La rixe de Sisco, « une crise paroxystique où tous les bas instincts sont ressortis »
Sans dépaysement, dans le calme, la justice est passée au cœur de la nuit. Vendredi matin, vers 4 h 30, le tribunal correctionnel de Bastia a rendu son jugement après un procès-fleuve de douze heures dans une salle bondée, inédit dans les annales des comparutions immédiates. Cinq protagonistes de la rixe de Sisco (Haute-Corse), survenue le 13 août entre plusieurs membres d’une famille marocaine et des habitants de ce village du Cap Corse, ont été condamnés à des peines en tout point conformes aux réquisitions du procureur de la République à Bastia.
Après l’emballement politique et médiatique provoqué par l’affaire, le tribunal s’est employé à ramener la bagarre à ses justes proportions : « une crise paroxystique où tous les bas instincts sont ressortis », selon les mots du procureur, Nicolas Bessone. « La société française et la société corse, qui en fait partie, sont traversées par des fractures, mais ce n’est pas la réalité du dossier, qui est à la fois quelque chose de plus classique et de plus minable », a insisté le procureur dans son réquisitoire.
Pierre Baldi, 22 ans, et Lucien Straboni, 50 ans, deux habitants de Sisco accusés respectivement d’avoir donné un coup de pied à un homme à terre et un coup de poing à un blessé transporté sur une civière, sont condamnés à huit mois et un an de prison avec sursis ; Jamal et Abdelilah Benhaddou, deux des frères marocains – absents à l’audience –, à six mois de prison avec sursis. Sans surprise, la peine la plus lourde a été prononcée à l’encontre de Mustafa Benhaddou, le « meneur » selon l’accusation, dont la condamnation à deux ans de prison ferme et le maintien en détention sont venus alourdir un casier déjà lesté de huit autres sanctions pénales.
« Il n’y a que des trous dans ce dossier »
Jeudi, à l’audience, il ne restait plus grand-chose du matamore en short rouge filmé par les appareils photos des habitants de Sisco le jour des faits : armé d’un harpon, Benhaddou y défiait les Siscais. Dans le box, l’homme de 33 ans, bras croisés dans le dos, exprime de timides regrets et reconnaît avoir « secoué et giflé » Jerry Neumann, 18 ans, qu’il accuse d’avoir pris en photo deux femmes voilées de la famille Benhaddou.
Pour le reste, il se contente de nier ce que témoins et gendarmes ont consigné dans plusieurs procès-verbaux. A-t-il menacé deux touristes qui prenaient des clichés de la crique de Sisco ? Il ne sait plus. S’est-il servi du fusil-harpon qui a blessé Giri Neumann, l’un des villageois appelés en renfort par leurs enfants après une première altercation dans une petite crique des environs ? Il le tenait mais n’a pas tiré. A-t-il traité M. Neumann, ex-légionnaire d’origine tchèque, de « sale Portugais de merde » ? Il a lui-même été visé par des injures racistes et s’est trompé « à cause de l’accent ».
Dans ces conditions, les cinq avocats de la fratrie Benhaddou, dont Mes Jean-François Casalta et Jean-Sébastien de Casalta, les deux bâtonniers d’Ajaccio et de Bastia, se retrouvent contraints de ferrailler à la marge des débats. « Il n’y a que des trous dans ce dossier », explique Me David Maheu, avocat d’Abelilah Benhaddou, tandis que Me Ouadi Elhamamouchi évoque « le contexte corse » où « la situation de certaines minorités est très tendue ».
Reste que ce procès, martèle le procureur de la République à Bastia, Nicolas Bessone, n’est pas celui du « racisme, absent du dossier ». « M. Benhaddou a voulu privatiser une plage, les habitants de Sisco ont surréagi sous la pression d’un emballement médiatique et de rumeurs qui ont propulsé leur paisible village jusqu’à la “une” de CNN », estime le magistrat, rejoint par la défense de MM. Straboni et Baldi, même si leurs explications – des coups portés « involontairement » aux frères Benhaddou – n’ont pas convaincu le tribunal.
« Une affaire somme toute banale »
« Les habitants de Sisco ne se sont pas réveillés ce matin-là avec l’envie collective d’en découdre. Ils sont simplement allés défendre un gosse du village agressé par Mustafa Benhaddou », analyse Me Marc-Antoine Luca. Sa consœur Rosa Prosperi esquisse, elle, les contours d’un procès dans le procès, celui d’intérêts « étrangers au fond du dossier, d’une médiatisation tous azimuts à laquelle ont largement contribué les frères Benhaddou, pour instrumentaliser une affaire somme toute banale ».
Absents à l’audience « afin de ne pas laisser croire à une quelconque pression politique », Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni, présidents du conseil exécutif et de l’Assemblée de Corse, enchaînent les interviews à l’extérieur du palais de justice. Là, près de 400 personnes dont plusieurs dizaines portant des tee-shirts blancs frappés de la tête de Maure et de l’inscription « Siscu, simu à fianc’à voi » (« Sisco, nous sommes à vos côtés ») battent le pavé devant les grilles du palais de justice dans le calme.
La foule d’anonymes venus supporter « ceux de Sisco », clairsemée après une première averse en fin d’après-midi, sera finalement dispersée par la tombée de la nuit et la longueur de débats qui en appellent de nouveaux : les avocats de Mustafa Benhaddou ont d’ores et déjà annoncé l’intention de leur client de faire appel.
Antoine Albertini (Bastia, correspondant)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 16.09.2016 à 10h40 • Mis à jour le 16.09.2016 à 10h53 :
http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/09/16/la-rixe-de-sisco-une-crise-paroxystiqueou-tous-les-bas-instincts-sont-ressortis_4998709_1653578.html
Au procès de la rixe de Sisco, des peines de prison allant de six mois avec sursis à deux ans ferme
Des centaines de personnes se sont réunies, le 15 septembre, devant le tribunal correctionnel de Bastia en soutien aux deux villageois jugés dans l’affaire de la rixe de Sisco.
Le tribunal correctionnel de Bastia a rendu, vendredi 16 septembre à l’aube, son jugement dans l’affaire de la rixe de Sisco (Haute-Corse). Les cinq prévenus ont été condamnés à des peines allant de six mois de prison avec sursis à deux ans ferme.
Mustapha Benhaddou se voir infliger la sanction la plus lourde pour violence en réunion avec armes lors de cette bagarre, le 13 août, entre une famille d’origine marocaine et des habitants de ce village côtier du Cap Corse.
Déjà condamné à de multiples reprises et décrit comme l’élément déclencheur des événements au cours de l’audience, il a été maintenu en détention. Les deux villageois jugés ont été condamnés respectivement à un an et à huit mois avec sursis ; deux frères de M. Benhaddou – absents lors du procès – à six mois avec sursis. Un quatrième membre de la fratrie n’a quant à lui jamais été interpellé et n’a pas pu être jugé.
La veille, le procureur de la République Nicolas Bessone avait requis des peines allant jusqu’à trente mois de prison, dont vingt-quatre de prison ferme, à l’encontre des prévenus, évoquant « une crise paroxystique où tous les bas instincts sont ressortis ». « La société française et la société corse, qui en fait partie, sont traversées par des fractures, mais ce n’est pas la réalité du dossier, qui est à la fois quelque chose de plus classique et de plus minable », avait-il fustigé.
« On a frôlé la catastrophe »
Les heurts avaient fait quatre blessés et nécessité l’intervention d’une centaine de membres des forces de l’ordre. A l’origine des troubles, des photos prises depuis le bord de la route. Installé avec sa famille depuis le matin dans une petite crique de Sisco, Mustapha Benhaddou n’avait pas apprécié les clichés et l’avait fait savoir, d’abord à un couple de touristes puis à un groupe de jeunes.
Des invectives avaient été échangées avec ceux-ci. M. Benhaddou a reconnu avoir « secoué et giflé » Jerry Neumann, un jeune du village âgé de 18 ans, partie civile au procès. La rixe a pris de l’ampleur quand des villageois sont descendus porter secours aux jeunes « secoués », déclenchant ce que le procureur a qualifié de « lynchage collectif » : « On a frôlé la catastrophe. »
Devant le palais de justice, plusieurs centaines de personnes s’étaient rassemblées en début d’après-midi pour soutenir les deux Siscais, à l’appel notamment du parti indépendantiste Corsica Libera, dont le président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, est un des dirigeants. Invoquant la « sûreté des prévenus » et critiquant « l’immixtion du politique » dans l’affaire, les avocats d’un des frères marocains avaient demandé le dépaysement du procès, une demande rejetée jeudi matin.
Tensions ravivées sur l’île
Quelques mois après l’agression de pompiers dans un quartier populaire d’Ajaccio le soir de Noël, qui avait été suivie d’une manifestation émaillée de slogans racistes et du saccage d’une salle de prière musulmane, la rixe de Sisco a ravivé les tensions sur l’île.
Le flou initial à propos des circonstances des échauffourées y avait contribué. Au lendemain des incidents, aux cris de « Aux armes ! » et « On est chez nous ! », quelque 500 personnes avaient défilé à Bastia dans le quartier populaire de Lupino, où certains pensaient que les familles impliquées vivaient.
Le 16 août, le maire de Sisco, Ange-Pierre Vivoni (DVG), avait quant à lui interdit le burkini dans sa commune. Sa décision avait été validée par le tribunal administratif de Bastia, qui a pris le contre-pied du Conseil d’Etat et mis en avant ces heurts pour justifier sa décision.
* Le Monde.fr avec AFP | 16.09.2016 à 05h30 • Mis à jour le 16.09.2016 à 08h41 :
http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/09/16/rixe-de-sisco-les-prevenus-condamnes-a-des-peines-de-6-mois-avec-sursis-a-deux-ans-ferme_4998515_1653578.html
Le procès de la rixe de Sisco menacé de renvoi après une demande de dépaysement
Prévu jeudi 15 septembre, le procès de cinq des protagonistes de la rixe de Sisco (Haute-Corse) devrait être renvoyé à une date ultérieure. Le temps pour la justice de se prononcer sur une demande de dépaysement formulée par Mes Philippe Ohayon et Ouadie Elhamamouchi, les avocats de Jamal Benhaddou, l’un des prévenus, accusé d’être à l’origine des incidents.
Le 13 août, une altercation entre des adolescents qui se baignaient sur une plage de Sisco, un village du littoral corse, et quatre frères d’une famille marocaine soupçonnés d’avoir voulu « privatiser » la plage où ils se baignaient avec femmes et enfants, avait dégénéré en une bagarre d’une extrême violence, impliquant une quarantaine de villageois appelés en renfort. Cinq personnes avaient été blessées, dont un habitant de Sisco, d’origine tchèque, blessé par un coup de fusil harpon.
« Contexte local »
Finalement, le tribunal doit juger trois des frères Benhaddou – Mustafa, Jamal et Abdelillah, âgés respectivement de 33, 29 et 38 ans – pour violences en réunion avec armes, et deux villageois, Lucien Straboni, 50 ans, et Pierre Baldi, 22 ans, pour violences en réunion. Lors d’une première audience, le 18 août, les deux hommes avaient été applaudis à la sortie du tribunal.
Le même jour, deux équipes de télévision de chaînes d’information en continu avaient été prises à partie et une manifestation spontanée dans les rues de Lupino, un quartier populaire de Bastia, avait vu quatre cents manifestants défiler aux cris de « On est chez nous ! »
« Il ne s’agit en aucun cas de jeter la suspicion sur les magistrats du tribunal correctionnel de Bastia, mais de réclamer une mesure qu’impose le contexte local de tensions », explique au Monde Me David Maheu, le conseil d’Abdelillah Benhaddou, pour justifier la demande de dépaysement. « Si cette demande apparaît tardive, ajoute-t-il, c’est parce que nous pensions que le procureur général prendrait cette mesure de sa propre initiative. »
Les avocats des deux Siscais poursuivis pour avoir donné un coup de pied et un coup de poing à deux frères Benhaddou ne veulent voir dans la « stratégie » de leurs confrères de la défense qu’un « artifice ». « Chacun espère faire de l’affaire ce qu’elle n’est pas en espérant le dérapage », notent Mes Rosa Prosperi et Marc-Antoine Luca.
Si les faits du 13 août eux-mêmes sont assez clairs pour Nicolas Bessone, procureur de la République à Bastia – une « tentative violente de privatisation de la plage de la part des Benhaddou, suivie d’une réaction disproportionnée de certains habitants de Sisco, sans islamisme ni xénophobie » –, l’affaire a suscité un vif émoi dans l’opinion.
« Encaisser les chèques »
La bagarre s’est aussi mélangée à la polémique née de l’interdiction du burkini dans plusieurs municipalités françaises, alors même qu’aucun des protagonistes n’en portait à Sisco – une confusion accrue par l’arrêté municipal prohibant le port ostentatoire de vêtements religieux pris peu après les faits par Ange-Pierre Vivoni, maire (Parti socialiste, PS) du village.
L’attente du procès suscite une effervescence à la hauteur des proportions prises par l’affaire. Le parti indépendantiste Corsica Libera a ainsi appelé au rassemblement, jeudi, devant les grilles du palais de justice de Bastia. Des dons au bénéfice de familles de Sisco sont parvenus de plusieurs régions françaises. « Les familles ont du créer une association pour encaisser les chèques et les reverser à une association caritative », explique un habitant du village.
L’intérêt médiatique dépasse les frontières françaises. « Nous avons même reçu des demandes d’entretien de la part de médias américains », explique Me Prosperi, qui estime que « la seule solution valable consistait à juger les faits en Corse et dans le temps de la comparution immédiate ». Un sentiment partagé par la section locale de la Ligue des droits de l’homme, selon laquelle « un dépaysement apparaîtrait comme une démission de la justice en Corse et une défiance à l’encontre de tous les citoyens de cette île ».
Antoine Albertini (Bastia, correspondant)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 14.09.2016 à 11h19 • Mis à jour le 15.09.2016 à 16h30 :
http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/09/14/le-proces-de-la-rixe-de-sisco-menace-de-renvoi-apres-une-demande-de-depaysement_4997448_1653578.html