), je voudrais examiner rapidement comment, du point de vue des théoriciens marxistes, se pose le problème. La théorie admet que l’émancipation de la classe ouvrière porte l’émancipation de la société en général, qu’elle entraîne le dépérissement de l’État, et qu’elle aboutit à la société sans classes. Mais la théorie précise aussi que la classe ouvrière ne peut réaliser cette tâche historique qu’en surmontant les problèmes économiques et sociaux de la société bourgeoise, c’est-à-dire en transformant les rapports de production dans le sens de l’appropriation collective et en détruisant l’État bourgeois. Autrement dit, la classe ouvrière ne peut s’émanciper et préparer l’émancipation de la société tout entière qu’en se constituant elle-même en classe dominante. Mais pour se constituer en classe dominante, elle doit avoir acquis la capacité politique […]
David Rousset