Depuis plusieurs années, ils alimentent le débat public français, mais depuis les attentats de Paris début janvier, leur retentissement a encore progressé : les chiffres sur les actes antisémites et antimusulmans sont-ils fiables ?
Un recensement relayé par les communautés
La plupart des bilans des actes racistes, antisémites et/ou antimusulmans émanent d’organisations communautaires.
Pour la communauté juive, c’est le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui se charge de diffuser régulièrement des bilans. Le 13 juillet, le CRIF a ainsi dévoilé que le nombre d’actes antisémites avait bondi de 84 % sur les cinq premiers mois de l’année 2015, avec 508 actes recensés de janvier à mai, contre 276 sur la même période en 2014.
L’organisation de représentation politique des juifs de France s’appuie pour cela sur le décompte du Service de protection de la communauté juive (SPCJ, voir par exemple son dernier rapport annuel [1]) : un organe, créé au lendemain de l’attentat de la rue Copernic (1980) pour recenser les actes antisémites sur le territoire français, que le CRIF cosponsorise aux côtés des consistoires (représentations religieuses du judaïsme en France) et du Fonds social juif unifié (un regroupement d’associations qui agissent sur le terrain social pour la communauté juive).
Du côté des musulmans, deux institutions se disputent le décompte des actes visant les Français pour leur pratique de l’islam :
L’Observatoire national contre l’islamophobie, créé en 2011 sous l’égide du Conseil français du culte musulman (CFCM).
Le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), un réseau indépendant créé en 2003, mais « vraiment actif depuis 2010 », expliquaient en 2013 à l’AFP Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, auteurs de Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman (La Découverte, 2013). Le CCIF comptait à l’époque trois juristes salariés à plein-temps.
Des chiffres sous-estimés ?
Ces indicateurs ne sont pas pour autant dépourvus de toute validation officielle. Le Service de protection de la communauté juive et l’Observatoire national contre l’islamophobie travaillent en effet en coopération avec le ministère de l’intérieur pour récolter leurs chiffres. Des chiffres généralement corroborés par la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans ses rapports annuels [2], qui cite également le ministère de l’intérieur comme source.
Les actes antisémites, antimusulmans ou les autres actes racistes recensés par ces différents rapports correspondent donc à l’ensemble des « actions » (attentats, violences, incendies…) et des « menaces » (propos, gestes, écrits) qui ont fait l’objet d’une plainte ou d’une main courante auprès de la police.
Une méthodologie qui a l’avantage d’être plutôt « rigoureuse », mais l’inconvénient d’écarter tous les actes qui restent en dehors des radars de la police. Or, comme l’expliquait début 2014 le sociologue Marwan Mohammed au Monde.fr [voir ci-dessous], « le recensement des plaintes pour mesurer l’islamophobie est une donnée relativement fragile. Dans les études de victimation, on remarque que le taux de plainte est plutôt faible sur ces questions. Nous ne disposons pas non plus d’étude précise sur l’accueil qui est réservé aux victimes d’islamophobie par les policiers. Et la plainte peut ensuite être requalifiée, par exemple en incitation à la haine raciale ».
Un raisonnement que l’on peut étendre au recensement des actes antisémites. Les mises à jour successives des statistiques d’une année sur l’autre montrent à quel point les chiffres proches doivent être pris avec des pincettes : alors que le ministère de l’intérieur (et donc le SPCJ) comptait 371 actes contre les juifs sur l’année 2006 dans son rapport publié en 2007, le bilan définitif pour la même année 2006 a fini par s’établir à 571 cas à partir du rapport 2012. Changements de méthodes au sein des services policiers et des définitions des actes « racistes », « xénophobes » et « antisémites » peuvent ainsi provoquer d’importantes fluctuations des statistiques d’une année sur l’autre.
Qu’est-ce qu’un acte raciste ?
La définition des actes « racistes » recensés dans ces bilans est le fruit d’un travail de concertation entre les organisations communautaires et le ministère de l’intérieur, bien qu’ils s’appuient le plus souvent sur la législation en place. Seuls les actes antisémites sont définis séparément dans la loi française. Les actes antimusulmans rentrent quant à eux dans le cadre plus général des actes racistes ou xénophobes.
Dans l’un ou l’autre des cas, le caractère raciste est lié à « l’appartenance réelle ou supposée » à une ethnie, une race ou une religion : un acte manifestement antimusulman peut donc tout à fait être comptabilisé même si la victime n’est en réalité pas musulmane.
C’est pour pallier ces lacunes que le collectif contre l’islamophobie en France a décidé de compter les actes islamophobes par ses propres moyens : plutôt que de reprendre les chiffres du ministère de l’intérieur, il s’appuie sur les remontées directes des victimes, qu’il assure vérifier à l’aide de documents et de témoignages [3]. Résultat : il recense 691 actes islamophobes en 2013, quand l’Observatoire national contre l’islamophobie n’en compte que 226.
Les actes antisémites explosent-ils vraiment ?
Dans sa présentation des chiffres du Service de protection de la communauté juive, le 27 janvier 2015, le CRIF soulignait que « le point critique a largement été dépassé », relevant que les actes antisémites représentaient 51 % des actes racistes commis en France, alors que les juifs ne sont que moins de 1 % de la population française.
Notons tout d’abord que si le nombre d’actes antisémites a bien doublé entre 2013 et 2014, il ne fait malheureusement que revenir à son niveau de 2009. Encore plus préoccupant : les violences physiques explosent (+130 %) encore plus vite que les « simples » menaces (+ 92 %).
Le nombre d’actes antisémites recensés par le SPCJ
[Tableaux non reproduits ici.]
Les actes antisémites se décomposent entre actions et menaces. Avant 2008, les chiffres ne sont pas suffisamment consolidés pour faire la distinction.
Le CRIF avait également raison de souligner la hausse de 30% de l’ensemble des actes racistes commis en France en un an « est constituée exclusivement par la hausse des actes antisémites », qui dépasse même le total des autres actes racistes, xénophobes et antimusulmans. Si la hausse est incontestablement inquiétante, il apparaît difficile d’établir une véritable tendance, tant les chiffres varient d’une année sur l’autre.
Actes racistes, xénophobes et antisémites
Avant 2011, les outils statistiques ne permettaient pas de comptabiliser convenablement le nombre d’actes spécifiquement anti-musulmans parmi les actes racistes ou xénophobes.
Les premiers chiffres pour l’année 2015 sont alarmants pour les deux communautés : les organisations communautaires ont recensé 508 actes antisémites de janvier à mai (+59 % sur un an), et 274 actes islamophobes de janvier à juin (+ 280 %). Malgré ce bond dramatique des actes et menaces recensés contre la communauté musulmane, la proportion d’actes antisémites rapportée à la taille de la communauté juive (environ 550 000 personnes) devrait rester largement supérieure à celles des actes islamophobes par rapport à la communauté musulmane (entre 2 et 5 millions de personnes, selon les sources et la définition).
Maxime Vaudano
Journaliste au Monde.fr
* Le Monde.fr | 28.01.2015 à 15h07 • Mis à jour le 17.07.2015 à 15h23 :
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/01/28/comment-compte-t-on-les-actes-antisemites-et-islamophobes_4564415_4355770.html
Comment mesure-t-on l’islamophobie en France ?
Les chiffres des actes antimusulmans commis en 2013 et recensés par l’Observatoire national contre l’islamophobie ont été publiés dimanche.
Abdallah Zekri, dirigeant de l’Observatoire contre l’islamophobie et membre du Conseil français du culte musulman (CFCM), devant sa maison dont les murs ont été recouverts de graffitis à caractères racistes, à Nîmes, le 31 octobre.
Passés relativement inaperçus dans le fracas de la manifestation Jour de colère, les chiffres des actes antimusulmans commis en 2013 et recensés par l’Observatoire national contre l’islamophobie ont été publiés dimanche 26 janvier. L’année dernière, 226 actes antimusulmans (164 menaces et 62 actions) ont été enregistrés auprès des services de police et de gendarmerie. Cela représente une augmentation de 11,3 % par rapport à 2012, une hausse plus faible que les années précédentes (+ 34 % en 2011, + 28,2 % en 2012).
Parmi les actes en forte augmentation, les responsables de l’Observatoire s’inquiètent des agressions de femmes voilées. Une quinzaine en Ile-de-France et au moins quatre en Champagne-Ardennes ont fait l’objet de plaintes. « Cela confirme le climat malsain qui existe dans notre pays et qui est favorisé par certaines déclarations des hommes politiques », commente le président de l’Observatoire, Abdallah Zekri, qui, au début de 2013, avait déposé plainte contre Jean-François Copé à propos de son anecdote sur les pains au chocolat, avant de la retirer. L’année dernière, en octobre, M. Zekri avait vu son propre domicile tagué d’insultes du type « Heil Hitler » ou « Les Arabes dehors ».
DES CHIFFRES « EN DESSOUS DE LA RÉALITÉ »
L’Observatoire comptabilise les plaintes transmises au parquet grâce à des remontées de terrain. « Les responsables régionaux du CFCM [Conseil français du culte musulman], les recteurs de mosquée, les policiers me tiennent au courant », explique M. Zekri, qui ensuite confronte ses chiffres à ceux recensés par les services du ministère de l’intérieur lors d’une réunion trimestrielle Place Beauvau. « A deux ou trois actes près, nous tombons toujours sur les mêmes données », constate le président de l’Observatoire, pour qui ces « chiffres sont en dessous de la réalité ». « Il y a au moins 20 % des personnes qui ne vont pas porter plainte », estime-t-il.
Une analyse confirmée par les chercheurs, tel le sociologue Marwan Mohammed, qui a consacré un chapitre de son livre Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, coécrit avec Adbellalli Hajjat, à la mesure de l’islamophobie. « Le recensement des plaintes pour mesurer l’islamophobie est une donnée relativement fragile. Dans les études de victimation, on remarque que le taux de plainte est plutôt faible sur ces questions. Nous ne disposons pas non plus d’étude précise sur l’accueil qui est réservé aux victimes d’islamophobie par les policiers. Et la plainte peut ensuite être requalifiée, par exemple en incitation à la haine raciale », explique M. Mohammed.
DES DIVERGENCES POLITIQUES
Les chiffres de l’Observatoire sont par exemple très inférieurs à ceux du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui a lui choisi de recenser les actes sur la base de déclarations de citoyens ou de remontées médiatiques. Ainsi, en 2012, le CCIF avait-il colligé 469 actes islamophobes, tandis que l’Observatoire en avait relevé 201.
Ces divergences sur les chiffres reflètent aussi les divisions politiques entre l’Observatoire et le CCIF. Emanation du Conseil français du culte musulman (CFCM), l’Observatoire a été créé en juin 2011, quelques mois après la signature d’une convention entre le ministre de l’intérieur de l’époque, Brice Hortefeux, et le CFCM pour « mieux suivre » les actes islamophobes. « Nous avions parlé de ces problèmes avec Brice Hortefeux en août 2010 au moment de la signature de la convention. Quand une enquête parlementaire nous a été refusée en 2011 sur ce sujet, nous avons décidé de prendre le taureau par les cornes en créant notre propre structure », se souvient Abdallah Zekri.
Une proximité avec le pouvoir régulièrement dénoncée par le CCIF. Les porte-parole de ce collectif, qui fut à sa naissance proche de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), plus rigoriste, adoptent volontiers un ton plus polémique. Après le contrôle d’une femme voilée à Trappes qui avait dégénéré en émeute en juillet 2013, le CCIF avait ainsi accusé les policiers d’islamophobie.
Les chiffres de l’Observatoire restent donc plus en conformité avec les chiffres recensés par le ministère de l’intérieur. « De fait, aujourd’hui, les chiffres de l’Observatoire sont ceux fournis par Beauvau », analyse M. Mohammed, pour qui l’islamophobie reste mesurable à conditions de croiser les données.
Le chercheur explique s’appuyer sur les dépôts de plainte, sur les chiffres du CCIF, mais aussi sur les enquêtes sociologiques, comme le document « Trajectoires et origines », réalisé par l’Institut national des études démographiques et l’Institut national de la statistique et des études économiques, les études d’opinion de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui pointent régulièrement une hausse des préjugés antimusulmans, ou encore les différents testings.
Matthieu Goar
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr | 28.01.2014 à 17h55 • Mis à jour le 29.01.2014 à 15h02 | Par Matthieu Goar :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/01/28/la-difficile-mesure-de-l-islamophobie_4355742_3224.html