Est-il judicieux de considérer M. Xi Jinping, président de la République populaire de Chine (RPC) depuis deux ans, comme un nouveau prince rouge, digne héritier de Mao Zedong ? C’est ce que suggèrent certains commentateurs d’Europe et des Etats-Unis, suite à son changement de style depuis son accession au pouvoir en mars 2013 : une mise en avant personnelle, un ton plus direct et accessible et des manières plus franches et simples. On a beaucoup parlé d’un nouveau culte de la personnalité autour de la figure de Xi Dada (tonton Xi).
Ce qui fait frémir les analystes étrangers, ce n’est pas la tentative de mise au placard du jargon et de l’austérité habituels au sein de la direction collective du Parti communiste chinois (PCC), en faveur d’une incarnation décomplexée et unifiée de l’autorité du Parti en la personne du président. C’est plutôt le matraquage médiatique dont il bénéficie : d’après China Media Project, observatoire critique des médias chinois de l’Université de Hongkong, sur les deux premières années de leurs mandats respectifs, son nom est apparu deux fois plus que celui de son prédécesseur, M. Hu Jintao, dans la section principale du Quotidien du peuple, organe majeur du Parti [1]. Les mises en scène bien orchestrées de M. Xi jouant au foot, tirant au fusil, tenant son parapluie lui-même ou faisant un détour par un restaurant de petits pains fourrés, et surtout de foules en adoration devant lui, montrent que ce fils du héros communiste Xi Zhongxun n’est pas réfractaire à la mobilisation des masses à la Mao.
De plus, depuis quelques mois, les déclarations tonitruantes contre l’infiltration des « valeurs occidentales » ont fait les gros titres, notamment lorsque le ministre de l’éducation Yuan Guiren s’est insurgé contre les manuels importés qui promeuvent le multipartisme et décrédibilisent le socialisme, déclarant qu’il fallait « éviter à tout prix de disséminer les valeurs occidentales dans les classes [2] ». S’y ajoutent les diatribes contre certaines entreprises américaines (dont Cisco, Apple, Microsoft, Google et Intel), accusées d’être des « avant-postes du gouvernement américain [3] ». Le président chinois, estimant, comme ses prédécesseurs et comme nombre d’intellectuels, qu’une démocratisation rapide et inconditionnelle du pays pourrait être catastrophique, expose une vision essentialiste des « caractéristiques chinoises » : son histoire et sa société sont supposées rendre le pays et le multipartisme démocratique incompatibles. Ainsi, lors d’un discours prononcé devant le Collège d’Europe à Bruges, il a expliqué que « la Chine a déjà expérimenté une multitude de systèmes politiques, [qu’]aucun n’y a fonctionné et [qu’]ils pourraient même avoir des conséquences désastreuses s’ils étaient réintroduits [4] ».
Le contrôle affiché par M. Xi des affaires militaires inquiète également. Tout comme sa stratégie consistant à placer ses proches à des postes-clés de la défense, et une agressivité décomplexée envers l’extérieur. En témoignent les activités et revendications en mer de Chine méridionale, qui contrastent avec la prudence des dirigeants depuis Deng Xiaoping, dont la tactique consistait à faire profil bas et à ne jamais se poser en leader.
L’année dernière, lors de sa visite en France, M. Xi a explicitement annoncé la montée en puissance de la Chine en se référant à une prophétie de Napoléon : « “La Chine est un lion endormi qui fera trembler le monde lorsqu’il s’éveillera.” Eh bien, le lion chinois s’est déjà éveillé, mais il est pacifique, sympathique et civilisé. » Tout en précisant son intention de « faire entendre la voix de la Chine et [d’]injecter plus d’éléments chinois dans les normes internationales [5] ».
Le style simple, la mise en avant d’un dirigeant fort, le culte de la personnalité rappellent l’époque maoïste. De plus, comme Mao en son temps, M. Xi a un avis tranché sur tout, même sur des questions n’ayant pas trait à la politique : la religion, l’éducation, le sommeil ou la prétendue trop grande sensualité de la société. Il a notamment frappé les esprits en décembre dernier en dénonçant la vulgarité du monde de l’art ; il a proposé que les artistes soient « envoyés [à la campagne] vivre au contact des masses chaque année » afin d’y « acquérir un point de vue correct sur l’art » [6] pour ensuite mieux servir les valeurs socialistes, comme au temps de la Révolution culturelle et de l’envoi des jeunes instruits à la campagne.
Le président n’hésite donc pas à puiser dans les slogans et aphorismes du Petit Livre rouge pour mener sa politique, ce que son rival déchu, M. Bo Xilai (en prison pour cause de corruption), avait également entrepris avec beaucoup de succès à Chongqing il y a quelques années. Il a ainsi relancé la « ligne de masse », principe de participation populaire cher à Mao selon lequel les idées éparses des Chinois ordinaires devaient être collectées et concentrées par les cadres communistes à travers de nombreux allers-retours. Sa campagne phare de lutte contre la corruption vise à « tuer les tigres et écraser les mouches », c’est-à-dire les cadres de haut rang et les cadres subalternes. Plus de deux cent mille fonctionnaires ont ainsi été poursuivis en justice. M. Zhou Yongkang, ancien responsable de la sécurité intérieure, est le dirigeant chinois le plus haut placé à avoir été condamné depuis le procès de la « bande des quatre » [7] : il s’est vu infliger une peine de prison à perpétuité début juin 2015. Personne, même parmi les princes ou enfants d’anciens dirigeants du Parti, ne semble épargné. Quatre cent mille autres ont été sanctionnés.
Internet limité, répression accrue
Dans le même temps, la répression s’est renforcée. L’année dernière, près d’un millier de personnes issues de la « société civile » (avocats, militantes féministes, responsables d’associations…) ont été arrêtées, selon Chinese Human Right Defenders, — du jamais-vu depuis la répression de 1989. L’accès à Internet s’est significativement dégradé ces derniers mois, avec une connexion à Google et Gmail plus limitée que jamais, à quoi s’ajoute le blocage sporadique des VPN (virtual private networks, réseaux privés virtuels), la principale bouée de sauvetage des internautes chinois et des expatriés ayant besoin d’un accès libre à l’intégralité de la Toile mondiale (réseaux sociaux, grands médias, revues scientifiques, etc.). On constate un raidissement manifeste de la censure envers des internautes, des journalistes, des artistes, des professeurs, des intellectuels.
Le principe de direction collective élaborée par Deng est remis en cause — ce dernier avait créé une division du travail au sein du Politburo, poussant à la concurrence entre factions et à la construction de coalitions au sein du Parti pour éviter l’émergence d’un nouvel homme fort. M. Xi, lui, cumule les fonctions — secrétariat général du PCC, présidence de la commission militaire centrale, mais également direction de plusieurs organes en charge de la sécurité nationale et de la cybersécurité. Le président apparaît indéniablement comme le dirigeant le plus autoritaire, le plus puissant depuis Mao.
Si les références au Grand Timonier ne manquent pas, il est important de distinguer les éléments du maoïsme résolument écartés. On ne retrouve aucunement dans la politique de M. Xi l’utilisation de la paysannerie comme base politique, ni l’isolationnisme, ni le rejet des institutions mondiales et de la propriété privée, ni le soutien à la révolution armée, ni l’iconoclasme ou le rejet des traditions chinoises, dont la pensée confucéenne. Lorsque Mao est brandi comme figure tutélaire, il s’agit notamment pour M. Xi de gagner en popularité en revitalisant la légitimité morale du PCC et en s’appuyant sur l’aura qu’a gardée l’ancien dirigeant auprès de nombreux Chinois. En effet, si Mao est souvent associé dans l’imaginaire intellectuel occidental à la famine, à une politique économique désastreuse, aux persécutions et au volontarisme idéologique destructeur, il évoque davantage en Chine la puissance et la dignité nationales, l’intégrité, l’égalité socio-économique et entre les sexes, et le progrès industriel. D’après un sondage, certes commandité en décembre 2013 par Global Times, journal proche du Parti, 85 % des Chinois interrogés estimaient que la réussite de Mao l’emportait sur ses erreurs et échecs.
La posture d’homme fort de l’actuel président chinois prend davantage sens si on la replace dans le contexte de crise profonde et d’impératif de modernisation qui contraint l’équipe dirigeante. En effet, M. Xi s’efforce de se présenter comme le sauveur de la nation chinoise, répondant ainsi à une demande forte formulée par les néoconservateurs, tel l’historien Xiao Gongqin [8], depuis le début des années 1990. Pour séduire la population, il mobilise les techniques de communication affinées en Europe et aux Etats-Unis, qui reposent sur la personnalisation du pouvoir et le charisme, plus celles du culte de la personnalité à la soviétique. Ainsi se présente-t-il comme un justicier suffisamment puissant et résolu pour assainir le PCC au moment où une partie de la population s’insurge devant l’ampleur des inégalités et l’opulence des cadres du Parti et de leurs proches. En témoignent les cent cinquante mille soulèvements recensés annuellement ainsi que les débats sur la Toile chinoise. M. Xi s’affiche donc comme un « moine de Shaolin », justicier habile et puissant, arrivant opportunément à la rescousse d’une République populaire et d’un Parti communiste sur le point d’être emportés par la corruption, mais aussi par la pollution, la menace terroriste, l’instabilité au Tibet, au Xinjiang et à Hongkong, par un affaissement de la croissance économique, etc.
La stratégie de M. Xi est de se présenter comme l’homme providentiel, de la trempe d’un Mao, pour permettre à la Chine de traverser des moments difficiles. Il insiste ainsi sur l’idée que le pays traverse une crise sans précédent : « La tâche qui incombe à notre Parti pour la réforme, le développement et la stabilité du pays est plus lourde que jamais, et les conflits, dangers et défis sont plus nombreux que jamais », déclarait-il devant le Politburo en octobre 2014 [9].
Pour répondre à cette situation d’urgence, il monopolise ainsi certains éléments du répertoire maoïste tout en s’affirmant comme un dirigeant moderne. La presse s’est amusée de la mise en ligne de la « petite application rouge » pour smartphones, un genre moderne de « petit livre rouge », qui rassemble les pensées et poèmes favoris de M. Xi [10]. Sa réception permet de jauger de manière indirecte l’accueil que lui réserve la population chinoise. Si certains y voient l’ombre d’une nouvelle Révolution culturelle, l’application est notée 3,5 (sur 5) par ses utilisateurs et figure parmi les cinq premières applications éducatives téléchargées en Chine. C’est d’autant plus important que la moitié de la population utilise un smartphone. Cet indicateur un peu fantaisiste est confirmé par une enquête du Pew Research Center : 92 % des Chinois interrogés disaient faire confiance à leur président en 2014, soit 10 % de plus que pour son prédécesseur Hu Jintao ( [11]. Même les cadres du Parti sont poursuivis
Bien sûr, les sondages sont souvent sujets à caution. Mais les résultats soulignent le fossé qui sépare la manière dont les Chinois évaluent leurs dirigeants du regard des observateurs extérieurs. Ce qui rend manifestement M. Xi populaire auprès de divers pans de la société, ce sont ses efforts pour imposer davantage la Chine sur la scène internationale (ce qui plaît à une grande partie de la jeunesse) ainsi que son impressionnante lutte contre la corruption, qui casse l’image de cadres du Parti intouchables et donne l’impression de rapprocher les dirigeants des citoyens ordinaires. Sans doute les classes moyennes et supérieures sont-elles plus sensibles à sa volonté de poursuivre et d’approfondir la réforme économique. Encore faut-il que la baisse de la croissance ne se traduise pas par une remise en cause de leurs acquis [12].
Le secrétaire général actuel du PCC n’a en effet nullement remis en cause la cooptation, radicalement antimaoïste, des entrepreneurs capitalistes au sein du Parti, que l’ex-dirigeant Jiang Zemin avait formalisée sous la forme des « trois représentations [13] ». Mais dorénavant il s’agit pour lui de promouvoir sa propre pensée plutôt que celle de ses prédécesseurs, afin de marquer l’histoire de nouveaux slogans comme « le rêve chinois » et « les quatre objectifs globaux », à savoir la construction complète d’une société modérément prospère, l’approfondissement de la réforme, l’Etat de droit et la discipline au sein du Parti.
Cela est censé le placer un cran au-dessus de MM. Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012), au niveau des dirigeants de la trempe de Mao et de Deng. Les grandes réformes annoncées de la politique de l’enfant unique (avoir un deuxième enfant est autorisé lorsqu’un des parents est lui-même enfant unique) et des camps de rééducation par le travail (leur abolition a été annoncée), qui ont fait les gros titres en 2013, n’ont, pour l’instant, pas été aussi radicales que prévu. Il faut en tout cas se garder de généralisations, car les réformes entreprises par M. Xi vont dans le sens d’une plus grande ouverture au marché et à la concurrence, et certainement pas d’un retour à la planification maoïste.
Emilie Frenkiel