Soyons honnêtes, ces mots ne sont pas ceux qu’emploie le Québécois Yves Gingras dans son dernier ouvrage, « L’Impossible dialogue – Sciences et religions » paru aux Presses Universitaires de France (PUF, 423 pages, 21 euros). Mais ils résument son propos, certes de manière un peu cavalière.
L’historien et sociologue des sciences, au début de sa carrière, ne s’attendait pas à écrire sur ce sujet considéré comme dépassé. Malgré quelques vagues « new age » dont Le Tao de la physique de Fritjof Capra constitue un exemple majeur. Puis, dans les années 1990, ont fleuri les tentatives de « dialogue« , de « convergence » et autres rapprochements entre sciences et religions. Une nécessaire conversation selon les uns, voire des retrouvailles selon les autres. Et mêmes des « concordances« , lorsque les exégètes prétendent faire coïncider la Bible avec la géologie et la cosmologie ou le Coran voire le bouddhisme avec la physique quantique. Trouver à toute force des accointances entre le discours rationnel et scientifique sur l’Univers matériel, les sociétés et l’histoire humaines – sans oublier psychologie et religions – et celui de ces dernières.
Des millions de dollars pour le dialogue science/religions
Ainsi, l’expression « dialogue between science and religion » dans le corpus anglais de Google Books Ngram Viewer sur la période 1939/2008 montre un pic en 2001 après une croissance fulgurante à partir de 1995. Le résultat de l’action convergente de « plusieurs courants idéologiques« , montre Gingras. Parfois sous des formes très organisées et fortement financées de fondamentalismes religieux comme l’action de la Fondation Templeton [1], dont l’homologue islamique pourrait être le Center for islamic studies fondé par le chimiste Muzaffar Iqbal.
L’ingérence de la Fondation Templeton dans le fonctionnement même de la science et des Universités à l’aide de bourses généreuses (plus de 50 millions de dollars entre 1996 et 2013) dont bénéficient des scientifiques aux convictions religieuses – comme les physiciens Paul Davies ou John Barrow – se révèle très efficace (selon un mode déjà expérimenté avec succès par des lobbys industriels comme celui des cigarettiers [2]). Mais que l’on retrouve jusque dans le travail historique universitaire lorsqu’une « microhistoire » des sciences insiste sur les opinions religieuses de tel ou tel scientifique alors que la question posée est celle de la relation entre institutions (Eglises au sens large et activités scientifiques) et que le lien supposé entre la production scientifique et la conviction religieuse des chercheurs n’est pas très heuristique quant au succès de la première. Niant le conflit, appelant à « concilier » Bible, Coran, religions et sciences, ce discours a truffé colloques savants et gazettes grand public (comme l’affirmait un directeur de la rédaction à Libération « un titre Dieu et la science, cela fait vendre ! »… [3].
Dans un tel contexte, le livre d’Yves Gingras, d’une grande clarté conceptuelle, aisé à lire [4] de par son organisation rigoureuse et reposant sur une érudition maîtrisée [5], vient à point. Le lecteur y trouvera tout d’abord un retour sur « l’Affaire Galilée » bienvenu tant elle a donné lieu à des présentations trop romancées. La dernière en date est celle de l’Eglise qui, sous le mandat de Jean-Paul II, a tenté de se tirer « cette épine du pied » à son honneur. Ce qui est pour le moins compliqué et débouche sur des contorsions et des contrevérités. Qu’il s’agisse du traitement réservé au savant, cruel jusqu’à sa mort. Ou la prétention du cardinal Poupard – en 1994 ! – de faire du Cardinal Bellarmin un meilleur épistémologue que Galilée alors que le scientifique italien se révèle non seulement sans rival sur ce terrain mais meilleur chrétien que le prélat, en l’avertissant qu’il prend le risque de voir l’Eglise, un jour, traiter d’hérétique celui qui niera le mouvement de la Terre autour du Soleil.
Plutôt qu’un dialogue sympathique, les relations entre sciences et religions, singulièrement la chrétienne, furent surtout un conflit que certains ont vécu « à mort ». Non seulement par la fin tragique de Giordano Bruno, brûlé vif à Rome en 1600, mais surtout par le lent, graduel mais inexorable processus qui vit la science expulser la religion de domaines toujours plus vaste de la pensée humaine sur l’Univers. Physique, astrophysique, cosmologie, géologie, biologie, puis anthropologie, histoire et sciences sociales… partout Dieu est passé d’une position centrale à la « périphérie » des sciences. Comme lorsque Buffon dans son Histoire naturelle ne mentionne l’action de Dieu que comme celui qui donne « le branle » à l’Univers puis s’efface pour laisser place à la physique et ses lois. Mais le mouvement s’est poursuivi jusqu’à son expulsion. Le triomphe de l’approche rationaliste des phénomènes à élucider s’est accompagnée de « l’exclusion corrélative de Dieu du champ scientifique« , écrit Yves Gingras. Le philosophe Arthur Schopenhauer, cité par l’auteur, le dit à sa manière : « le savoir est une matière plus dure que la foi, si bien que, s’ils s’entrechoquent, c’est la foi qui se brise. »
L’expulsion lente et inexorable de Dieu
Les esprits forts l’ont perçu dès le début de l’aventure. Ainsi souligne l’auteur, c’est dès 1671 que Jacques Rohault écrit : « la théologie et la philosophie (la science, note de SH) ont des principes différents ; la théologie est fondée sur l’autorité et la révélation et la philosophie n’est fondée que sur la raison d’où il suit que l’on peut traiter l’une sans l’autre« . Que les théologiens s’occupent du « surnaturel » et de ‘l’extraordinaire » et qu’ils laissent les scientifiques s’occuper, plus modestement, de « l’ordinaire » et du « naturel » où les miracles n’ont pas de place. Cette séparation épistémologique va permettre l’autonomisation de la science… et ceci malgré les convictions religieuses souvent maintenues des scientifiques eux-mêmes. Pour autant, souligne avec ironie Gingras, l’espace absolu de Newton a été beaucoup plus utile et utilisé par les physiciens jusqu’à Einstein que son idée qu’il s’agissait là du sensorium Dei.
A cette expulsion lente mais inexorable, les institutions religieuses ont résisté. L’Eglise catholique en particulier qui a usé et abusé de tous ses moyens pour « censurer » la science jusqu’au début du 20e siècle. En 1950 encore, Pie XII, dans Humani generis semble autoriser les scientifiques catholiques à mener des recherches sur l’évolution des espèces mais « à la condition que tous soient prêts à se soumettre au jugement de l’Eglise, à qui le Christ a confié le mandat d’interpréter les écritures et de protéger la foi ». Pour enfoncer le clou en affirmant ensuite que l’hypothèse de la fixité des espèces est « égale » à celle de l’évolution.
Dialogues et divagations
Avec un tel passif, Yves Gingras s’étonne que des historiens aient par la suite, et surtout depuis vingt ans, avancé l’idée que le conflit entre science et religion serait un « mythe ». Quant au « dialogue » actuel, il faut bien avouer que seules les religions et leurs porte-paroles en font la demande… dans une curieuse quête de crédibilité auprès des sciences auréolées de leurs succès. En examinant un à un les composantes de ce dialogue, l’auteur les réduits à… « l’intersection vide de deux univers de discours ». Et règle leurs comptes avec ironie au « principe anthropique » (dont le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine estimait « qu’il ne signifie rien » et autres expériences de Carmélites en méditation sous IRM censées montrer que cette méditation « n’est pas réductible à une pure activité neuronale« . Sans oublier les divagations de physiciens fondant l’immortalité de l’âme sur la physique quantique, les dérapages commerciaux habillant de « divin » le boson de Higgs et autres « mélodie secrète » mêlant physique et vision enchantée de la nature. Le paysage français sera lui, dans les années 1990 et 2000 contaminé par l’action de l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP), animé par Jean Staune et abondamment financée par la fondation Templeton. Quant au discours officiel de l’Eglise catholique, Benoit XVI en revenait aux « fondamentaux », comme au rugby : soumettre la raison à la foi. Bref, le conflit entre croyances et savoirs est toujours là, comme le montrent les difficultés des archéologues américains confrontés au refus de groupes autochtones de voir des squelettes fossiles soumis à investigation. Le livre d’Yves Gingras vient donc au moment idoine pour remettre les pendules de la raison à l’heure.
Passionné par frère Marie-Victorin [6], l’un des fondateurs de l’élan scientifique québécois dans les années 1920, Yves Gingras ne pouvait manquer de reproduire son sage conseil, d’autant plus perspicace qu’il provient d’un homme de foi, aux uns et aux autres : « laisser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles [7], vers leurs buts propres. »
Sylvestre Huet, 27 septembre 2016