Menace d’une taxe sur les produits mexicains ; renégociation de l’Alena, l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique ; retrait du traité commercial transpacifique (TPP) : aussitôt à la Maison Blanche, Donald Trump a confirmé sa volonté de redéfinir les relations commerciales de son pays avec le reste du monde. Pour Lionel Fontagné, professeur à l’université Paris-I et à l’Ecole d’économie de Paris, le président américain privilégie une « logique du rapport de force » qui risque de faire plus de perdants que de gagnants.
Marie de Vergès – M. Trump menace d’une taxe sur les produits mexicains et veut renégocier l’Alena. Que peut-il se passer ?
Lionel Fontagné – Vouloir construire un mur financé par des droits de douane est un renversement total de politique. Il faut rappeler pourquoi les Etats-Unis ont signé l’Alena. A l’époque, le Mexique était un pays pauvre, à leurs portes, avec une pression migratoire élevée. Plutôt qu’un mur, peu efficace contre les migrations, les Etats-Unis ont fait le pari d’aider le Mexique à son développement. Que des industries américaines s’y implantent, qu’on y fasse de l’assemblage de téléviseurs ou de voitures, c’était l’idée des Américains avec cet accord. L’immigration a continué. Mais sans l’Alena, elle aurait certainement été bien plus forte. Et si les multinationales étrangères se désengagent du Mexique, on peut craindre un appauvrissement qui renforce la pression migratoire.
Donald Trump peut très bien décider d’arrêter l’Alena. Mais il semble déjà reculer un peu sur son projet de taxe. Il ne peut ignorer qu’à la fin, c’est le consommateur américain qui en supporterait le coût.
Le président américain peut-il changer le visage du commerce mondial ?
Il ne faut pas croire que les coups de menton sont inefficaces : la menace de mesures protectionnistes suffit souvent à modifier le comportement des entreprises. Mais les phénomènes de relocalisation se concentreront dans les industries pour lesquelles il faut être proche du consommateur, comme l’automobile. Dans les industries légères, bénéficiant d’un faible coût de transport et inscrites dans les chaînes de valeur mondiales, l’impact est plus incertain. Les produits assemblés en Chine comme les smartphones contiennent énormément de valeur ajoutée américaine. Se protéger par de nouveaux droits de douane reviendra simplement à taxer cette valeur ajoutée américaine.
La Chine pourrait-elle tirer parti du repli américain ?
La Chine a d’abord beaucoup à perdre. C’est un pays qui a construit sa prospérité sur le commerce international et qui est très impliqué dans les chaînes de valeur mondiales. Mais elle sait qu’elle n’a aucun intérêt à une guerre commerciale totale avec les Etats-Unis et devrait opter pour une stratégie de prudence. Cela veut dire qu’en cas de différend, elle choisira plutôt de se tourner vers l’OMC [Organisation mondiale du commerce] pour demander la création d’un panel en invoquant le respect des règles multilatérales. Regardez ce qui s’est passé à Davos : plutôt que de brandir des menaces de rétorsion commerciale, les officiels chinois ont préféré se présenter comme les défenseurs du libre-échange.
Parce qu’il y a une place de leader à prendre ?
L’isolationnisme annoncé des Etats-Unis lui offre effectivement une opportunité. En se retirant du TPP, les Etats-Unis ont créé un grand vide en Asie. Les Chinois vont maintenant promouvoir le RCEP [Partenariat économique global régional], cet accord négocié avec les pays de l’Asean [l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est] et leurs partenaires dans la région, notamment le Japon, la Corée du Sud et l’Inde. Voilà deux pays poussés dans les bras de la Chine, complètement à rebours du projet du TPP. C’est incroyable d’un point de vue géopolitique ! Il faut se souvenir que le TPP avait été fait contre la Chine et contre l’Inde. Il s’agissait de leur tordre le bras, pour qu’ils acceptent plus tard de rejoindre cette grande zone de libre-échange aux conditions des Etats-Unis. Aujourd’hui, c’est comme si M. Trump voulait détricoter tout le système commercial multilatéral que les Etats-Unis ont façonné depuis l’après-guerre. Pendant ce temps, la Chine arrive avec ses capitaux, ses technologies et des hommes politiques intelligents. Elle va pousser pour imposer ses normes et ses priorités.
Va-t-on vers un régionalisme accru dans les négociations commerciales ?
Ce que voudrait M. Trump, avec cette logique du rapport de force, c’est plutôt du bilatéralisme. Il ne veut pas négocier au sein de l’Alena mais une confrontation dure avec le Mexique. Sa ligne est : nous sommes un grand pays, nous pouvons vous imposer nos règles. Au Royaume-Uni, Theresa May s’oriente aussi vers le bilatéralisme. Elle veut des accords commerciaux taillés pour son pays et sortir de tous les accords qui ont été signés par l’Europe. Ces deux personnalités politiques – Trump et May – se sont rencontrées sur ce thème. C’est un brusque retour en arrière. Le rapport de force dans les relations commerciales n’est pas ce qui fonctionne le mieux.
L’OMC peut-elle encore servir à quelque chose ?
Si la Chine et d’autres pays comme le Mexique se tournent vers elle, l’OMC pourrait être remise au centre du jeu grâce à ce qui fonctionne le mieux chez elle : le règlement des différends, cette activité de juriste consistant à faire respecter la loi du commerce international. Les panels vont se multiplier et les Etats-Unis seront sans doute condamnés plus d’une fois. Mais si M. Trump décide de sortir son pays de l’OMC, celle-ci ne pourra plus exister.
Qui aurait le plus à perdre d’un repli protectionniste américain ?
Les Etats-Unis les premiers car les prix augmenteront pour le consommateur américain. Cela peut être compensé en partie par des relocalisations. Mais les Etats-Unis ont-ils intérêt à se spécialiser dans des activités dans lesquelles ils n’ont pas d’avantage comparatif ? Doivent-ils recommencer à fabriquer des blue-jeans ?
A la fin, tous leurs partenaires commerciaux risquent de perdre. Les Etats-Unis représentent un grand marché avec beaucoup de consommateurs très riches. Il est difficile de s’en priver et cela risque d’exacerber la concurrence sur les marchés de substitution comme l’Europe.
Marie de Vergès
Journaliste au Monde