Depuis quelques années, une « nouvelle question sociale » a fait son apparition, ou plutôt une nouvelle approche des inégalités - sociales, de genre, d’origine et de culture (immigrés et enfants de l’immigration), d’orientation sexuelle, de lieu d’habitation (les « ghettos », etc.). La prise de conscience d’une explosion des multiples discriminations occupe le débat public.
La grande nouveauté est que ce débat est entré en scène par la droite de l’échiquier politique et, singulièrement, par l’entremise de Nicolas Sarkozy, qui défend la proposition de discriminations positives, comme ce fut le cas lors de la nomination médiatisée d’un « préfet musulman »). Une aile très active du patronat, sous l’autorité de Claude Bébéar, ex-patron d’AXA, est également à l’offensive et organise, par le biais de l’Institut Montaigne, un lobbying patronal. La Charte de la diversité est maintenant adoptée par 610 entreprises. Elle promeut une diversité du recrutement, dont des patrons s’aperçoivent qu’elle peut être très profitable pour l’image de marque de l’entreprise, pour mieux refléter la société et le marché dans lesquels elle plonge. En pointe sur ce plan, PSA - recrutement de jeunes cadres immigrés -, ou encore le groupe hôtelier Accor.
La présidente du Medef, Laurence Parisot, en a fait une bataille pour l’image de son organisation, et elle s’est impliquée pour dynamiser une négociation interprofessionnelle avec les syndicats, qui vient de s’achever sur ce que la CGC appelle un texte « creux ». Mais les autres syndicats devraient signer ce catéchisme de bonnes intentions, très inspiré de la charte de Bébéar dans sa phraséologie, où la seule innovation est la mise en place d’un « comité élargi de la diversité » dans les entreprises de plus de 50 salariés.
Exploitation de classe
Au total, il ne fait donc pas de doute que le mouvement ouvrier et la gauche en général sont à la traîne sur ces questions. Pas de doute non plus que ce thème a pénétré les opinions publiques, qu’il fait réfléchir et perturbe parfois passionnément la définition des politiques publiques (discrimination positive contre égalité républicaine). La raison en est d’ailleurs évidente : les discriminations existent, et massivement ! Le livre de Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein (Vive la discrimination positive ! Plaidoyer pour une république des égaux, Syllepse, 131 pages, 8 euros), rare essai existant à gauche pour une réflexion sur ces questions, dévoile ces gouffres d’inégalités qui minent les couches populaires. Un seul exemple, parmi des dizaines d’autres : « Les Français nés de parents algériens connaissent un chômage quatre fois supérieur à leurs homologues nés de parents français. » Ce livre critique, à juste titre, le « bonimenteur » Sarkozy, qui n’a que le mot discrimination à la bouche alors que lui et son gouvernement libéral-sécuritaire organisent, structurent et amplifient quotidiennement les inégalités et les stigmatisations. Il y a donc une opération politique, une escroquerie, à dénoncer (ce que le livre ne fait pas suffisamment à notre avis). Mais la question est de savoir pourquoi elle fonctionne, pourquoi les retards du mouvement ouvrier ouvrent des espaces à des batailles idéologiques sur l’imaginaire des mots, sur les symboliques égalitaires républicaines, sur l’usure de la portée universalisante de la lutte des classes traditionnelle.
Il ne fait pas de doute qu’une conception faussement égalitariste de la République a historiquement jeté un trouble dans les couches populaires. Pire, l’idéologie contractuelle, l’égalité formelle, a pendant un siècle, combattu férocement toute forme d’expression et d’organisation collective des intérêts sociaux (interdiction du mouvement syndical). La grande discrimination a été longtemps celle du déni de la différence des classes. Or, c’est bien ce refus de la légitimité du mouvement social et de l’exploitation de classe qui refait surface, insidieusement, sous le vocable de la discrimination. Il n’y aurait plus de classes sociales, mais une myriade de situations, une infinité d’inégalités. Et la bourgeoisie va s’en occuper, car elle seule reconnaîtrait les diversités, les aspirations multiples qui reflètent l’infinie variété du marché et des intérêts rationnels qui le traversent !
Discriminations à l’embauche
Mais le mouvement ouvrier lui-même a produit sa propre vision d’une fausse unicité et d’une égalité réductrice. Un certain marxisme grossier a combattu, au nom de l’unité et de la fusion du combat, toute forme d’expression des diversités au sein du salariat, à commencer par le refus de voir l’oppression des femmes. Le racisme latent dans la classe ouvrière est également trop connu, tout comme les stigmatisations sur les orientations sexuelles. Il est donc temps que le mouvement d’émancipation sociale reconnaisse la multiplicité des combats. Il a largement commencé à le faire depuis 1968. Mais il a aussi subi des échecs retentissants, au point que la notion même de mouvement ouvrier est combattue en la démodant et en la ringardisant. L’appartenance de classe est déniée par les ouvriers eux-mêmes, notamment les jeunes, qui ont honte de leur histoire familiale (avec un père chômeur ou méprisé à l’usine).
Ce terreau est donc propice à des offensives idéologiques dont le but est d’achever la destruction de ces représentations blessées et de dissoudre l’oppression de classe dans un concept passe-partout. Comme l’écrit Bruno Mattéi (Libération du 7 novembre) : « À la différence de l’égalité des droits, qui s’applique à toutes les personnes sans exception, l’égalité des chances [autre nom pour la discrimination positive, NDLR] est incrustée dans une anthropologie de l’individu individualiste, de la compétition et de la concurrence. » Et voilà pourquoi elle intéresse tant le patronat !
Mais il ne s’agit pas d’en rester à la défense d’un pré carré républicain usé ou d’un simple retour au classicisme de la lutte sociale. Il ne faut surtout pas nier la part individuelle de l’émancipation et le fait que l’autonomie personnelle est un progrès contemporain, justement revendiqué aujourd’hui. La demande de justice sociale se fraye un chemin aussi par cette voie. Les discriminations vécues sont rejetées au nom de cette aspiration légitime sur laquelle s’appuie habilement le libéralisme capitaliste. C’est une bataille ! Nous n’avons fait, ici, que tenter d’en poser les termes.
Comme le dit Patrick Silbertein : « Il ne peut y avoir de traitement préférentiel que si l’égalité est l’horizon du processus. » Tel est, en effet, le bon « fil rouge ». Prenons un seul exemple, qui interpelle fortement le mouvement ouvrier. On sait qu’il y a de multiples discriminations à l’embauche. Mais l’une d’elles est massive et inscrite dans la loi. Selon Mouna Viprey (Ires), « 7 millions de postes de travail, soit près d’un tiers des emplois disponibles », sont « statutairement fermés aux étrangers en France » (fonction publique, personnels à statuts). Et pourtant, on les recrute comme contractuels de droit privé ! Voilà une situation scandaleuse à faire sauter au plus vite.