En Syrie, il n’y a plus aucune chance, étant donné le rapport de forces sur le terrain, que les prochains rounds des négociations de paix se tiennent sur la base d’une transition écartant Bachar Al-Assad du pouvoir.
La Syrie a été le théâtre, en 2016, d’une victoire stratégique majeure du régime de Damas et de ses alliés, la Russie et l’Iran, qui ont réussi à reprendre à la rébellion anti-Assad la partie orientale de la ville d’Alep, qu’elle occupait depuis l’été 2012. Cette victoire aura des répercussions importantes, tant intérieures qu’internationales.
Du point de vue du conflit intra-syrien, cette défaite, qui s’est traduite par l’évacuation de près de 10 000 rebelles et de plus de 100 000 civils, ainsi que par la mort d’un nombre indéterminé de personnes, est un revers incontestable pour l’opposition anti-Assad. Et, si elle va probablement perdurer sous la forme d’une guérilla sporadique dans certaines zones rurales du pays, la perte d’Alep entérine l’échec du projet « révolutionnaire » en Syrie.
Il n’y a plus aucune chance, étant donné le rapport de forces sur le terrain, que les prochains rounds des négociations de paix – déplacés de Genève à Astana, la capitale du Kazakhstan, allié de la Russie, tout un symbole – se tiennent sur la base d’une transition écartant Bachar Al-Assad du pouvoir.
Fort de sa dynamique victorieuse, le régime devrait poursuivre le « nettoyage » des poches de résistance, notamment dans la banlieue de Damas, où il a déjà obtenu l’évacuation de Daraya fin août 2016. La ville et la province d’Idlib, dernière place forte tenue par la rébellion, seront elles aussi dans le collimateur.
Seule ombre au tableau du régime de Damas et de son allié russe, qui n’ont jamais fait de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) une priorité mais plutôt un slogan, la perte de Palmyre, en décembre 2016, en pleine offensive sur Alep, revenue aux mains des djihadistes.
Or, la prise de Palmyre, arrachée à l’EI grâce à une aide massive de la Russie et des milices chiites sous obédience iranienne, avait été la seule victoire de l’année à l’actif du régime contre l’EI. Moscou avait même choisi de célébrer cette reconquête par un concert symphonique en mai dans les ruines du site antique, débarrassé de la barbarie djihadiste.
Basculement majeur
Du point de vue régional et international aussi, l’issue de la bataille d’Alep marque un basculement majeur.
Régionalement, l’Iran prend définitivement le dessus sur ses rivaux sunnites, à commencer par l’Arabie saoudite, qui avait fait du changement de régime en Syrie une priorité avant de concentrer ses forces, à partir de 2015, sur son équipée yéménite, qui a viré au fiasco militaire, humanitaire et médiatique. En Syrie, l’Iran est aujourd’hui encore plus présente qu’en 2011 grâce à ses gardiens de la révolution, l’armée d’élite de la République islamique, qui ont formé des milices syriennes sur le modèle du Hezbollah libanais.
Mais Téhéran a aussi mobilisé et financé des milices chiites irakiennes et afghanes. L’opposition syrienne soupçonne le régime des mollahs de rétribuer ces mercenaires, qui ont joué un rôle de premier plan dans la bataille d’Alep, sous la forme de terrains abandonnés par les populations sunnites parties en exil, favorisant ainsi un vaste remplacement confessionnel dans le pays.
Outre la Syrie, Téhéran contrôle aussi fermement l’Irak, où les milices chiites jouent un rôle central dans la guerre contre l’EI et brident les velléités souverainistes du gouvernement (chiite) de Haïder Al-Abadi, ainsi que le Liban, où le Hezbollah, bras armé de l’Iran, a réussi à imposer son allié chrétien, Michel Aoun, à la présidence de la République.
Chaud et froid
Au niveau international, la chute d’Alep est un fiasco pour les Etats-Unis, qui avaient soutenu la frange modérée de la rébellion anti-Assad sans jamais lui donner les moyens de vaincre ni le régime, ni les djihadistes de l’EI et du Front Al-Nosra (rebaptisé en 2016 Front Fatah Al-Cham dans une tentative avortée de rompre symboliquement son affiliation à Al-Qaida). Washington n’a pas su, ni voulu protéger ses alliés sur le terrain.
De janvier à septembre 2016, le secrétaire d’Etat John Kerry n’a eu de cesse de chercher un accord avec Moscou sur une « cogestion » du cas syrien, alors que le Kremlin soufflait alternativement le chaud et le froid, faisant se succéder négociations et combats, bombardements intenses et pauses humanitaires, sans jamais perdre l’initiative face à un camp occidental désuni. Les Etats-Unis ont, en effet, perdu la confiance et l’estime de leur allié français, et dans une moindre mesure de Londres, qui avaient plaidé pour une plus grande fermeté envers Moscou et Damas sans succès… et sans avoir les moyens diplomatiques et militaires de leur approche morale.
Quand, en septembre, Sergueï Lavrov et John Kerry sont parvenus à un accord de cessez-le-feu et à un plan d’action commun, le Pentagone a désavoué le département d’Etat et une bavure de l’aviation américaine (qui a visé et tué quelque 70 soldats syriens en lieu et place de djihadistes de l’EI à Deir Ez-Zor) a mis fin à toute coopération avec Moscou.
A partir de ce moment-là, l’armée russe, qui avait réussi à sceller le siège d’Alep-est à l’été 2016, a déchaîné son aviation, détruisant une à une les infrastructures civiles (hôpitaux, centres de la sécurité civile, fours à pain, réserves de fioul) et militaires des insurgés, visant même un convoi du Croissant-Rouge. Parallèlement, la Russie, souvent aidée par la Chine, a bloqué toute initiative occidentale aux Nations unies visant à instaurer un cessez-le-feu et alléger le siège.
Signes de fébrilité
En s’imposant à Alep, la Russie de Vladimir Poutine prend sa revanche sur deux décennies de règne sans partage des Etats-Unis au Proche-Orient, inauguré par la guerre du Golfe de 1991. Elle impose également sa vision du monde à l’ONU, dont le Conseil de sécurité a été réduit à l’impuissance : un ordre fondé sur la souveraineté des Etats et des gouvernements en place aux dépens des aspirations démocratiques et des changements de régime, qu’ils soient voulus par les peuples ou décidés par l’Occident.
L’imperium américain ouvert par la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS cède la place à un ordre mondial plus incertain, fondé sur les « aires d’influence » et les rapports de puissances. Dans le cas syrien, Moscou semble chercher à mettre en place un triumvirat avec l’Iran et la Turquie, puissance sunnite censée équilibrer le poids de la République islamique chiite.
L’entente irano-russe, au beau fixe jusque-là, a montré des signes de fébrilité lors de l’évacuation d’Alep-est, négociée dans un premier temps sans prendre en compte les exigences de l’Iran, qui a tout bloqué pour faire valoir ses vues. Elle pourrait être mise à rude épreuve en cas de rapprochement entre Moscou et l’administration Trump, aux Etats-Unis. Autre inconnue de taille : pendant combien de temps et jusqu’à quelle hauteur la Russie est-elle prête à s’investir en Syrie ?
Maillon faible
Quant à la Turquie, elle est le maillon faible de ce nouveau trio. Elle est membre de l’OTAN mais en conflit avec Washington à cause du soutien de ce dernier aux Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique (PYD), liés organiquement au Parti des travailleurs kurdes (PKK) en guerre contre Ankara. Ses relations avec l’Europe, qui critique la dégradation de l’Etat de droit depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet, ne sont pas meilleures.
Pour sortir de l’isolement, le président Erdogan s’est réconcilié de manière spectaculaire avec la Russie, qui lui a donné son blanc-seing pour une intervention militaire dans le nord-est de la Syrie, en échange de l’arrêt discret de son soutien aux rebelles d’Alep. L’offensive turque d’août 2016, intitulée « Bouclier de l’Euphrate » et menée avec l’aide de rebelles syriens, vise autant à repousser l’EI qu’à empêcher les Kurdes du PYD et du PKK d’instaurer un Kurdistan syrien autonome à ses frontières. Jusqu’où Ankara pourra pousser son avantage en Syrie sans s’attirer une réplique du régime de Damas, voire de l’Iran ?
Quant aux Occidentaux, il ne leur reste plus dans la région que la lutte contre l’EI. A Mossoul, l’offensive lancée en octobre prendra des mois, mais elle profitera surtout à l’Iran et à ses soutiens irakiens. En Syrie, le sort de Rakka, d’où ont été commandités la plupart des attentats en Europe, reste en suspens. Qui s’en emparera : l’armée turque et ses alliés arabes syriens ? les Kurdes syriens appuyés par les Occidentaux ? l’armée de Bachar Al-Assad avec l’aide de la Russie ? Il y a peu de chances que Bachar Al-Assad et Vladimir Poutine veuillent écraser le nid d’un terrorisme qui déstabilise avant tout les Européens…
Christophe Ayad
Rédacteur en chef International au Monde