Mina Kaci – Quelle est la signification du voile islamique ?
Chahla Chafiq – La philosophie du voile, qui existe en islam comme dans le judaïsme et le christianisme, consiste à dérober les femmes aux regards illicites des hommes. Une analyse approfondie démontre qu’il est révélateur de la situation sociale et politique de la société concernée. Dès l’instant où la religion quitte le domaine de la spiritualité pour devenir la loi qui gère la vie collective et individuelle, la foi entre dans un processus d’idéologisation. Le voile devient la bannière du projet politique islamiste. Opérée depuis les années 1970 dans de nombreux pays, la réislamisation idéologique est systématiquement liée au développement des islamistes. C’est le cas de l’Égypte, l’Iran, l’Algérie, la Tunisie ou encore du Maroc. À partir du vide politique créé par la dictature et la défaite des mouvements humanistes, l’islam politique propose son idéologie comme une offre alternative. Pour infléchir les lois et règles sécularisées, puis installer sa société islamique idéale, il passe, soit par la voie des armes, soit par celle des urnes.
Quel lien peut-il y avoir entre le développement du voile et la situation sociale et politique d’un pays ?
Ne faut-il pas d’abord se demander pourquoi l’imposition sacrée du voile ne concerne que les femmes ? Avec cette question, on entre dans la dimension sexuée du sujet. Quand l’islam devient charia, il préconise une séparation sexuée. C’est flagrant dans le Code islamique de la famille qui renforce la hiérarchisation des droits et des devoirs. L’homme, père, mari, étant le chef, la femme, aimée en tant que fille, épouse et mère, se doit de lui obéir sous prétexte de l’intérêt de la famille. C’est d’ailleurs le cas de l’ensemble des lois religieuses. Elles épousent toutes le système patriarcal qui convient parfaitement à l’autoritarisme. C’est pourquoi, dans certains pays, en dépit de constitutions prônant l’égalité, le principe est bafoué dès qu’il s’agit de la famille. Voté en 1984 en Algérie, le Code de la famille a été négocié avec les islamistes. Le gouvernement a intégré les éléments idéologico-religieux dans le Code de la famille pour préserver son propre régime. L’inclusion de l’identité religieuse dans l’identité nationale a toujours aidé les pouvoirs autoritaires à refuser les droits démocratiques des peuples. Les dictatures ont joué avec les islamistes et avec la religion. Un jeu à double tranchant puisqu’il a permis aux islamistes de se développer jusqu’à leur prendre le pouvoir.
Pourquoi le voile est-il l’emblème du projet politique des islamistes ?
Ils le propagent comme un repère identitaire et le proposent soi-disant pour le respect de la dignité des femmes. Protégées et aimées, elles sont, selon eux, complémentaires des hommes. L’égalité est rejetée, car supposée « occidentale » et non conforme à la « culture musulmane », alors que ce principe est universel et universalisable. Les islamistes confondent sciemment liberté sexuelle, prostitution et pornographie. Ils vantent leur conception de la famille comme garante de la sécurité des femmes, à condition qu’elles se soumettent aux normes et lois dictées au nom de Dieu. Cette perspective peut faire sens auprès des musulmans en quête de repères dans un monde en crise. Les islamistes réhabilitent les valeurs sexistes et sexuelles pour leur offrir un cadre identitaire « sécurisant » et « valorisant ». Cette offre idéologique peut prospérer là où le vide social, culturel et politique se creuse, dans un pays dit islamique mais aussi au-delà, comme en France.
Le voile islamique n’est donc pas qu’un simple vêtement ?
Diverses raisons peuvent expliquer qu’une femme se voile. Mais ce geste banalise un signe sexuel et symbolise une féminité soumise au regard de l’homme. Le corps des femmes est ainsi marqué, comme objet de la convoitise sexuelle. Cela va avec la diabolisation de la libération des femmes, présentée dans la propagande islamiste comme source de dépravation des mœurs et de dislocation des familles. L’islamisme labélise la libération des femmes comme le fruit de l’« Occident impie » et transforme le voile en un rempart contre ses prétendus dangers.
De nombreuses femmes le portent par choix…
La question est bien évidemment différente selon qu’on le porte par choix ou par contrainte. Derrière chaque voile, on ne trouve pas une femme islamiste. Mais le dialogue ne doit pas s’arrêter à la question du choix. Au contraire, il doit continuer en explorant la trajectoire de la personne concernée, l’ambiance dans laquelle elle vit et l’évolution sociale et politique de son environnement. Certains sociologues et intellectuels estiment que le libre choix clôt le sujet. Or, le choix du voile n’est pas équivalent au choix d’un rouge à lèvres. On impose aux femmes, au nom du dieu, un rapport sexiste avec leur propre corps. Celui-ci devient un lieu de péché et de tentation. Dans le même mouvement, les hommes apparaissent comme porteurs d’une virilité non maîtrisable. Tout cela conduit à bannir la mixité comme dangereuse. Les rapports de sexe s’en trouvent aussi diabolisés. Quelles en sont les conséquences en termes d’égalité de sexe et de liberté des femmes ? C’est à cette interrogation que l’on doit répondre.
Pourquoi les islamistes s’intéressent-ils tant au corps des femmes ?
La double image de la femme, celle de la putain et de la mère, persiste dans la culture patriarcale de manière générale. La mère est aimée, protégée dans le cadre familial. La femme libre est identifiée à la putain et la liberté sexuelle est confondue avec la prostitution. Le fait qu’une femme maîtrise son corps a été mal vu dans toutes les cultures patriarcales. Les islamistes propagent cette confusion pour imposer leur ordre régressif dans lequel chacun et chacune a une place prédéterminée par le Tout-Puissant. Ce qui permet d’instaurer un ordre total et totalitaire au nom du divin. La hiérarchisation des sexes offre à l’islamisme la colonne vertébrale d’un ordre fondé sur l’obéissance.
Tous les intégrismes religieux adoptent la même attitude envers le corps des femmes, non ?
Effectivement. Nous retrouvons cette ligne chez tous les extrémistes religieux. Ce fameux « ordre moral » est au centre des projets des mouvements néoconservateurs qui s’appuient sur l’idéologisation religieuse. Le sexisme et l’homophobie sont les éléments fondateurs de leurs idéologies. Leur rejet de la liberté des femmes, des droits des homosexuels s’explique par le désordre que créent ces acquis au regard de l’ordre régressif qu’ils veulent instaurer. Tous diabolisent le corps des femmes et leur refusent la liberté sexuelle. Nous assistons par exemple à une contre-offensive sur le droit à l’avortement dans divers pays. La France a eu une histoire tumultueuse avec l’Église, qui a abouti à la laïcité. Celle-ci a soutenu la possibilité de revendiquer des droits égaux dans la famille. Et beaucoup de catholiques, des deux sexes, en ont été soulagés. Quant aux intégristes juifs, on retrouve chez eux le même refus obsessionnel de la mixité hommes-femmes. On se souvient du scandale provoqué, en Israël, par la revendication de séparer les femmes et les hommes dans les bus.
Pourquoi les islamistes ne parlent plus de peuple, mais d’oumma, cette communauté des croyants ?
Ils ont idéologisé certains concepts religieux, comme celui de l’oumma, qui devient une communauté homogène devant remplacer la notion de « peuple ». C’est une des bases de leur stratégie pour instaurer un régime politique islamiste. Dans ce modèle, le pouvoir affirme sa force au nom de l’autorité divine et soumet les membres de la communauté à un ordre venant de l’au-delà. Dans la citoyenneté démocratique, le peuple est perçu comme une assemblée d’individus libres et égaux, alors que l’oumma islamiste est conçue comme une communauté unie socialement et politiquement par et dans l’islam. Les islamistes s’autoproclament représentants de Dieu sur terre.
Les femmes sont-elles l’avenir de cette oumma ?
Non, elles n’en sont pas l’avenir, mais les gardiennes. Toutes les cultures patriarcales comptent sur les femmes pour perpétuer les traditions au sein du foyer. Ce sont elles qui éduquent les enfants. C’est une immense responsabilité puisque la famille est la cellule de base de l’oumma. C’est commun à l’ensemble des intégristes, la preuve avec la Manif pour tous, où, d’ailleurs, tous y défilent la main dans la main, sans complexe.
Y a-t-il un renouvellement du discours islamiste à l’égard des femmes ?
L’islamisme a en face de lui des femmes qui ont gagné leurs droits à faire des études ou à travailler. Certains courants de l’islamisme (qui est une idéologie pluritendance allant des libéraux aux radicaux) prennent en considération ce mouvement irréversible. Pour ces derniers, le port du voile ne rime pas forcément avec l’enfermement des femmes dans l’espace domestique ni avec leur exclusion des espaces publics et de la société, du savoir et du travail. Dans leurs propagandes, ils mettent en avant l’image d’une collectivité qui met les hommes et les femmes à l’abri des tentations malsaines pour qu’ils puissent agir conjointement en vue de construire une famille et une société selon les normes et lois islamiques. Dans cette optique, la propagande pour le voile se fait plutôt en le présentant, d’une part, comme un rempart contre le désordre sexuel et moral, et d’autre part, comme un moyen de restituer la dignité des femmes en les sortant de la position d’objet sexuel. Le voile devient aussi une condition licite d’accès des femmes musulmanes à l’espace public. D’où les inventions comme le burkini. Comme le disent Tariq Ramadan et ses adeptes : « Le voile est le passeport des femmes musulmanes pour devenir citoyennes. » Mais pourquoi devraient-elles se munir d’un passeport pour accéder à l’espace citoyen ? La réalité est que les femmes ont acquis des droits, et les islamistes essaient d’adapter leur stratégie à cette évolution majeure, ils veulent canaliser leur force dans le sens de leur projet.
Pourquoi le combat pour la liberté des femmes est-il si difficile ?
Les féministes savent que l’émancipation ne peut se réaliser sans l’articulation de l’égalité des droits et de la liberté. Elles savent que sans cela les réformes obtenues se heurtent à des pesanteurs sociales et culturelles, car l’histoire des femmes est sujette à l’histoire des mentalités. La loi doit changer mais les mentalités aussi pour entrevoir l’émancipation. Le droit à l’avortement, par exemple, ne peut être vraiment acquis qu’accompagné d’une éducation conséquente sur l’égalité des sexes et sur les droits sexuels. La liberté individuelle est indispensable à l’avancée de cette éducation, d’autant qu’elle touche à des questions intimes, tels que le corps, la sexualité, l’érotisme et l’amour. Comment travailler sur ces sujets sans reconnaître la liberté comme une valeur commune ? La condition des femmes est en lien dialectique avec cette liberté, et celle-ci interroge le modèle social. Le changement de la condition des femmes questionne radicalement le système social et politique.