Sur un boulevard d’un faubourg de l’est d’Alep, des centaines d’habitants attendent de quitter la ville, assis sur des valises, poussant des landaus sur des trottoirs défoncés. Ils sont filmés au téléphone portable depuis la banquette arrière d’une voiture, d’où s’échappe un chant religieux chiite à plein volume. Un chant étranger ici : celui des vainqueurs du jour. Depuis la mi-novembre, des milices chiites étrangères, forces de choc indispensables au régime de Bachar Al-Assad, participent à la reconquête des quartiers rebelles d’Alep.
Ces groupes accompagnent l’armée régulière syrienne, usée par plus de cinq ans de lutte, et opèrent de façon autonome, sous commandement général iranien. Téhéran, leur parrain, a maintenu les capacités du camp loyaliste en finançant et en armant ces mercenaires, tout en noyautant l’armée et les milices syriennes.
A la lisière de la vieille ville d’Alep, reprise par les forces du régime mercredi 7 décembre, on se bat immeuble par immeuble. Au gré de ces combats au corps-à-corps, un combattant du régime, blessé, est capturé par les rebelles qui le présentent comme un officier. L’homme, terrifié, ne parle pas arabe, il se dit iranien. Ses seuls mots adressés à la demi-douzaine de combattants qui l’entourent, un smartphone braqué sur son visage pour filmer « la prise de guerre », seront : « Iran, Hezbollah. » Un gardien de la révolution iranien, selon les combattants syriens. Les pasdarans (gardiens) sont la principale force armée iranienne, en charge des opérations extérieures, dont la guerre en Syrie, où leurs officiers sont chargés d’organiser les milices chiites engagées aux côtés du régime de Bachar Al-Assad, dont le Hezbollah libanais.
Sur tous les fronts
Aux côtés de ce dernier, présent dès l’été 2012 en Syrie, un groupe irakien, Harakat Al-Noudjaba, est en première ligne dans le sud de l’enclave rebelle, sur le front du quartier de Cheikh Saïd. Des vidéos mises en ligne par des soutiens du régime syrien montrent des combats importants, impliquant des chars T72 de l’armée régulière syrienne, des pick-up surmontés de mitrailleuses lourdes et désormais la marque des milices armées par Téhéran, et des Jeep Safir, fabriquées par l’entreprise iranienne Fath Vehicle Industries, surmontées de canons sans recul et de missiles Toophan, la copie iranienne du missile antichar Tow américain qui, ironie de l’histoire, avait été livré aux rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) par Washington.
Des milices irakiennes concentraient leurs forces au sud-est de la ville depuis plusieurs semaines, selon un média d’Etat syrien, Al-Masdar. Elles viseraient également la localité de Khan Touman, qui domine l’autoroute de Damas, perdue en mai au prix de nombreux morts. Leur présence a encore été signalée ces derniers mois sur presque tous les fronts autour d’Alep.
Ces miliciens sont recrutés par une quarantaine de groupes issus essentiellement de Bagdad et du sud chiite de l’Irak. Ils sont épaulés par deux brigades afghane et pakistanaise, qui recrutent dans la vaste population chiite immigrée en Iran. Al-Fatimiyoun, une brigade formée en 2013 et transformée en division en 2016, compte entre 6000 et 14’000 « afghans », selon les sources : ses membres sont sur tous les fronts, en soutien au régime syrien dont ils compensent le manque de troupes, saignées par cinq années de guerre.
En octobre, les principaux groupes irakiens présents à Alep paraissent avoir mené d’importantes rotations, relève Phillip Smyth, chercheur à l’université du Maryland, aux Etats-Unis. Ils ont redéployé des hommes et des officiers qualifiés vers la région de Mossoul, en Irak. Ces milices y affrontent, en coordination avec les forces armées irakiennes, l’organisation Etat islamique (EI), et s’efforcent de couper les routes qui relient la « capitale » du « califat » à la Syrie. « Ils veulent montrer qu’ils peuvent déplacer leurs troupes d’un champ de bataille à l’autre, et avancer sur les deux fronts à la fois. En Irak comme en Syrie », analyse M. Smyth.
Méthodes rudimentaires
Si Mossoul est un combat décisif pour l’ensemble de la nation irakienne, Alep, elle, paraît plus lointaine. Les supplétifs irakiens sont venus s’y battre par intérêt et fidélité à leur parrain iranien. Les plus expérimentés parmi leurs chefs combattent aux côtés de l’Iran depuis longtemps : d’abord contre Saddam Hussein, puis contre l’armée américaine en Irak après 2003 et, ensuite, contre les groupes armés sunnites en Irak.
Ils ont été formés au combat urbain par des cadres du Hezbollah libanais, la première milice étrangère dont l’Iran a facilité l’essor dès les années 1980, comme l’a affirmé au Monde, dans une récente interview à Nadjaf, la ville sainte chiite d’Irak, le fondateur d’Asaïb Ahl Al-Haq, Qaïs Al-Khazali. A Alep, ils communiquent avec leurs compagnons d’armes libanais plus facilement qu’avec les officiers iraniens : ils sont arabes et non persans, et parlent la même langue.
Ces milices placent cependant leur combat dans un cadre idéologique : celui de la défense des chiites du Proche-Orient contre le djihadisme sunnite, dans lequel ils incluent abusivement toutes les factions rebelles d’Alep, pourtant la dernière grande ville de Syrie où survit une rébellion modérée et nationaliste, incarnée par l’Armée syrienne libre. Ils s’inscrivent dans un « axe de la résistance » liant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, contre les parrains de l’insurrection syrienne : la Turquie, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe, ainsi que les Etats-Unis.
Certains de leurs officiers sont capables de coordonner leurs actions, au sol, avec l’aviation russe, qui leur est indispensable. Mais leurs méthodes restent rudimentaires. « L’ordre et la cohésion disparaissent sur les fronts difficiles. Les afghans sont les premiers à fuir [ils sont souvent enrôlés de force, lorsque réfugiés en Iran]. Ils sont souvent isolés, ne parlent pas arabe et connaissent mal le terrain. Les troupes d’élite du Hezbollah et, dans une moindre mesure, des milices irakiennes se retrouvent alors seules », analyse Phillip Smyth. En dépit de ces défauts, ces groupes permettent à Téhéran de limiter le coût matériel et humain de son engagement en Syrie.
Louis Imbert
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Bachar Al-Assad : « Alep sera une victoire pour nous »
Confiant dans la victoire imminente de ses troupes à Alep, le président syrien, Bachar Al-Assad, a rejeté, jeudi 8 décembre, l’appel à la trêve lancé la veille par les rebelles et relayé par les grandes capitales occidentales. « Les Américains, en particulier, insistent pour demander une trêve, car leurs agents terroristes sont actuellement dans une situation difficile », a jugé M. Assad dans une interview au quotidien syrien Al-Watan. Mis en déroute par les troupes pro-gouvernementales, qui ont reconquis 80% de leur ancien bastion, les insurgés avaient appelé à un cessez-le-feu de cinq jours et à l’évacuation des civils, piégés sous les bombardements. « Alep sera une victoire pour nous, a ajouté le président syrien, une étape énorme vers la fin “du conflit” et un tournant dans la guerre. »