« Vous dites que ce sont les bonnes causes qui sanctifient la guerre.
Et je vous dis que : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute chose. »
Nietzsche.
« Ni le dieu brutal de la guerre, ni le lâche dieu du commerce et de la finance ne peuvent faire l’ordre dans le monde et lui donner la paix. »
André Suarès, Sur la Vie, 1909-1923
Au lendemain du renversement du Mur de Berlin, Georges Bush père promettait un nouvel ordre mondial, plus juste, plus stable, plus pacifique. Douze ans après :
– le monde est toujours aussi injuste et encore plus inégal (à en croire les rapports annuels des Nations unies basés sur l’indice de développement humain, ou ceux du Fonds mondial de la nature sur « l’empreinte écologique » soulignant la profondeur de la fracture écologique entre le Nord et le Sud) ;
– le monde n’est pas moins violent : de la guerre du Golfe à celle d’Afghanistan en passant par les Balkans, la Colombie ou l’Afrique des grands lacs, la décennie écoulée a été une période de guerres et de guerres civiles permanentes ; avant même le 11-Septembre, la course aux armements était repartie de plus belle ;
– le monde n’est pas plus stable et il s’enfonce au contraire dans un nouveau désordre planétaire à haut risque.
Dans son discours du 20 septembre 2001, déclarant une guerre illimitée – dans le temps et dans l’espace – au terrorisme, Georges W Bush junior a décrété le monde entier en état d’exception permanent. Loin que la mondialisation libérale aboutisse à une pacification des mœurs dans l’espace lisse et homogène du marché, elle se traduit donc par une globalisation de la violence, par une nouvelle métamorphose de la guerre et par un renouvellement de ses discours.
Métamorphoses de la guerre
Forme extrême du conflit, la guerre et ses représentations ont connu, depuis les grandes révolutions modernes du XVIIIe siècle, plusieurs grandes mutations.
Celle, d’abord, du passage des guerres dynastiques, « longues et lentes », disait Guibert (stratège contemporain de cette transition), à des guerres nationales, « grosses et courtes ». Le même Guibert pressentit les conséquences de ce changement. La « levée en masse » des troupes, l’affrontement entre des peuples, et non seulement entre des armées professionnelles, annonçait les exterminations de masse et l’effacement progressif de la distinction entre combattants et civils. Dans ces « guerres du peuple », tout civil allait devenir un combattant en puissance et « la lutte à mort appellerait la guerre outrance ». Un demi-siècle plus tard, Tolstoï confirmait ce pronostic dans son récit de la bataille de Borodino : « Le 12 juin, les armées occidentales franchirent ces frontières et la guerre commença, c’est-à-dire un événement contraire à la raison et à la nature humaine. Des millions d’hommes commirent les uns à l’égard des autres plus de forfaits – mensonges, trahisons, vols, émissions de fausses monnaies, pillages, incendies et meurtres – que n’en contiennent depuis des siècles les archives de tous les tribunaux du monde, alors qu’au cours de cette période, les hommes coupables de ces crimes ne les considéraient pas comme des crimes. »
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la mondialisation marchande et la conquête coloniale eurent leurs « holocaustes victoriens » (titre d’un beau livre de Mike Davis). On vit alors apparaître, grâce au reportage photographique, les premières représentations de la « victime humanitaire ». L’idée de la Croix-Rouge germa sur le champ de bataille à Solférino. Devant l’apparition, dans la guerre de Sécession, de l’artillerie lourde moderne, des fusils à tir rapide, des sous-marins de combat, Marx et Engels purent parler d’une « industrie du massacre », autrement dit de la production mécanisée de la mort en série (parallèle à l’apparition du grand commerce, de l’industrialisation, de l’essor du crédit, de la naissance d’une presse de masse grâce aux premières rotatives). Ces transformations firent de « l’opinion publique » un nouvel enjeu de la guerre et un facteur du calcul stratégique.
Dans Guerre et Paix, Tolstoï met à nu un paradoxe promis à un bel avenir. Alors que le XVIIIe siècle espérait des mœurs de plus en plus pacifiées et civilisées, alors qu’il rêvait de l’extinction d’une violence jadis considérée comme naturelle, celle-ci atteignit, avec les guerres napoléoniennes, des paroxysmes échappant aux tentatives de régulation sociale. La notion de crime contre l’humanité, juridiquement reconnue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, prétendit de même tracer une nouvelle frontière (culturelle autant que juridique) entre l’humain et l’inhumain. Elle n’a cependant pas empêché l’escalade exterministe, les purifications ethniques et la course aux armes de destruction massive.
Cette évolution de la violence, inhérente aux guerres modernes, a franchi un palier avec la Première Guerre mondiale. À en croire le témoignage des arts et de la littérature d’entre-deux-guerres, le traumatisme fut alors aussi fort que celui consécutif à Auschwitz et à Hiroshima. Il rappela brutalement aux civilisations qu’elles aussi étaient mortelles. Cette évolution mortifère fut théorisée en 1935 par le chef d’état-major allemand, Ludendorf, sous le concept de « guerre totale ». Totale, parce que le théâtre des opérations s’étendrait désormais à l’ensemble du territoire des nations belligérantes ; totale, parce que la population serait désormais impliquée tout entière dans l’effort de guerre, au front comme à l’arrière ; totale, parce que la mobilisation générale exigerait une propagande planifiée ; totale, parce que cette guerre était virtuellement engagée avant même le commencement des combats ; totale, enfin, parce que l’efficacité des décisions supposait désormais une concentration accrue du pouvoir, une fusion du commandement civil et militaire dans une autorité suprême.
Selon Ludendorf, cette guerre nouvelle était la conséquence inéluctable de l’évolution démographique et de l’évolution des techniques d’armement. Bien avant que Michel Foucault n’en énonce le principe, elle renversait le rapport clausewitzien entre la guerre et la politique, la politique devenant le prolongement de la guerre par des moyens pacifiques. Conçue naguère comme l’heure de vérité décisive, la bataille n’était plus qu’un simple épisode d’une confrontation dilatée dans l’espace et dans le temps ; ce qui, hier encore, relevait de la stratégie se réduisait désormais à un épisode tactique dans un grand jeu stratégique conduit à plus vaste échelle, puis à l’échelle du monde entier. Ainsi, Hannah Arendt put-elle craindre que cet envahissement de l’espace politique par la guerre totale n’annonçât sa totale disparition : lorsque la guerre « cesse d’être un instrument de la politique », elle « fait éclater, en tant que guerre d’anéantissement, les limites établies par le politique », et elle menace d’anéantir la notion même de politique.
La question est désormais posée de savoir si, à l’heure de la mondialisation impériale, la guerre n’est pas sur le point de franchir un nouveau palier, de la guerre totale à la guerre globale, avec l’instauration d’un état d’exception permanent planétaire, dont la judiciarisation de la politique et l’hypertrophie de l’État pénal seraient les corollaires en matière de « politique intérieure ». Dans son discours du 20 septembre 2001, au lendemain des attentats de Manhattan, Georges Bush a évoqué, dans un vocabulaire inhabituel, la sécurité du Homeland, confiée à un ministère de la Homeland Security sous la férule de Tom Ridge. Ce mot insolite (par rapport à l’évocation habituelle de la sécurité intérieure – « domestic Security ») fleure bon le terroir, la douceur du foyer, et rappelle le Heimat de sinistre mémoire. Il trace une ligne de partage émotionnelle entre un dedans protecteur et un dehors inquiétant. Cette notion de Homeland Security va ainsi de pair avec « le rôle de police globale assigné aux forces armées à l’extérieur [1] ».
Stratège des guerres napoléoniennes, Jomini prophétisa une nouvelle période de « guerres civiles et de guerres de religion » marquée par « l’usage d’une violence sans règles ». Un siècle plus tard, à l’époque de la guerre froide, Carl Schmitt annonçait l’avènement des « cosmopirates » et des « cosmoguérillas », dont les attentats du 11-Septembre à Manhattan constituent une spectaculaire illustration. Paul Ricœur a souligné depuis la filiation entre « la guerre terroriste, sans protagonistes identifiables à un État » et les transformations antérieures qui ont « détérioré la guerre » [2].
La mondialisation marchande va logiquement de pair avec la mondialisation armée. Cette entrée dans la guerre globale, ou absolue, se caractérise notamment par une concentration sans précédent des armes de haute technologie (théorisée par les stratèges du Pentagone dans leur doctrine de la « guerre asymétrique) et par une dissémination artisanale de ces techniques au profit de forces irrégulières. David Rousset a décrit très tôt cette tendance à la fragmentation de la violence. Lucien Poirier (un des pères de la stratégie française de dissuasion) s’inquiéta de la multiplication « d’actants qui refusent le monopole de la violence revendiqué par les États ». Se dessinait ainsi l’avènement d’une violence non codifiable et d’une sorte de guerre civile rampante sans frontières.
David Rousset pouvait encore espérer que « l’équilibre de la terreur » apporterait une sorte de raison immanente à la déraison destructrice de l’ère atomique, et rendrait l’usage effectif des armes de terreur impossible, sinon impensable. Il n’imaginait pas que le monopole des puissances dominantes sur ces armes de l’extrême aurait pour contrepartie une « terreur d’en bas », dans laquelle les populations civiles sont otages du terrorisme au quotidien, comme elles le sont du chantage à l’apocalypse nucléaire. La rupture de l’équilibre catastrophique des forces, au profit d’une nouvelle hégémonie impériale, n’a fait que libérer et accélérer cette tendance centrifuge à la dissémination de la violence armée.
La privatisation généralisée du monde libéral se traduit ainsi par une perte du « monopole de la violence légitime organisée » qui caractérise, selon Max Weber, l’État moderne. La guerre tend désormais à mêler inextricablement des rapports de force traditionnels entre États (que s’efforce en vain de codifier le droit international sous l’égide de l’Onu) et les formes insidieuses d’une guerre civile planétaire. La notion de terrorisme devient alors, logiquement, la pièce maîtresse de la nouvelle rhétorique guerrière. Elle vise à exorciser le spectre d’un danger omniprésent et d’agresseurs insaisissables.
Bien avant le 11-Septembre, les manuels de l’armée américaine définissaient le terrorisme comme « l’usage calculé de la violence à des fins d’intimidation et de coercition pour atteindre des objectifs politiques, religieux, idéologiques ou autres ». Cette définition élastique s’applique parfaitement aux guerres coloniales et aux expéditions impériales qui ont jalonné le XXe siècle. Au palmarès macabre du nombre de victimes, le terrorisme d’État l’emporte en effet de loin sur le terrorisme religieux ou mafieux, le terrorisme politique ou pathologique venant loin derrière. L’us et l’abus du terme terrorisme jouent un rôle clef dans le nouveau discours de la guerre. La rhétorique antiterroriste s’est développée dans les cercles militaires étasuniens dès le début des années quatre-vingt-dix. Il s’agissait de désigner un ennemi absolu incarnation du mal absolu, dépourvu de tout mobile rationnel, national ou idéologique, une sorte d’agent erratique du mal pour le mal. Il s’agit d’une entreprise délibérée de dépolitisation du conflit. Dans la mesure où il ne s’attaque pas à un système politique en particulier, mais à la Loi en tant que telle, le terroriste devient un simple criminel dont le comportement échappe à toute détermination sociale ou historique. Il appartient à un monde manichéen où il affronte les « combattants de la liberté » [3].
Si l’effacement de toute distinction entre civils et combattants est généralement retenu comme l’une des caractéristiques du terrorisme, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki ont illustré à grande échelle l’esprit terroriste de l’époque et inauguré une ère nouvelle dans les pratiques de la terreur. Le perfectionnement constant des armes de destruction massive, les recherches sur la bombe à neutrons ou sur la bombe à micro-ondes (bombe E) n’ont cessé depuis de le confirmer. Si condamnable soit-il, le terrorisme à l’arme blanche des pirates de l’air apparaît ainsi comme le reflet inversé de ce terrorisme électronique d’État.
Guerre éthique, guerre sainte
Deux interventions de Georges Bush illustrent parfaitement cette logique de la guerre globale :
– Son discours du 20 septembre 2001, une semaine après les attentats de Manhattan : « Notre guerre contre la terreur commence par Al Qaida, mais elle ne se termine pas là. Elle ne se terminera que lorsque chaque groupe terroriste capable de frapper à l’échelle mondiale aura été repéré, arrêté, vaincu […]. Cette guerre ne ressemblera pas à celle d’il y a dix ans contre l’Irak avec sa libération décisive du territoire et sa conclusion rapide. Elle ne ressemblera pas à la guerre du Kosovo, où aucune force terrestre n’a été utilisée et où aucun Américain n’est mort au combat […]. Notre riposte implique bien plus des représailles instantanées et des frappes isolées. Les Américains ne doivent pas s’attendre à une seule bataille mais à une longue campagne sans précédent. Elle pourrait comprendre des frappes spectaculaires et des opérations secrètes, secrètes jusque dans leur succès. Chaque pays, dans chaque région, doit maintenant choisir : ou bien vous êtes avec nous, ou bien vous êtes contre nous. Cette lutte est celle du monde entier. C’est une lutte de civilisation. » L’éradication du terrorisme constituant un but de guerre fort incertain, la guerre devient effectivement illimitée dans l’espace (« sans frontières ») et dans le temps (puisqu’il n’y a plus d’ennemi avec qui conclure une paix des braves, mais des monstres à exterminer) : le nom de baptême initial de l’opération, « Justice sans limites », ne fut donc pas une erreur, bien que la justice, symbolisée par la balance, soit censée être au contraire un art de la mesure et de la limite. D’autre part, l’annonce d’une « guerre de civilisation » éclaire le terme religieux de « croisade », maladroitement employé par Georges Bush : s’il s’agissait d’un lapsus, il était parfaitement révélateur.
– Son discours du 11 octobre 2001 : « Qu’ai-je à répondre quand je vois que, dans certains pays musulmans, il y a une haine au vitriol contre l’Amérique ? Je vais vous répondre : je suis stupéfait. Stupéfait qu’il existe tant d’incompréhension sur ce qu’est notre pays. Je suis comme la plupart des Américains, je n’arrive pas à y croire, parce que je sais que nous sommes bons. »
Contrairement à ce qui se passe dans le récit par Thucydide de la Guerre du Péloponnèse, la guerre n’est plus assumée comme un conflit d’intérêts, mais justifiée comme un conflit de valeurs (la « guerre de civilisation »), une « guerre éthique », autrement dit une guerre sainte à peine sécularisée.
Paul Valéry a entrevu cette éventualité dès la guerre de 1914-1918. Il écrivit alors : « Une guerre jadis pouvait après tout se justifier par ses résultats. Elle pouvait faire l’objet d’un calcul. Elle était une affaire qui se réglait entre deux armées. » À présent, « il ne peut plus y avoir de conflits localisés, de duels circonscrits, de systèmes belligérants fermés ; celui qui entre en guerre ne peut plus prévoir contre qui et avec qui il l’achèvera ; il s’engage dans une aventure incalculable, contre des forces indéterminées, pour un temps indéfini [4] ».
Cette guerre absolue exige des justifications absolues et une « obligation absolue » (formule utilisée par Bernard-Henri Lévy lors de l’intervention de l’Otan dans les Balkans), affranchie des vicissitudes du droit. Le droit international devient alors soluble dans l’éthique. L’ordre juridique n’est plus que l’avatar profane de la transcendance divine représentée par le fondement éthique dont il procède. S’adressant en 1933 aux juristes allemands, Hitler leur intimait déjà que « l’État doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique ». Affirmant le primat des principes d’humanité sur les principes de légalité, Winston Churchill concevait la guerre froide comme une guerre éthique.
Cette dérive trouve son aboutissement dans la redoutable thématique de la « guerre humanitaire ». Critiquant le formalisme juridique de Kelsen, Schmitt a bien saisi le danger d’un universalisme cosmopolitique qui servirait d’alibi à une volonté hégémonique. Il dénonça l’usage pratique qui pourrait être fait d’une notion d’Humanité majuscule, érigée en puissance religieuse. La guerre « juste » – ou sainte – menée au nom de valeurs absolues ressusciterait inévitablement l’esprit des croisades. Des concepts tels que Dieu ou l’Humanité sont, disait-il, « des concepts suprêmes qui trônent haut, très haut, au-dessus de la pluralité de la réalité concrète ». Si ce genre d’idées régulatrices peut être utile à « tempérer les choses », elles peuvent aussi faire l’objet de récupération politique : « On voit alors naître la possibilité d’une expansion terrifiante et d’un impérialisme meurtrier. »
L’humanitarisme antipolitique tend en effet à priver l’adversaire de son statut d’ennemi pour le traiter comme un vulgaire criminel. La distinction entre l’ennemi et le criminel est pourtant essentielle dans l’instauration d’un droit de la guerre susceptible d’en borner la cruauté. Or, la « guerre éthique » conduit logiquement à « déclarer le camp adverse criminel et inhumain dans son ensemble et d’en faire une non-valeur totale », sous peine d’avoir à reconnaître sa propre criminalité et sa propre monstruosité. C’est pourquoi, cette guerre, ne reconnaissant plus d’ennemi mais des coupables, se présente de plus en plus comme une simple opération de police internationale. La stigmatisation américaine des rogue states s’inscrit parfaitement dans cette rhétorique policière. Présentant au parlement français l’opération de l’Otan dans les Balkans, Lionel Jospin, alors Premier ministre, affirmait carrément qu’il ne s’agissait pas d’une guerre, mais de banales « frappes » dans le cadre d’une « logique de coercition » (sic !). Le terme même de guerre étant escamoté, il n’y a plus de déclaration de guerre, de droit de la guerre, etc. « La guerre ne paraît plus, disait Carl Schmitt : il n’est plus question que d’exécutions, de sanctions, d’expéditions punitives, de pacification, de police internationale… »
Voire de lynchage. Lorsque Donald Rumsfeld réclame, dans un jargon de western, qu’on lui ramène Ben Laden dead or alive, il ne dit pas autre chose. Et lorsque Ariel Sharon pratique dans les territoires occupés « les exécutions extrajudiciaires » (splendide euphémisme !), il ne fait pas autre chose. Les chefs de la guerre humanitaire s’arrogent en effet le droit exorbitant de tracer une nouvelle frontière entre l’humain et l’inhumain. L’ennemi perd alors sa qualité d’ennemi pour tomber dans la catégorie inquiétante des monstres. Dans un article de 1998, intitulé « Humanité et bestialité », Jürgen Habermas justifiait ainsi les bombardements américains sur la Serbie au nom de la lutte de l’humanité contre la bestialité. De la bestialisation symbolique de l’ennemi à son animalisation pratique, le pas est vite franchi : les prisonniers de Guantanamo ne sont plus ni des combattants capturés ni des civils déplacés ; ils échappent à tout statut juridique établi par les conventions de Genève et peuvent être traités comme de vulgaires poulets. Ce sont des êtres incertains, sans statut, sans droits, des « non-prisonniers » déterritorialisés, détenus sur une base de nulle part, ne relevant ni du droit national ni du droit international.
« Quand un État combat son ennemi politique au nom de l’humanité, prévoyait Schmitt, ce n’est pas une guerre de l’humanité », mais un détournement de son concept universel à des fins particulières, avec pour terrifiante conséquence de « refuser à l’ennemi » sa qualité d’humain et de le déclarer « hors la loi et hors l’humanité ». Le mot d’humanité devient alors le masque avenant d’une « imposture universelle ».
Défenseur réactionnaire d’une conception organique de la nation, Schmitt voyait dans la notion d’humanité le corrélât de l’individualisme libéral. Il comprenait fort bien que le primat proclamé de l’éthique sur le droit entraînerait une dépolitisation de la guerre. Tirant à son insu les conséquences du cosmopolitisme libéral, un ancien ministre de droite, Alain Madelin, présenta les bombardements sur la Serbie comme la fin « d’une certaine conception de la politique, de l’État, et du droit » : désormais, « le seul souverain absolu, c’est l’homme ». Ce règne absolu et immédiat de « l’homme » sans médiations juridiques, territoriales, signifierait en réalité l’abolition du politique au profit des automatismes marchands, d’un côté, de l’individualisme éthique, de l’autre. Or, dans son commentaire critique de Schmitt, Léo Strauss soulignait fort bien que l’homme cesse d’être humain en cessant d’être politique. Abolir le politique au nom de l’Humanité n’aurait d’autre effet que le risque d’une inhumanité accrue. Car l’humanité désigne avant tout un devenir humain de l’espèce. Son concept peut fournir l’idée régulatrice d’une universalité culturelle à venir. Il peut même désigner, en termes éthiques, une instance d’appel du plus proche au plus lointain, d’un ordre juridique positif à un ordre moral souhaitable. Il ne saurait en revanche désigner un grand sujet législatif ou juridique, sous peine d’étouffer la pluralité du monde qui, selon Hannah Arendt, constitue le fondement même de la politique.
La logique des armes
La « guerre humanitaire » menace d’autant plus de se muer en guerre totalitaire que l’asymétrie des armes annule la symétrie du risque encouru. Si, comme l’affirmait Hegel, « l’arme est l’essence du combattant », de quels futurs combattants l’arme atomique, la faucheuse de marguerites, ou la bombe atomique sont-elles l’essence ? De quelle civilisation est porteuse la « culture d’armement » propagée par les grands moyens médiatiques de distraction massive ? « L’engagement à grande distance, comme l’action à toute distance, sera peut-être le trait essentiel des guerres à venir », annonçait Valéry à la lumière des premiers combats aériens. Cette distance n’a cessé depuis de grandir. Dans les bombardements à haute altitude, la cible est miniaturisée ; la victime, réduite à la dimension d’insecte, n’a plus de visage.
Après la Première Guerre mondiale, les pionniers de la stratégie aérienne naissante entrevoyaient déjà les conséquences possibles de la maîtrise des airs. L’Italien Giulio Douhet élabora avec une précision mathématique une théorie de la destruction aérienne visant les industries et les villes dans la perspective d’une victoire par anéantissement rapide. À la même époque, le général américain Mitchell prédisait « des guerres conduites par une classe spéciale, l’aviateur, comme elles le furent par les chevaliers du Moyen Âge ». Le 29 juillet 1921, il organisa, grandeur nature, le simulacre d’un bombardement aérien de New York, sur Battery Park et Broadway, pour convaincre l’opinion de l’importance stratégique des bombardiers. Les avions pouvant voler n’importe où, les frontières, prophétisait-il, allaient progressivement s’effacer. Cette même année 1921, les généraux Amis Fries et Clarence West publièrent un livre retentissant, Chemical Warfare, sur la guerre chimique ; ils prétendaient – déjà ! – œuvrer dans la perspective d’une guerre à 0 mort et annonçaient un changement d’époque en matière d’affaires militaires. En 1921 toujours, le chimiste Harris Hall prétendit, dans The Next War (la guerre à venir), travailler à un gaz paralysant qui assurerait une victoire sans victimes [5].
Visant un seuil de supériorité technique « dissuasive », les thèses de Fries et West préfigurent la course ultérieure à l’armement nucléaire. Sous la pression d’un lobby militaire conforté par la Première Guerre, la recherche scientifique, devenue stratégiquement décisive, s’intégrait désormais au complexe politico-financier-scientifique-militaire. Contre le mythe de la « science pure », émergea ainsi la notion de « science organisée », directement au service de l’hégémonie militaire. Répliquant au livre de Harris Hall par un « appel au bon sens », Will Irwin jeta, dès cette même année 1921, les bases de ce qui allait devenir le mouvement pour le désarmement. Devançant la doctrine de la guerre totale, il dénonçait en effet la redoutable logique qui finirait par faire des civils, enrôlés dans l’effort de guerre, une cible militaire.
En 1945, l’amiral Leahy refusait encore d’appeler « bombe » l’arme atomique testée à Hiroshima. Il s’agissait à ses yeux d’une « chose vénéneuse », qui « tue les gens par réaction rétroactive » et anéantit du même coup tout effort pour réguler l’usage des armes. Le président Truman eut moins de scrupules. Il retarda de trois mois la réunion tripartite de Potsdam (avec la Grande-Bretagne et l’Union soviétique), pour y négocier en position de force après « l’expérimentation » nucléaire sur le Japon.
L’opération Tempête du désert de 1991 a confirmé les inquiétudes suscitées par l’apparition des armes de destruction massive, chimiques et nucléaires. Dans la « guerre asymétrique » théorisée depuis par les cerveaux du Pentagone, le risque réciproque de la lutte à mort, qui faisait de la guerre l’ultime recours pour la résolution d’un conflit, disparaît : la suprématie technique permet à celui qui en dispose d’envisager une guerre à zéro mort pour son propre camp. Cette guerre tend alors à se banaliser pour se transformer en expédition punitive de police internationale.
Dès 1933, Walter Benjamin a mis le doigt sur cette logique implacable des armes : « La guerre des gaz reposera sur des records d’anéantissement et sera liée à une activité hasardeuse croissant jusqu’à l’absurde. Savoir si son déclenchement s’effectuerait à l’intérieur des normes du droit international est après la précédente déclaration de guerre, une question : la fin de cette guerre n’aura plus à compter avec les mêmes bornes. Avec la distinction entre population civile et population combattante, distinction qu’efface la guerre des gaz, s’effondre la base la plus importante du droit international, du droit des peuples. » Lorsqu’il dénonçait cette escalade des moyens de destruction massive, Benjamin ne connaissait pas encore l’arme atomique, les missiles intelligents, le guidage laser. Il ne savait pas encore que les victimes civiles, qui représentaient 10 % des victimes de guerre au début du XXe siècle, en représenteraient 90 % au début du XXIe et seraient comptabilisées à la rubrique des « dommages collatéraux » ! Dans un article retentissant, intitulé « Peut-on justifier Hiroshima ? », John Rawls n’a-t-il pas admis qu’en cas de « crise extrême » ou « d’urgence extrême », les civils puissent constituer une cible directe et intentionnelle de l’action militaire !
Benjamin eut en 1933 un pressentiment mélancolique : « Le simple jeteur de bombes, qui, dans la solitude des hauteurs, est seul avec soi-même et avec son dieu, a une procuration de son chef supérieur gravement malade, l’État, et là où celui-ci appose sa signature, l’herbe ne repousse plus. » Les acteurs des attentats contre les tours jumelles de Manhattan sont bien la réplique de ce jeteur de bombes : eux aussi, dans la solitude des hauteurs, furent seuls avec eux-mêmes et avec leur dieu ; eux aussi avaient une procuration d’un chef suprême gravement malade ; pour eux aussi, les employés des tours jumelles étaient des insectes miniatures sans visage humain. En somme, ils ont singé, avec des moyens aussi horribles qu’artisanaux, la terreur aérienne exercée à tout autre échelle par les puissances étatiques de ce monde.
Guerres sans frontières
Benjamin s’inquiétait des conséquences du divorce entre le développement des techniques de mort et l’atrophie croissante de la responsabilité politique. Il s’effraya de voir la guerre impérialiste « déterminée dans ce qu’elle a de plus dur et de plus fatal, par la contradiction béante entre les gigantesques moyens de la technique d’un côté, et son infime éclaircissement moral de l’autre ». Cette contradiction n’a cessé depuis de s’approfondir. La technique de mort a atteint des capacités inimaginables il y a encore cinquante ans. Le sens moral de leur usage n’a cessé en revanche de s’obscurcir.
Les codes et les règles, par lesquels les doctrines de la guerre juste prétendaient maîtriser la violence sauvage de la guerre, volent alors en éclats. Le philosophe américain Michaël Walzer, qui écrivit naguère un essai de référence sur les Guerres justes et injustes, s’est associé à Samuel Huntington et à Francis Fukuyama dans une Lettre d’Amérique justifiant la croisade prêchée par Georges Bush. Puisqu’il s’agit d’une guerre sans limites, conduite au nom du Bien majuscule, ses buts deviennent insaisissables et évolutifs ; la notion même de proportion raisonnable entre les fins poursuivies et les moyens mis en œuvre n’a plus de sens ; le jus in bello disparaît dans le jus ad bellum ; la pureté des fins (éthiques) proclamées justifie les moyens militaires les plus barbares. Cette écrasante logique de la rationalité instrumentale rend les fins indifférentes, noyant les enjeux économiques, énergétiques, géopolitiques disparaissent dans l’urgence absolue d’un impératif « éthique » sans histoire, sans antécédents ni suites.
Se dessine ainsi une nouvelle doctrine de la guerre juste à l’époque de la mondialisation impériale. Sous prétexte de traque sans merci au terrorisme, la revendication idéaliste d’un internationalisme libéral normatif débouche sur le réalisme prosaïque de la paix impériale et du cosmopolitisme sécuritaire. Offrant un bel exemple de novlangue orwellienne, cette pax americana signifie, à l’instar de la pax romana d’antan, une guerre permanente sur le limes.
Les promoteurs du droit d’ingérence, comme Mario Bettati ou Bernard Kouchner, prolongent ainsi la problématique d’un Kelsen, qui théorisait jadis la guerre comme « ingérence légitime illimitée » dans la sphère d’intérêt de l’État agresseur. Le droit international fondé sur (ou absorbé par) une éthique de l’universalité, ne pouvait selon lui être réduit à la somme des droits étatiques. L’ordre juridique international devait au contraire être déduit de l’unité morale du genre humain. La constitution des Nations unies devait ainsi réaliser à ses yeux un compromis acceptable entre cet horizon cosmopolitique normatif et un pragmatisme interétatique entérinant le rôle prépondérant des vainqueurs du dernier conflit. Explicitement ou implicitement reprise par les idéologues libéraux, cette problématique kelsenienne prend aujourd’hui un sens nouveau dans le contexte de la mondialisation marchande.
La doctrine de la guerre juste, mondialisée au nom d’une revendication éthique absolue, porte en germe l’extinction de la pluralité politique et culturelle, ainsi que l’instauration d’une forme de terreur impériale. En philosophe doctrinaire, Habermas supprime plus radicalement que Kelsen les médiations politiques entre l’individu et l’humanité. Il revendique une conception individualiste des fondements du droit international et de « l’appartenance directe [des individus] à l’association des cosmopolites libres et égaux ». La légitimité éthique liquide ainsi l’idée même du droit international.
L’époque de transition dans laquelle nous entrons devrait au contraire apprendre à conjuguer durablement un ordre juridique interétatique qui n’est déjà plus avec un ordre cosmopolitique émergeant, qui n’est pas encore. Ce défi est d’autant plus crucial que les guerres de la mondialisation ne font, hélas, que commencer. Une vieille maxime du mouvement ouvrier proclamait que le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage. Corrigeant cette formule, le philosophe brésilien Paulo Arnates, affirme que le capitalisme mondialisé ne se contente plus de couver la guerre : il est la guerre, une guerre administrée, gérée, professionnalisée, post-chevaleresque et post-héroïque, soumise aux seuls impératifs de la raison instrumentale. Cette guerre illimitée façonne une société militaro-industrielle-financière effrayante.
Le monde est entré, depuis une décennie, dans une période de « grande transformation », de redistribution des cartes, de refonte des territoires, de remue-ménage des frontières, et de nouveau partage des zones d’influence. Ce passage désordonné et violent, d’un ordre ancien qui agonise à un ordre nouveau qui peine à naître, s’opère dans le désordre et la violence. Il est illusoire, affirme Étienne Balibar, de prétendre éliminer cette violence du rapport social. Mais il importe plus que jamais de savoir l’apprivoiser.
Daniel Bensaïd