Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.
L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses [1]. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.
Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.
Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.
La propension à protester inégalement répartie
Un sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».
Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.
La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.
Les diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.
Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).
Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.
Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.
Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitisme
Et politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.
Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).
Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.
Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)
Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes)