Nous sommes entrés dans le XXIe siècle. Or, ou bien nous ne le savons pas, ou bien nous ne savons que faire de ce constat.
Le XIXe siècle a vu l’installation de la société bourgeoise moderne et de la démocratie représentative. Le « court XXe siècle » (1914-1991) a été celui de l’apogée du mouvement ouvrier et de la République sociale. Le XXIe siècle, lui, s’est ouvert sur un double phénomène : d’un côté, le triomphe d’un capitalisme pleinement « mondialisé » ; d’un autre côté, l’exacerbation de sa crise.
L’Histoire n’est donc pas finie. Le capitalisme est à la fois triomphant et fragile. Les forces qui le contestent, en théorie et en pratique, ne manquent pas. Mais, à la différence du monde ouvrier du siècle précédent, elles ne forment pas un mouvement. Elles peuvent constituer une multitude ; elles sont loin de faire peuple, d’avoir une force politique capable d’orienter la direction générale des évolutions sociales. De cette situation intermédiaire procèdent l’instabilité de notre monde et ses risques de régression historique, que nous vivons douloureusement aujourd’hui.
Au fil du temps, la politisation a pris des formes multiples. Au XIXe siècle, la société bourgeoise a produit une distinction fonctionnelle des sphères sociales : l’économique, le social et le politique se sont séparés. La politique est ainsi devenue une activité spécialisée. À la charnière des XIXe et XXe siècles, les « sociétés de masses » émergentes ont vu surgir une forme nouvelle. Le parti politique moderne est né, d’abord dans l’espace ouvrier (les partis socialistes) ; il est ensuite rapidement devenu l’opérateur par excellence de la mobilisation politique pour le contrôle de l’État et de ses institutions.
Dès le départ, il s’est présenté sous une forme contradictoire : contre le pouvoir ancien des notables, il a permis l’ouverture de la scène politique officielle aux catégories populaires qui en étaient exclues ; mais il a pris d’emblée une forme hiérarchique, verticale et professionnalisée calquée sur le modèle de l’État. C’est elle que l’on a pris l’habitude de désigner par l’expression de « forme-parti ». Le parti est donc double dès le départ : il est à la fois un instrument d’émancipation et une forme qui la contredit ; un outil de politisation populaire et une logique de dépossession. Les deux en même temps…
Or l’évolution contemporaine provoque l’obsolescence de cette construction du XXe siècle. D’une part, le mouvement de spécialisation des sphères sociales a atteint ses limites : économique, social, politique, symbolique même s’interpénètrent de plus en plus, interagissent les uns avec les autres. Pour qui veut agir sur la dynamique sociale, la séparation des domaines devient un frein, la spécialisation a perdu de sa force propulsive. La politique séparée, qui se centre avant tout sur la « prise » du pouvoir, est donc une politique impotente, comme le serait tout autant une action qui ignorerait l’enjeu de l’État et de ses mécanismes.
Par ailleurs le phénomène long d’individuation des rapports sociaux accroît le besoin d’autonomie des individus. De ce fait, vieillissent les formes traditionnelles de collectif, où l’individu se fond dans la collectivité. Certes, l’autonomie ne signifie pas nécessairement la séparation. Ou plutôt, il faut savoir de quel individu l’on parle. L’individu séparé de la société bourgeoise, concurrent de tous les autres sur la scène du marché ? Ou l’individu pleinement autonome, mais solidaire de tous les autres dans une authentique communauté de destin ? Il faut choisir entre les deux figures de l’individualité. Mais dans tous les cas, les formes verticales et hiérarchiques anciennes ne sont plus pertinentes, tout comme sont inadaptées les formes fusionnelles de collectifs pensés comme des communautés fermées.
Dès lors, toute reconstruction du lien social et du lien civique doit à mes yeux partir d’une conviction : de la rupture radicale est nécessaire dans la dynamique du champ politique et dans ses formes structurelles d’organisation. La rupture n’est pas la table rase ; mais l’essentiel est que les choses ne peuvent plus fonctionner comme avant. Nul ne s’étonnera que, à partir de là, je n’ai pas de recette à donner. Pour l’instant, l’ancien ne fonctionne plus – les partis politiques sont essoufflés et discrédités –, sans que le nouveau ait fait la démonstration de sa pertinence – le modèle Nuit debout ne s’impose pas dans la durée.
Pas de recette, donc. Mais quelques exigences préliminaires. Quelque chose comme des prolégomènes à toute reconstruction politique future…
1. Les formes à construire doivent être cohérentes avec la visée. Le modèle vertical hiérarchique du parti politique n’est donc plus adapté, si la visée est celle de l’émancipation individuelle. Si l’on considère que de l’organisation politique durable doit se mettre en place, qu’on la nomme « parti », « mouvement, ou toute autre appellation, elle ne peut se penser qu’en rompant avec la forme-parti. C’est la base de toute expérimentation, dans les partis existants ou en dehors d’eux. Il faut penser des contradictions ; donc, selon toute vraisemblance, imaginer des formes mixtes et évolutives.
2. S’il faut penser des contradictions, nous devrions cesser de balancer en permanence d’un type de réponse à un autre, de la tentation mouvementiste à la crispation partisane. Aucune réalité sociale n’est univoque. On y trouve, jusqu’au niveau des individus, le désir de décider et la peur de le faire, l’exigence de l’autonomie et l’angoisse de la solitude, le besoin d’agir par soi-même et la tentation de la délégation, le refus des médiations politiques et l’impossibilité de s’en passer. Il faut tenir pour également vraies l’idée que « la forme-parti historique est obsolète » et l’idée selon laquelle « les médiations politiques spécialisées restent indispensables ». La forme que l’histoire a attribuée aux partis politiques est dépassée ; mais les fonctions qui ont présidé à leur naissance doivent toujours être assumées dans la durée. C’est donc dans la durée et dans le jeu sur les contradictions que doivent se penser les expérimentations.
3. Nous devrions considérer que la question des formes politiques est inséparable de la recomposition du champ politique dans son ensemble. La séparation des sphères sociales a provoqué la spécialisation des organisations qui y agissent : l’association, le syndicat, le parti… La spécialisation s’est certes toujours trouvée relativisée par des modèles d’articulation : par exemple le modèle travailliste (qui subordonne le politique au social, le parti au syndicat) et le modèle social-démocrate et communiste (qui fait le contraire). Mais, justement, les modèles existants ont montré leurs limites : ainsi, la subordination du syndicat et des associations au parti est hors d’âge. Or le résultat est que l’on est passé de la subordination à la séparation. Dans les deux cas, il y a carence…
Effacer la spécialisation n’a pas grand sens et en cela le vieux modèle du syndicalisme révolutionnaire (le syndicat est à lui seul l’organisation par excellence du groupe ouvrier) n’est pas opérationnel. Il est toutefois vital de trouver des articulations qui permettent à chacun, dans le respect de sa spécificité, de participer à l’énoncé des enjeux politiques et à contribuer à l’élaboration de projets politiques, de visions globales de la société. Bien entendu, cela suppose que le parti, sans abdiquer son rôle spécifique, renonce à exercer le monopole de l’élaboration politique et qu’il partage avec d’autres des fonctions qu’il a longtemps été presque seul à assumer, par exemple la sélection du personnel politique.
4. Faut-il pour autant accepter le postulat populiste ? Faut-il se méfier de la médiation politique, abandonner le clivage de la droite et de la gauche et miser avant tout sur la mobilisation du « nous » des catégories populaires contre le « eux » des élites sociales ? Je ne le crois pas. Le peuple est dominé et écarté, non pas parce qu’une caste le met à l’écart, mais parce que nous sommes immergés dans un système d’exploitation et de domination qui produit la séparation des exploiteurs et des exploités, des dominants et des dominés.
Faire que le peuple soit souverain suppose ainsi de rompre avec cette logique de classe qui est en fait une logique de classement. Ce n’est possible que si, au sein de ce « peuple » socialement non homogène, émerge une dynamique potentiellement majoritaire qui conteste la légitimité dudit système. Le but de la lutte politique est précisément de permettre que cette dynamique devienne hégémonique. Or, pour y parvenir, il ne suffit pas de désigner l’adversaire, l’élite, le « parti de Davos » ou la classe dominante. Il ne suffit même pas de dénoncer le « système » : encore faut-il pouvoir lui opposer d’autres finalités, d’autres normes, d’autres méthodes qui rompent avec la double aliénation du marché « libre » et de l’État administratif. Les catégories populaires ne deviennent un « peuple » qu’en opposant, à une logique inégalitaire, privative et accumulatrice, une dynamique égalitaire de mise en commun et de développement des capacités humaines.
5. C’est là que l’on retrouve le clivage de la droite et de la gauche. Il fonctionne très mal aujourd’hui, et ce n’est d’ailleurs pas la première fois. Mais historiquement son mérite a été double. D’une part, il s’est structuré en longue durée autour du dilemme de l’égalité ; or on nous explique aujourd’hui que l’égalité a été remplacée par l’identité. D’autre part, il a permis de poser de façon claire la question conjointe de la diversité (droite et gauche ne fonctionnent qu’au pluriel ; la dynamique de la gauche repose sur sa polarité) et de la majorité (l’égalité ne peut se construire que par la conquête de majorités).
Suffit-il donc de « rassembler le peuple » ? Cela me semble bien vague : on ne dit pas comment rassembler des catégories populaires divisées ; on ne dit pas davantage autour de quel projet de société on construit cette unité. Je préfère donc une autre formule, moins courte, mais plus propulsive à long terme : il faut rassembler la plus grande part possible des catégories populaires, autour d’une majorité politique qui porte, jusqu’à la rupture sociale et démocratique, le parti pris d’égalité, de citoyenneté et de solidarité qui est historiquement celui de la gauche.
Il s’agit alors moins de se débarrasser du clivage historique que de lui redonner un sens moderne : on ne le nie pas ; on ne le répète pas ; on le déplace et on le régénère autour des enjeux du monde d’aujourd’hui. Comme le socialisme jaurésien sut, à la charnière de deux siècles, redynamiser une gauche assoupie dans les ors d’une République sans souffle populaire et démocratique.
Je conclus. La recomposition du champ politique est désormais une question concrète. L’urgence est plus que jamais à l’émergence d’une force politique, alternative, pérenne, plurielle, mais capable de produire un commun assez fort pour devenir hégémonique dans tout le corps social. Pour qu’elle advienne, il faudra parvenir à une forme simple, universellement reconnaissable. Au départ, mieux vaut toutefois ne pas tourner le dos à la complexité.
Roger Martelli