Discréditée par ses dérives, la police des Philippines a dû mettre en pause sa sanglante « guerre contre la drogue », lancée sept mois plus tôt. La direction de la police a été contrainte de reconnaître que certains agents, sous couvert de descentes contre le narcotrafic, se sont rendu coupables d’extorsions et de meurtres.
Le chef de la police, Ronald dela Rosa, a annoncé, lundi 30 janvier, la dissolution de l’unité de lutte contre les stupéfiants et la suspension des opérations antidrogue, le temps de mener une enquête interne et de déloger les éléments corrompus. « Je ne sais pas combien de temps il faudra pour purifier la PNP [police nationale des Philippines]. Mais avec la coopération de chacun d’entre nous, avec de l’entraide, peut-être est-ce faisable en un mois », a-t-il déclaré.
Les organisations de protection des droits de l’homme avaient dénoncé dès les premiers jours les risques de la campagne de lutte contre la drogue, ordonnée par un nouveau président au passif lourd, Rodrigo Duterte. Maire pendant plus de deux décennies d’une grande ville du sud du pays, Davao, il y mena une politique contre la drogue et la criminalité qui se traduisit par plus d’un millier d’exécutions extrajudiciaires.
Sept mille personnes tuées
En campagne, M. Duterte avait promis d’instaurer les mêmes méthodes au niveau national s’il était élu, et les exécutions sommaires commencèrent à se multiplier dans l’archipel dès les semaines qui précédèrent son installation, le 30 juin, au palais présidentiel à Manille. Plus de 7 000 personnes ont été tuées depuis, dont 2 250 « suspects » abattus dans le cadre d’opérations de police, les autres par de mystérieux assassins de l’ombre.
Le meurtre d’un ressortissant coréen par des officiers véreux a contraint M. Duterte et son chef de la police, Ronald dela Rosa, à reconnaître l’existence d’une dérive au sein de l’institution. Jee Ick-joo avait été emmené le 18 octobre par des agents des stupéfiants qui lui avaient présenté un faux mandat. Deux semaines plus tard, ils exigèrent une rançon de la famille de cet expatrié alors que, de l’aveu même de Ronald dela Rosa, le Sud-Coréen avait été étranglé à mort dès le jour de son enlèvement après avoir été transféré à Camp Crame, siège de la police nationale, dans l’est de la capitale.
Le président Duterte avait assuré aux agents des forces de l’ordre qu’aucun d’entre eux ne serait jamais poursuivi. Il semble désormais découvrir le risque auquel ce blanc-seing a exposé son pays. « Vous, la police, vous êtes les plus corrompus. Vous êtes corrompus jusqu’à l’os. C’est dans votre système, a lancé le président, dimanche. Détenteurs du pouvoir de faire appliquer la loi et d’arrêter des personnes, vous l’utilisez de manière irresponsable parce que vous, peut-être pas tous les policiers, mais environ 40 % d’entre vous, êtes vraiment accoutumés à la corruption. »
Système macabre
Dans un rapport publié mardi, Amnesty International souligne l’incitation à tuer créée sous M. Duterte. L’organisation cite un haut gradé dirigeant des opérations au sein d’une unité contre le trafic de stupéfiants selon qui les policiers sont payés à chaque « confrontation », terme désignant les meurtres maquillés en descentes de police légitimes.
« Nous sommes toujours payés à la confrontation… Le montant varie entre 8 000 pesos [environ 150 euros] et 15 000 pesos [280 euros]… Ce montant se comprend par tête. Donc si l’opération vise quatre personnes, cela fait 32 000 pesos… Nous sommes payés en liquide, en secret, par le quartier général… Il n’y a pas de prime pour les arrestations. On ne reçoit rien du tout », a expliqué ce policier à Amnesty.
L’organisation détaille par ailleurs un système macabre par lequel les entreprises de pompes funèbres versent de l’argent aux agents pour chaque cadavre qu’ils leur envoient. Les policiers s’enrichissent également en volant les maisons des victimes, selon Amnesty.
« LA POLICE DES PHILIPPINES NE VA PAS SÉRIEUSEMENT ENQUÊTER SUR ELLE-MÊME, DONC LES NATIONS UNIES DEVRAIENT PRENDRE LA TÊTE DE L’ENQUÊTE »
Human Rights Watch a demandé lundi que les Nations unies ouvrent une enquête sur les exécutions. « Suspendre les opérations antidrogue de la police pourrait réduire le nombre de meurtres, mais ils ne cesseront pas sans une enquête sérieuse sur les 7 000 morts déjà répertoriés, a dénoncé Phelim Kine, directeur adjoint de Human Rights Watch pour l’Asie. La police des Philippines ne va pas sérieusement enquêter sur elle-même, donc les Nations unies devraient prendre la tête de l’enquête. »
Mettant en scène sa remise en cause personnelle, le chef de la police a organisé dimanche une messe au siège de la police. Selon le quotidien The Inquirer, Ronald dela Rosa y a déclaré : « Avant de purifier l’organisation, je dois me purifier moi-même. Faire un examen de conscience, penser à quoi faire et à là où j’ai échoué pour que la PNP devienne comme ça. »
Harold Thibault
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 31.01.2017 à 20h12 • Mis à jour le 31.01.2017 à 20h20 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/01/31/aux-philippines-une-pause-dans-la-sanglante-guerre-contre-la-drogue_5072417_3216.html
Aux Philippines, la guerre inachevée contre la drogue
Le président Rodrigo Duterte a temporairement suspendu les raids antidrogue menés par la police, le temps d’épurer ses rangs corrompus, mais il a promis que la lutte contre les narcotrafiquants se poursuivrait jusqu’en 2022.
Une pause, certes, mais pas un renoncement. Les raids antidrogue jusqu’alors menés par la police nationale des Philippines (PNP) ont été suspendus par le président Rodrigo Duterte, le temps que la PNP « épure » ses propres rangs, gangrenés par la corruption.
Cette annonce fait suite à la mort de l’homme d’affaires sud-coréen Jee Ick-joo, enlevé à l’automne par la brigade des stupéfiants, puis assassiné au siège même de la PNP, sis à Quezon City, au nord de Manille – affaire sordide qui a poussé les autorités à réagir. CNN [1], The Wall Street Journal [2]
Dans un discours aux accents comminatoires, le président Rodrigo Duterte n’a pas hésité à jeter l’opprobre sur les forces de l’ordre. « Vous, les policiers, vous êtes corrompus jusqu’à la moelle. C’est dans votre sang », a-t-il lancé, estimant que 40 % d’entre eux se livraient à des activités illégales. The Daily Telegraph [3]
Il a toutefois précisé que la « guerre contre la drogue », lancée dans la foulée de son investiture, à la fin de juin, serait prolongée « jusqu’au dernier jour de [son] mandat », en 2022. Elle échoira temporairement à l’Agence de lutte contre le trafic de drogue, avec l’appui de l’armée.
En sept mois, plus de 7 000 personnes ont été tuées ; des exécutions extrajudiciaires « généralisées, délibérées et systématiques », ce que l’ONG Amnesty International a dénoncé dans son rapport paru mardi, évoquant de possibles « crimes contre l’humanité ». Voice of America [4]
Loin de venir à résipiscence, le chef de l’Etat et ancien maire de Davao (sud) s’est fait fort de balayer les critiques et objurgations de la communauté internationale ainsi que des associations de défense des droits de l’homme. Il s’appuie notamment sur le fait qu’il jouit auprès de ses compatriotes d’une cote de popularité élevée.
Pour Bobit S. Avila, du Philippine Star, il est impératif que la PNP soit instamment expurgée de ses éléments les plus nocifs. Des individus qui, rappelle-t-il, ont éliminé de manière sommaire des barons de la drogue et de petits trafiquants avec qui ils faisaient affaire afin de couvrir leurs agissements et de ne pas être inquiétés.
L’analyste politique Maria Lourdes Navarro Tiquia, elle, déplore le fait qu’au fil du temps les membres de la PNP aient abdiqué toutes leurs valeurs. « Vous êtes supposés nous défendre et nous protéger, mais, au lieu de cela, vous êtes la cause de l’affaiblissement de l’institution même que vous honorez de votre salut. » The Manila Times [5]
Aymeric Janier
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 01.02.2017 à 07h47 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/02/01/aux-philippines-la-guerre-inachevee-contre-la-drogue_5072516_3216.html