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« Tout ce qui était humain devient étranger »
Heiner Müller
« L’universel, c’est le local moins les murs »
Miguel Torga
Au cours de la Révolution française émerge une figure moderne de l’étranger, déterminée par son rapport à l’État-nation, en rupture avec le cosmopolitisme des Lumières. L’opposition national/étranger prend alors le pas sur le clivage philosophique humanité/sauvagerie. Dans la tradition cosmopolitique, l’espace public nouveau ne conçoit pas encore la clôture du national. Illimité, il demeure garanti par l’universalité de la Raison. C’est pourquoi la déclaration des Droits est universelle. La nation qui se constitue dans l’épreuve se pense d’abord comme un exemple offert au genre humain.
La Convention n’est qu’une réalisation partielle du congrès de l’univers.
Métamorphoses de l’étranger
Anacharsis Cloots est le représentant typique de cet universalisme. Pour lui, la notion même d’étranger est « une expression barbare » qui traduit « le morcellement du monde », mais la nature ne connaît point d’étranger. Son propre destin illustre parfaitement le changement de perspective opéré à travers l’expérience révolutionnaire. Dans l’élan initial, l’idée de patrie prime celle de nation. La patrie d’un peuple libre, insiste Saint-Just, « est ouverte à tous les hommes de la terre ». « Lieu de l’agir révolutionnaire », selon l’expression de Sophie Wahnich, la patrie signifie une appartenance politique volontaire.
Aussi la bizarrerie que constitue « le patriote étranger » est-elle alors parfaitement concevable. Elle exprime un ralliement à des valeurs et à un message appelés à se propager dans le monde entier. Pour Cloots, il n’y a aucune raison d’inscrire la souveraineté dans un espace délimité quel qu’il soit, département, district, canton ou municipalité. À ses yeux, la cocarde nationale est « un assignat sur la copropriété du monde ». Son « système de la libération générale » n’admet « ni colonies, ni métropoles, ni différences de couleurs, ni différences de nations ». La territorialisation de la souveraineté est toujours arbitraire puisqu’en définitive « chaque homme est un souverain » et l’acteur direct de la seule souveraineté concevable, celle universelle de l’espèce. Dans cette vision cosmopolitique radicale, l’étranger est d’abord un ami et un élément constitutif de l’universalité annoncée : « Nous brouterions l’herbe sans les étrangers. »
Le durcissement de l’État moderne et la cristallisation nationale à travers l’épreuve de la contre-révolution et de la guerre vont provoquer l’éclatement du consensus philanthropique originel au profit d’une nouvelle représentation de la souveraineté nationale. Danton contribue alors à l’élaboration mythique des « frontières naturelles ». Dans son discours du 12 décembre 1793, Robespierre attaque Cloots en tant que « prédicateur intempestif de la République une et universelle ». Son cosmopolitisme rejoint le fédéralisme girondin dans le dénigrement de l’État centralisateur. Sa défense d’une citoyenneté universelle, où l’individu seul est l’ultime souverain, mine le sentiment désormais exalté d’une appartenance nationale envers laquelle l’étranger devient suspect de possible collusion avec l’ennemi. Cloots devient alors « un baron allemand », « un prussien », « un étranger qui veut être plus démocrate que les Français ». Il est hautement significatif d’entendre reprocher à Cloots d’avoir « habité la France en nomade ». Réfractaire au procès de territorialisation accélérée, le nomadisme devient bien un péché capital contre la République [1].
L’évolution des rapports entre nationalité et citoyenneté au fur et à mesure de l’approfondissement révolutionnaire puis de la réaction thermidorienne illustre bien ces transformations de l’image de l’étranger, en fonction de la référence de plus en plus dominante au national. Il est à souligner que, dans les procédures d’accès à la citoyenneté définies par les Constitutions de 1791, 1793, et ultérieurement, intervient toujours un double critère de temps et de lieu : de naissance ou de résidence, et de durée de la présence sur le territoire. La citoyenneté implique donc fondamentalement une construction spatio-temporelle de l’appartenance politique.
Dans la Constitution de 1791, l’accès à la citoyenneté pour les résidents nés hors de France requiert cinq ans de « domicile continu » sur le sol français, « s’ils y ont en outre acquis des immeubles ou épousé une Française, ou formé un établissement d’agriculture ou de commerce et s’ils ont prêté le serment civique ». Ces conditions, qui font prévaloir un droit du sol corrigé par le droit du sang pour « ceux qui sont nés hors de France d’un père français », donnent accès à la citoyenneté passive. Elles font l’objet d’une critique significative de la part du citoyen américain Joël Barlow, partisan convaincu d’une citoyenneté nomade, dérivée d’un droit naturel et découplée de la nationalité : « Je suis persuadé que, lorsque la société se trouvera érigée sur le pied qu’il faut, les citoyens d’un État quelconque regarderont les citoyens de tout autre État comme leurs frères et comme leurs camarades, citoyens du monde, et, dans ce cas, ceux qu’on appelle des étrangers, lorsqu’ils s’établiront parmi eux, n’auront qu’à simplement déclarer leurs intentions de résidence pour obtenir les titres nécessaires à tous les droits dont jouissent les natifs. Je désirerais fort que les Français donnassent l’exemple de cette générosité, comme ils l’ont fait en tant d’autres bonnes choses [2] ». La communauté souveraine ainsi définie est une communauté politique ouverte aux membres étrangers comme nationaux. Son citoyen peut y cumuler différentes nationalités.
Cette conception ouverte de la citoyenneté ne résiste pas à l’épreuve particularisante de la guerre. La Constitution du 24 juin 1793 donne de la citoyenneté la définition la plus élargie, qui marque l’apogée du processus révolutionnaire : « Art. 4. – Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; – Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. » Ce texte radicalise le droit du sol et réduit au minimum – un an – la durée de résidence exigée. Dans le rapport entre citoyenneté et nationalité, il met ainsi l’accent sur le premier terme. L’altérité est alors principalement politique. Anacharsis Cloots et Thomas Paine sont élus et siègent de plein droit à la Convention. L’ennemi n’est pas l’étranger, mais l’allié politique de l’Europe des Rois.
Mais la contradiction entre l’universalité proclamée et la particularité de la forme nationale éclate dans la loi sur les étrangers présentée par Garnier de Saintes le 1er août 1793 à la Convention. Il propose de distinguer le bon étranger par le port d’un brassard tricolore et l’affichage d’une liste dans les mairies. Il recommande de chasser du territoire « ces étrangers trop longtemps protégés ». Il préconise une institutionnalisation par la loi de l’hospitalité publique grâce à la délivrance de certificats d’hospitalité. L’hospitalité n’est plus dès lors un acte amical d’accueil volontaire. Elle doit être demandée et méritée. Elle est engloutie par la suspicion dès lors que la population est invitée à l’exercice systématique de la surveillance et que l’espace public annule l’espace privé. L’étranger en tant que tel devient doublement suspect « vis-à-vis du temps et de l’espace réels où se joue le destin de l’humanité », souligne Sophie Wahnich, parce qu’il représente désormais un avant et un ailleurs.
La logique de guerre fait son œuvre malgré les mises en garde de Saint-Just contre « ce péril chimérique de nationaliser la guerre ». Ce changement de climat transparaît dans les discours. Lors du débat constitutionnel, le 11 juin, le député Mazoyer protestait déjà « contre le cosmopolitisme du jour, cette philanthropie puérile ». En donnant à la nation un contenu affectif, en réclamant une nation du cœur et non de la seule raison, le député Basire traduit le recul de l’universalité de la Raison devant les particularismes de l’appartenance nationale. Il accuse : « Vous livrez la Convention aux étrangers. » Bientôt, par le décret du 5 nivôse An II relativement aux étrangers membres de la Convention nationale, les députés étrangers, Cloots et Paine, seront exclus du droit de représenter le peuple français. La patrie se confond désormais avec l’espace national. Le congrès français ne s’inscrit plus dans la perspective d’un « congrès de l’univers ». Le « parti de l’étranger » devient la figure de toutes les peurs et le fantasme de la purification s’installe dans le vocabulaire lorsqu’il s’agit de « purger la patrie de ses ennemis déclarés ». Les Constitutions thermidoriennes parachèveront la territorialisation de la citoyenneté en rallongeant sans cesse le délai de résidence requis. Alors qu’en 1790 on pouvait débattre de la naturalisation en bloc de tous les étrangers résidant en France, afin de « prouver à tous les peuples que nous sommes leurs frères et leurs amis », le Directoire rétablit l’expulsion administrative et le rapporteur du projet sur les passeports estime qu’il revient à la France de poser « les bases d’une police respective entre les nations ».
Ainsi se dénoue provisoirement, dans le triomphe du paradigme national, ce que Sophie Wahnich appelle « le paradoxe de l’étranger » ou « le paradoxe de l’universalité annoncée ». La « territorialisation des identités » avoue « une clôture du projet révolutionnaire ». Dans l’élaboration du couple étranger/national, le premier est désormais voué à représenter ce qui résiste à l’incorporation au corps imaginaire de la nation. Il incarne l’autre de la révolution, l’altérité irréductible de l’ennemi, du traître, ou du sauvage.
La figure de l’étranger connaît de nouvelles métamorphoses, soulignées par Hannah Arendt, à l’époque de l’impérialisme. Observateur du phénomène en plein essor, Lénine constate : « Le capitalisme a créé une sorte particulière de transmigration des peuples. Les pays dont l’industrie se développe rapidement, utilisant davantage de machines et évinçant les pays arriérés du marché mondial, relèvent chez eux les salaires au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés des pays arriérés. Des centaines de milliers d’ouvriers sont ainsi transplantés. Le capitalisme avancé les fait entrer de force dans son tourbillon, les arrache à leurs contrées, les fait participer à un mouvement historique mondial et les met face à face avec la classe internationale puissante et unie des industriels [3] ».
Dès le milieu du XIXe siècle, un sentiment diffus de décadence et de pourrissement de la race sous l’effet du mélange hante l’Europe. La frontiérisation coloniale opère une clôture de l’espace étatique. À l’âge de l’impérialisme, la transformation des nations en races est érigée en principe d’organisation des foules. Émerge alors un « nationalisme tribal » tardif parmi les peuples qui ne sont pas parvenus à l’accomplissement de leur révolution nationale. La nation apparaît aussi comme le moyen de contenir, au nom de l’union sacrée, « la guerre civile permanente entre les classes » : « Quand les Russes seront devenus des Slaves, quand les Français auront assumé le rôle de chefs d’une force noire, quand les Anglais se seront changés en « hommes blancs », comme déjà, par un désastreux sortilège, tous les Allemands sont devenus des Aryens, alors ce changement signifiera lui-même la fin de l’homme occidental. Peu importe ce que les scientifiques chevronnés pourront avancer : la race est, politiquement parlant, non pas le début de l’humanité, mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre nature [4] ».
En ce siècle des réfugiés, Hannah Arendt considère le droit d’asile ou de refuge comme le test par excellence des droits de l’homme, l’épreuve de leur universalité. La perte d’un « lieu différencié dans le monde », la privation d’un « lieu dans le monde qui rend les opinions significatives et les actions efficaces », lui apparaît comme la « privation fondamentale des droits de l’homme ». L’exercice d’une citoyenneté, la reconnaissance d’un lien politique de liberté restent pour elle attachés à ce lieu habitable. À défaut, le déracinement du monde provoque la quête d’un réenracinement céleste (religieux). Or, depuis la Première Guerre mondiale, chaque événement « a inéluctablement ajouté une nouvelle catégorie à ceux qui ont dû vivre hors du giron de la loi » : le groupe le plus ancien des sans-foyer (Heimatlosen) produit par le traité de Versailles et la dissolution de l’Autriche-Hongrie. Vilno devient alors la capitale des apatrides, placés devant l’alternative du rapatriement ou de la naturalisation. Mais l’intégration à l’État-nation demeure réversible, ainsi qu’en attestent les « dénaturalisations » décidées par la République française qui en a donné l’exemple dès 1938.
Le séisme de la guerre et l’épreuve de la crise économique des années trente génèrent deux formes majeures du déclassement social et civique : les sans-travail et les sans-patrie. Cette double exclusion entraînant la plupart du temps une forme moderne de nomadisme des sans-logis ou sans-domicile, ce sont les repères fondamentaux de l’existence, la manière même d’habiter le monde en cohabitation et coresponsabilité, qui se trouvent anéantis. Hannah Arendt voit dans le phénomène des « réfugiés » une « plaie massive de l’histoire humaine », une perte radicale de toute identité attachée au droit de vivre quelque part, de se reconnaître en un lieu plutôt que de faire corps. Elle entrevoit en effet la terrible logique des identités sans lieu, de leur appétit de racines et d’appartenances sécuritaires, alors que le lieu habité, en tant qu’espace de citoyenneté ouvert, peut accueillir des différences.
Aujourd’hui, la masse des populations menacées d’apatridie, condamnées à se déplacer dans une sorte de no man’s land civique, sans pouvoir inscrire leur citoyenneté dans la référence à un État, ne cesse de croître.
L’époque de la mondialisation et du « déplacement du monde » entraîne une nouvelle distribution des figures de la race et de la nation, du national et de l’étranger. L’ampleur du phénomène : on estime aujourd’hui à 130 millions (un peu plus de 2 %) la part migrante de la population mondiale. Mais cette moyenne cache des inégalités profondes. Les mouvements entre pays dits du Sud sont beaucoup plus massifs que les migrations du Sud vers le Nord. Ainsi 10 % des populations africaines sont en mouvement et la ceinture méditerranéenne est en pleine mutation. La distinction entre migration économique et asile politique est plus que jamais incertaine [5].
C’est pourquoi le droit d’asile est un enjeu symbolique crucial dans la bataille de la citoyenneté : qui exclure ? qui inclure ? La notion désormais classique de « réfugié » se trouve débordée par la confusion entre asile et immigration économique, par la fusion des « personnes déplacées », au double sens où elles n’ont plus de place et ne sont plus à leur place [6]. La condition identitaire contemporaine devient aléatoire et l’État ne semble plus détenir la clef de la différence entre inclusion et exclusion. Si la machine à exclure fonctionne toujours, sa frontière devient intérieure. L’étranger est « dedans », dans la reconstitution des ghettos et banlieues, dans la géopolitique de l’exclusion interne, dans le chevauchement du privé et du public mis en évidence par la controverse sur le voile islamique (signe public ostentatoire ou pratique vestimentaire privée ?).
L’époque redécouvre simultanément le nomadisme et le pré carré, les migrations forcées et l’assignation à résidence, l’imbrication des territoires et le croisement des populations : « Que vaut un ordre politique strictement territorialisé lorsque l’importance des réseaux humains et des flux de biens contribue inévitablement à redessiner les notions de sécurité, d’intérêt national, de souveraineté et d’espace [7] ? ». Les réseaux financiers et informationnels transgressent la souveraineté étatique, sous sa protection ou avec son appui. Quoi de plus ancré, arrimé à un pouvoir, et en même temps de plus circulant et fluide que la monnaie ? Les flux de biens, de devises, de messages, de plus en plus denses, transpercent les frontières. Les espaces se déforment en fonction des contraintes. La dialectique entre pouvoirs et réseaux les façonne et les remodèle. Les concurrences de territoires et de réseaux se superposent aux luttes de classes dans un brouillage des lignes de front. Des espaces-refuges et des contre-espaces d’appartenances et d’identités délocalisées se constituent (sectes, mafias).
La panique identitaire apporte ses réponses défensives à la privation, à l’exclusion multiforme des « sans », au nomadisme moderne des sans-papiers, sans-logis, sans-emploi, des sans quelque chose, sans place dans le monde, des déplacés et des fins de droits. On ne sait plus très bien comment habiter la terre, ni si cette terre restera habitable. La réponse ne réside certainement pas dans la quête désespérée de racines ou de sédentarisation, mais plutôt dans la capacité encore incertaine à donner forme à la déterritorialisation qui peut être aussi une sécularisation : l’habitation et non le peuplement d’un espace profane. Telle est en tout cas l’utopie du « voyageur de l’incroyance », du sans-patrie « au sens flatteur », que Nietzsche inspire à René Schérer : « Nous, sans-patrie, sommes par la race et l’ascendance trop multiples et trop mélangés, en tant qu’“hommes modernes”, et par conséquent peu tentés de prendre part à cette auto-admiration raciale et cette impudeur mensongère dont on fait aujourd’hui étalage en Allemagne comme signe de la mentalité allemande [8]. »
Une cosmopolitique de notre temps
Ouverte à l’autre, la philosophie des Lumières est foncièrement cosmopolitique. Différent de l’ancien cosmopolitisme stoïcien, ce cosmopolitisme moderne traduit une nouvelle vision du monde, pluraliste et perspectiviste, consécutive à la conquête du nouveau monde. Le terme est consacré au milieu du XVIIIe siècle par Le Cosmopolite ou le citoyen du Monde de Fougeret de Montbron. Grand penseur de cette intersubjectivité constituante, Kant avance, dans son Projet de Paix perpétuelle, l’hospitalité universelle comme le seul principe inconditionnel de droit international, principe réciproque puisque, la terre étant ronde, on est inévitablement conduit à s’y rencontrer, à s’y croiser, à s’accueillir les uns les autres. Avec l’idée d’une planète désormais explorée la gestation du principe national, illustré par les révolutions française et américaine, le problème d’un « nouvel ordre mondial » se trouve alors posé une première fois. En effet, « le problème de l’établissement d’une constitution civile parfaite dépend du problème de l’établissement d’une législation qui règle les relations extérieures des États et ne peut être résolu sans lui [9] ». Il s’agit par conséquent « d’introduire une force unifiée et, par suite, une situation cosmopolitique de sécurité publique des États ».
Ce projet hante depuis toutes les tentatives institutionnelles d’établir une coopération pacifique entre États, de la Société des nations à l’Organisation des Nations unies. Au moment où il écrit son Idée d’une histoire universelle, Kant comprend bien que sa proposition puisse apparaître incroyablement « romanesque ». Mais il maintient son projet à vrai dire « étrange et apparemment absurde » de « vouloir rédiger l’histoire d’après l’idée du cours qu’il faudrait que le monde suive ». Car l’idée que l’on se fait de l’histoire peut jouer un rôle par elle-même et favoriser l’avènement d’un millénium philosophique. Si l’objectif poursuivi n’est pas promis avec certitude, il n’en contribue pas moins à fixer le but de l’effort à fournir. Ce but sera donc celui d’un « grand organisme politique futur », d’un « État cosmopolitique universel » qui arrivera un jour à s’établir [10].
L’idée de cet État cosmopolitique universel, dans le contexte même où elle est formulée, est étroitement associée à celle d’un « progrès régulier du perfectionnement de la constitution politique sur notre continent », et à la recherche obsédante d’un « fil conducteur » permettant de démêler le sens de l’histoire universelle. Elle présuppose une universalité abstraite de la Raison, équitablement répartie et partagée, qui doit venir à bout des ombres et des préjugés. Dans son portrait de Voltaire, « dernier écrivain heureux », Roland Barthes a bien souligné cet optimisme d’une époque où tout semble devoir s’arranger avec le triomphe des Lumières. Contrairement à cette attente, la Révolution française devait porter à l’avant-scène deux formes contemporaines du conflit : la guerre moderne entre nations et la lutte acharnée entre les classes.
À l’épreuve de cette double expérience, l’universalité cosmopolitique des Lumières se transforme en universalité internationaliste du mouvement prolétarien. L’espace cosmopolitique de Kant est encore, comme celui de Newton, homogène et vide. L’espace international de Marx, de Rosa Luxemburg, de Lénine, sera rempli de classes, de nations, de rapports de dépendance et de domination façonnés par la circulation du capital et l’expansion impérialiste.
L’internationalisme, c’est précisément la conjugaison du national et du social sous condition du social. Les solidarités de classe transgressent les frontières et cherchent toujours à reconnaître, dans le camp opposé, un autre soi-même. Mais ces solidarités ne peuvent pas ignorer l’organisation spatiale et géopolitique. Le monde n’est pas, comme voulait le croire Cloots, une somme d’individus doués de raison, directement plongés dans une intersubjectivité éthique et communicationnelle. Leur existence concrète est le produit de multiples déterminations, sociales, nationales, sexuelles. C’est bien cet espace réel, et non pas imaginairement neutre, qu’il convient d’organiser sur d’autres principes, internationalement. Stratégiquement parlant, cela signifie que « le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation », et il est « encore par là national ». C’est seulement « du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation » que « tombe également l’hostilité des nations entre elles [11] ».
L’histoire du mouvement révolutionnaire depuis la moitié du XIXe siècle se joue dans cette dialectique des classes et des nations. Les révolutionnaires internationalistes sont, à leur manière, des pionniers du « sans frontières » et du « sans papiers ». Jan Valtin, bourlinguant, « sans patrie ni frontière ». Trotski, errant de Alma Ata à Prinkipo et Coyoacan sur une « planète sans visa ». Che Guevara, arpentant les Amériques, le Vietnam et le Kivu, pour échouer en Bolivie. Et les footloose rebels de l’IWW. Marx lui-même, et Lénine dans son train plombé.
Tous ceux-là ont rêvé, grand angle, d’une citoyenneté mondiale et d’une fraternité planétaire. L’espace les a rattrapés et dépassés. Le rêve a viré au cauchemar. L’« erreur » du socialisme de Staline comme celui des socialistes prompts à l’union sacrée n’est autre chose que le « socialisme national », utopique et réactionnaire, le « socialisme dans un seul pays ». Cette utopie réactionnaire s’accommode d’ailleurs fort bien d’un internationalisme abstrait, dominical, sans contenu pratique, comme d’un « internationalisme socialiste » (sinistre formule consacrée sous Brejnev pour légitimer un droit d’ingérence bureaucratique dans les pays frères).
La réalité nationale ne saurait être purement et simplement absorbée dans le socialisme pur de la lutte des classes, parce que les nations pour une époque donnée, « les particularités nationales forment l’originalité des traits fondamentaux de l’évolution mondiale » : « L’originalité nationale représente le produit final le plus général de l’inégalité du développement historique [12] ». C’est pourquoi la lutte révolutionnaire commence sur l’arène nationale, à l’échelle où se nouent les rapports de forces inscrits dans un espace politique donné, mais s’élargit et se poursuit de manière ininterrompue à l’échelle internationale, car « c’est seulement à l’échelle mondiale qu’on pourra réconcilier le développement inégal de l’économie et de la politique [13] ».
Sous le choc de la Première Guerre mondiale, Lénine a parfaitement saisi, en relisant la grande Logique de Hegel, cette dialectique révolutionnaire de l’universel et du singulier, qui n’intervient pas dans la cosmopolitique des Lumières. Lorsqu’Hegel parle de « l’universel qui englobe en soi la richesse du particulier », Lénine souligne dans les marges de son exemplaire annoté : « Formule magnifique ! “Pas seulement abstraitement un universel, mais l’universel qui englobe en soi la richesse du particulier, de l’individuel, du singulier” (toute la richesse du particulier et du singulier !) !! Très bien [14]. » La politique constitue l’inscription dans un espace-temps particulier d’une universalité de l’espèce, non pas donnée naturellement, mais visée et réalisée historiquement.
La mondialisation comme achèvement cosmopolitique de l’idéal des Lumières signifierait alors l’extinction de la politique dans l’administration mondiale des choses et dans la morale privée. Or, la dialectique de l’universel et du particulier, de l’enrichissement mondial et de l’appauvrissement du particulier, continue à jouer, de sorte que « chaque nouveau cran dans la mondialisation techno-économique hausse d’un cran équivalent la balkanisation ethno-culturelle de la planète [15] ». L’unification marchande déplace ailleurs le principe de différenciation qu’elle prétend abolir. Elle ne produit que de l’universalisation manquée et mutilée. Il n’y a pas dès lors à s’étonner si « le rétrécissement des appartenances vécues sert de contrepoids à la planétarisation affichée de l’horizon » (sous domination) : « Il ne suffit pas à une culture mondialisée d’être supranationale pour être cosmopolite. » Elle porte au contraire les couleurs de la puissance dominante. Le téléspectateur européen sera donc plutôt américain : « L’audiovisuel démocratique d’aujourd’hui ne mondialise pas les auditoires nationaux », mais seulement le modèle culturel déjà dominant.
L’hyperrationalisme des élites cosmopolitiques nourrit donc la recherche identitaire et la resacralisation. Le Gatt, le FMI et l’Alena ont pour envers la révolte indienne du Chiapas. L’Eldorado européen pulvérise une Europe orientale et centrale où chaque nation veut tenter seule sa chance. L’universalisme moral de Jürgen Habermas s’efforce vainement de moraliser ce cosmopolitisme de la marchandise et non plus de la raison : « Relativiser sa propre façon de vivre pour légitimer les revendications d’autres formes d’existence ; reconnaître l’égalité des droits aux étrangers et aux autres, avec leur idiosyncrasie et leur intelligibilité ; ne pas projeter sa propre identité comme si elle était universelle ; ne pas marginaliser ce qui s’écarte de sa propre identité ; assurer l’augmentation ininterrompue de la tolérance [16]. » Ces commandements de bon aloi tournent à vide sans résoudre le moins du monde les défis politiques réels.
Une perspective universaliste et pluraliste n’est pourtant pas nécessairement communautaire. Les insurgés du Chiapas, en ne proposant pas la séparation mais une reformulation de la nation mexicaine, donnent un bel exemple de dialectique concrète de l’universel le plus universel (« intergalactique ») et du particulier le plus singulier (la communauté indigène). Ainsi compris, l’internationalisme reste la réponse la plus appropriée au nouvel état du monde. Ce qui prétend effacer sans redéfinir le lien social les lieux et les paysages des nations, abolit en réalité l’espace du politique au profit du profit et d’institutions auxiliaires d’un capital réellement sans frontières. L’Europe « post-nationale » de la monnaie unique, résurgence désaccordée de la cosmopolitique du XVIIIe siècle, réactive alors l’idée corollaire d’une histoire universelle orientée dans le sens d’un progrès inéluctable. Il faudrait tout accepter au nom d’une loi de l’histoire, devant laquelle toute réticence, toute réserve, ou résistance, deviendrait archaïque et conservatrice. « Faire l’Europe revient alors à faire que l’Histoire se fasse », et peu importe quelle Europe !
On applaudit en même temps, sans craindre la contradiction, aux peuples qui sortent de leurs cages dans l’ancienne Union soviétique ou dans l’ancienne Yougoslavie, sans voir que le mouvement des plaques tectoniques n’a aucune raison d’arrêter ses effets sur les lignes de l’ancien partage, et qu’il travaille aussi l’Italie, l’Espagne, la Belgique, demain pourquoi pas l’Allemagne réunifiée. Car il n’est ni sûr ni fatal que « le renforcement des interdépendances et la disparition de l’exception socialiste » rendent à l’idée internationaliste sa noblesse d’antan. Le jeu de bascule entre la mondialisation abstraite, monétaire et marchande, et les particularismes identitaires vindicatifs peut parfaitement s’imposer comme la forme contemporaine, « postmoderne », de la barbarie de notre temps. Rien ne prouve que l’État le plus grand soit le meilleur, parce que plus proche de l’universel, comme le suggérait l’idéal kantien du « grand organisme politique futur ». Mais la réciproque du small is beautiful n’est pas convaincante non plus. Reste donc à trouver la bonne échelle. Une échelle mobile, sans doute.
Daniel Bensaïd, avril 1998