Attentats jihadistes, diabolisation des musulmans, meurtres antisémites : les dernières années ont été éprouvantes sur les terrains du multiculturel, sur fond de tendances à l’extrême droitisation idéologique et politique. Les organisations de gauche auraient de quoi, en cette rentrée de septembre 2016, fabriquer de la politique résistante à partir de l’action citoyenne.
Pas grand-chose ne semble toutefois prévu quant à cette actualité nauséabonde : campagne d’affiches et de tracts, réunions publiques, manifestations, porte-à-porte, etc. On entend beaucoup, par contre, le tintamarre de mégalos présidentielles foisonnantes. Et pourtant les filles et les garçons d’aujourd’hui rêvent de bien autre chose.
Certes, des problèmes de grande importance sont à (ré)investir à gauche, comme la question sociale et les urgences écologiques. Mais le social et l’écologique, indispensables, ne pourront suffire à déminer la situation tant le bouillonnement des identités fermées, exclusives et guerrières est devenu un des carburants néoconservateurs principaux dans notre brouillard idéologique et politique. L’honneur des gauches serait de se coltiner ces périls en assumant les caractères à la fois multiculturel de notre société et pluriel de nos identités individuelles. Contre les fondamentalismes islamistes, l’islamophobie et l’antisémitisme : la conjoncture nous incite à associer au moins ces trois angles de lutte dans une initiative réunissant associations locales, organisations antiracistes, structures syndicales, collectifs divers, groupes laïques, spirituels et religieux, artistes, intellectuels, etc. Chaque angle a légitimement ses spécificités et son autonomie. Il ne s’agit pas de partir d’une architecture transcendante attribuant par avance les places des uns et des autres. Il s’agit plutôt d’un processus émergeant d’intersections n’écrasant pas la pluralité de ce qui converge. On pourrait parler à ce propos d’immanence à boussole émancipatrice.
L’alliance de ces trois angles pourrait contribuer à dynamiser chacun d’eux et leur éviter des pièges respectifs (dérapages islamophobes dans les combats contre les fondamentalismes et l’antisémitisme, complaisances à l’égard des islamismes dans la lutte contre l’islamophobie). Il y a des conjonctures historiques qui nous embarquent dans plusieurs dimensions qu’il faut tenter de saisir ensemble. Ce fut le cas de l’affaire Dreyfus conjuguant notamment justice, antisémitisme et militarisme. Les syndicalistes et les socialistes qui s’y engagèrent n’ont pas pour autant oublié la question sociale.
Néanmoins, les gauches françaises apparaissent paralysées face à un tel défi. Elles sont fréquemment divisées : certains privilégient le combat contre les fondamentalismes et l’antisémitisme en marginalisant, voire en niant, l’islamophobie, pour d’autres l’engagement contre l’islamophobie conduit à relativiser les fondamentalismes et l’antisémitisme. La concurrence des antiracismes (en particulier dans la double confrontation à l’antisémitisme et à l’islamophobie) fragilise la galaxie antiraciste, par ailleurs dénigrée d’Alain Finkielkraut en Alain Soral. Et, pour aggraver le climat, des secteurs de gauche n’échappent pas à l’aimantation néoconservatrice. Il nous faut davantage compter sur « le peuple de gauche », avec les formes de mélancolie multiculturelle qui se sont exprimées spontanément après les attentats de janvier et de novembre 2015, et qui n’ont guère été entendues dans les champs militants traditionnels. Les fondamentalismes islamistes dans leurs conservatismes, leurs logiques discriminatoires et leurs figures meurtrières constituent bien un danger actuel pour l’émancipation. Ne sombrons cependant pas dans le relativisme du « tout se vaut ». Les islamo-conservateurs aux tentations plus ou moins autoritaires inspirés des Frères musulmans, à la turque ou à la tunisienne, constituent des adversaires dans un combat politique classique, alors que les jihadistes se présentent comme des ennemis irrémédiables écrasant la vie humaine. Dans les deux cas, un imaginaire de l’émancipation est à (ré)inventer comme contrepoison.
L’islamophobie, en tant qu’essentialisation négative et stigmatisation discriminatoire des musulmans, pollue de manière irrespirable les débats publics, de voile en viande halal, de prières de rue en minarets, de menus sans porc dans les cantines scolaires en burkini. Sous sa forme soft la plus courante, l’islamophobie consiste à amalgamer des pratiques musulmanes ordinaires avec les violences islamistes. Ce qui d’ailleurs fait le jeu des propagandes fondamentalistes.
L’aimantation par les thèmes d’extrême droite joue ici à plein. Nicolas Sarkozy, toujours débordant de cynisme électoraliste, semble au plus près d’un mot de René Char dans ses textes de Résistance : « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments. » (Feuillets d’Hypnos, 1943-1944). Manuel Valls traîne la patte un peu à l’arrière. Des intellectuels (Elisabeth Badinter, Caroline Fourest, Laurent Bouvet, Jacques Sapir…) et des politiciens de gauche (Laurence Rossignol, Julien Dray, Jean-Pierre Chevènement…) attisent l’incendie. L’interdiction du voile à l’université et du burkini réunit Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls. Le social-libéral patronal d’extrême centre Emmanuel Macron va jusqu’à chercher la caution d’un catholique intégriste pionnier dans la publicisation des fantasmes islamophobes, en Philippe de Villiers. Le bel idéal de laïcité et le nécessaire combat féministe sont détournés dans des mécaniques discriminatoires.
Si l’islamophobie est devenue un des principaux tuyaux de la politisation néoconservatrice, l’antisémitisme est plus localisé mais a rarement été aussi sanglant en France avec les assassinats d’Ilan Halimi, de l’école juive de Toulouse et de l’Hyper Cacher. Dans notre pays, on peut de nouveau tuer des personnes parce qu’identifiées comme « juives ». Une partie de la gauche, et tout particulièrement de la gauche radicale, n’en a pas du tout pris la mesure.
Il est donc plus que temps de promouvoir une coalition multiculturelle et internationaliste pour les droits individuels et collectifs et contre les fondamentalismes islamistes, l’islamophobie et l’antisémitisme !
Philippe Corcuff Maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon