Le gouvernement Tinoco est ensuite reconnu par plusieurs Etats sud-américains, ainsi que par l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et le Danemark. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie ont, quant à eux, refusé de le reconnaître.
En août 1919, Tinoco quitte le pays en emportant une forte somme d’argent qu’il venait d’emprunter au nom de son pays à une banque britannique, la Banque Royale du Canada [3]. Son gouvernement tombe en septembre 1919. Un gouvernement provisoire rétablit alors l’ancienne Constitution et convoque de nouvelles élections. La loi n° 41 du 22 août 1922 annule tous les contrats passés entre le pouvoir exécutif et des personnes privées, avec ou sans approbation du pouvoir législatif, entre le 27 janvier 1917 et le 2 septembre 1919 ; elle annule également la loi n° 12 du 28 juin 1919, qui avait autorisé le gouvernement à émettre seize millions de colones (la monnaie costaricaine) de papier-monnaie. Il est utile de souligner que le nouveau président de la république, Julio Acosta, a d’abord opposé son véto à la loi de répudiation des dettes en arguant que cela allait à l’encontre de la tradition qui consistait à respecter les obligations internationales contractées à l’égard des créanciers. Mais le Congrès constituant, sous pression populaire, a maintenu sa position et finalement le président a retiré son véto. La loi de répudiation des dettes et de tous les contrats passés par le régime antérieur constitue une rupture évidente avec la tradition de la continuité des obligations des Etats malgré un changement de régime. Cette décision unilatérale souveraine du Costa Rica ressemble de manière évidente à la décision prise en 1867 par le président Benito Juarez soutenu par le Congrès et le peuple mexicain de répudier les dettes réclamées par la France [4]. Elle s’inscrit également dans la foulée du décret bolchévique de répudiation des dettes tsaristes adopté en 1918.
La Grande Bretagne a menacé le Costa Rica d’une intervention militaire s’il n’indemnisait pas les sociétés britanniques affectées par la répudiation des dettes et d’autres contrats. Il s’agissait de la Banque Royale du Canada et d’une société pétrolière. Londres envoya un bateau de guerre dans les eaux territoriales du Costa Rica [5].
Le Costa Rica maintint sa position de refus d’indemnisation en proclamant haut et fort que† :
« La nullité de tous les actes du Régime Tinoco a été définitivement réglée par un décret de l’Assemblée Constituante†du Costa Rica qui était la plus haute et l’ultime autorité compétente en la matière et sa décision sur cette question réalisée dans l’exercice des droits souverains du peuple du Costa Rica, ne peut être modifiée par une autorité étrangère » [6].
Afin de trouver une solution, le Costa Rica accepta de s’adresser à un arbitre international en la personne de William H. Taft, le président de la Cour suprême des Etats-Unis, afin qu’il donne son avis sur les deux principaux litiges avec la Grande-Bretagne, l’affaire de la Banque Royale du Canada et celle d’une concession pétrolière qui avait été accordée par le dictateur Tinoco à l’entreprise British Controlled Oilfields Ltd.
En s’adressant à William H. Taft, qui a été président des Etats-Unis de 1909 à 1913, le Costa Rica comptait bien avoir gain de cause en profitant de l’intérêt qu’avait Washington de marginaliser la Grande-Bretagne dans la région. Le Costa Rica était convaincu que Taft lui donnerait raison car le consul des Etats-Unis dans la capitale San José avait exprimé son soutien à la loi de répudiation des dettes. Ce soutien du consul avait été mal pris par Londres qui s’en était plaint par voie diplomatique auprès du gouvernement de Washington. Il faut également préciser que dans un premier temps, Washington a tenté de convaincre le gouvernement britannique d’accepter de porter l’affaire devant les tribunaux costaricains comme l’exigeait le Costa Rica. C’est devant le refus de Londres de reconnaître la compétence des tribunaux du pays débiteur que l’affaire fit finalement l’objet d’un arbitrage. On comprend dès lors que le Costa Rica ne courait pas beaucoup de risques. Et effectivement, William H. Taft décida de rejeter la demande d’indemnisation exigée par Londres.
Il faut souligner que, deux ans après la sentence et la confirmation de la répudiation des dettes, le Costa Rica a pu trouver des banquiers disposés à lui octroyer du crédit. Ce qui démontre qu’une attitude très ferme d’un pays contre ses créanciers ne l’empêche pas de trouver de nouveaux prêteurs.
Il est important de se pencher sur les arguments de Taft. D’abord il établit clairement que la nature despotique du régime de Tinoco n’a aucune importance.
Dans sa sentence, William H. Taft déclare notamment : « Prétendre qu’un gouvernement qui s’installe et fait fonctionner harmonieusement son administration, avec l’assentiment de la population pendant une période substantielle, ne peut devenir un gouvernement de facto s’il ne se conforme pas à la constitution en vigueur reviendrait à prétendre que dans le cadre du droit international, une révolution contraire au droit fondamental du gouvernement en place ne peut pas établir de nouveau gouvernement. » Ce qui signifie que Taft rejette l’argument du Costa Rica en rapport avec la nature du régime de Tinoco. Selon Taft, Tinoco qui exerçait de facto le contrôle sur l’Etat même s’il n’avait pas respecté la Constitution avait le droit de contracter des dettes au nom de l’Etat.
L’argument de Taft reproduit plus haut ouvre la voie à la reconnaissance de gouvernements révolutionnaires qui arrivent au pouvoir sans respecter la Constitution. Taft déclare que si l’on exclut la possibilité qu’un gouvernement inconstitutionnel devienne un gouvernement régulier, cela veut dire que le droit international empêcherait un peuple qui a réalisé une révolution de mettre en place un nouveau gouvernement légitime. Ce qui, selon Taft, n’est pas concevable. Bien sûr, en pratique, ce qui est arrivé le plus souvent au cours des deux derniers siècles, c’est la reconnaissance (et le soutien donné par le gouvernement de Washington en particulier) de régimes dictatoriaux qui ont renversé des régimes démocratiques, l’apport d’un soutien à ces régimes dictatoriaux pour se financer à l’étranger, et l’exercice d’une pression sur les régimes démocratiques qui ont succédé pour qu’ils assument les dettes contractées par la dictature. Cela marque la différence entre la théorie qui est basée sur l’histoire de la naissance des Etats-Unis se rebellant contre le régime constitutionnel britannique en 1776 et la pratique ultérieure des Etats-Unis.
Le jugement de Taft contient un passage qui affirme qu’il faut respecter la règle de la continuité des obligations des Etats malgré un changement de régime† : « Des changements de gouvernement ou de politique interne d’un Etat n’affectent pas sa position au niveau du droit international. (...) malgré des changements de gouvernement, la nation subsiste sans que ses droits et ses obligations soient modifiés (...). Le principe de la continuité des Etats a des résultats importants. L’Etat est tenu de respecter des engagements qui ont été pris par des gouvernements ayant cessés d’exister ; le gouvernement restauré doit généralement respecter les engagements pris par l’usurpateur (...). » [7]. Cela indique très clairement la position conservatrice de Taft.
En revanche, Taft donne raison au Costa Rica contre la Grande-Bretagne sur la base d’autres arguments importants. Taft affirme que les transactions entre la banque britannique et Tinoco sont remplies d’irrégularités et que la banque en est responsable. Il ajoute que « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait. » [8] Reprenons le raisonnement de Taft : Tinoco pouvait contracter des emprunts bien qu’il ait pris le pouvoir en violant la Constitution, mais il devait le faire dans l’intérêt de l’Etat. Taft affirme que Tinoco a réalisé des emprunts auprès de la Banque Royale du Canada pour son bénéfice personnel [9]. Taft ajoute que la Banque le savait parfaitement et est donc directement complice. Précisons que selon le raisonnement de Taft, si Tinoco avait emprunté de l’argent pour développer le réseau des chemins de fer, le régime qui lui a succédé aurait été obligé de rembourser, sauf si les contrats avaient été marqués d’irrégularités.
Les motivations des Etats-Unis dans les deux répudiations (Cuba et Costa Rica)
La motivation des Etats-Unis dans les deux répudiations qui viennent d’être analysées ([Cuba en 1898 [10] et Costa Rica dans les années 1920) est claire, il s’agissait d’augmenter leur influence et leur pouvoir dans la région. Cuba occupait une place stratégique pour Washington, cette île riche était à un jet de pierre des côtes des Etats-Unis. Avec Puerto Rico, que les Etats-Unis ont également pris à l’Espagne en 1898, Cuba constituait la dernière colonie espagnole dans les Amériques. Quant au Costa Rica, il fait partie de l’Amérique centrale que les Etats-Unis considèrent comme leur pré carré. Jusque-là, la Grande-Bretagne était la puissance financière dominante dans toute la région. Les Etats-Unis étaient très contents d’évincer une grande banque britannique du pays et de lancer un avertissement à toutes les autres† : d’autres répudiations pourraient avoir lieu, car les banques britanniques comme les banques françaises participaient à des affaires remplies d’irrégularités qui endettaient les pays latino-américains. Les banques des Etats-Unis piaffaient d’impatience à l’idée de prendre leur place.
En 1912, Taft, alors président des Etats-Unis, affirmait dans un discours : « Le jour n’est pas éloigné où trois drapeaux étoilés signaleront en trois points équidistants l’étendue de notre territoire : l’un au pôle Nord, l’autre sur le canal de Panama et le troisième au pôle Sud. Tout l’hémisphère sera, de fait, le nôtre, comme il l’est déjà moralement en vertu de la supériorité de notre race. » [11] Le président Taft soutenait activement l’extension des banques nord-américaines vers l’Amérique latine en général et l’Amérique centrale en particulier [12]. En décembre 1912, il déclarait devant le congrès : « La doctrine de Monroe est plus vitale dans le voisinage du Canal de Panama et la zone de la Caraïbe que partout ailleurs. Il est dès lors essentiel que les pays qui se trouvent dans cette région soient débarrassés des périls découlant de la surcharge d’une dette extérieure associée à une gestion chaotique des finances nationales et du danger toujours présent que suscitent les troubles à l’intérieur. C’est pour cette raison que les Etats-Unis ont été heureux d’encourager et d’appuyer les banquiers américains qui étaient disposés à concourir à la réhabilitation financière de ces pays... » [13]
La sentence favorable au Costa Rica émise par Taft est donc très calculée. Il a refusé d’abonder dans le sens du Costa Rica en ce qui concerne le caractère despotique et inconstitutionnel du régime de Tinoco [14], alors que c’était facile de recourir à cet argument puisque Washington et Londres avaient refusé de reconnaître son régime. Il a choisi d’autres arguments. Il voulait éviter d’établir un précédent basé sur la nature démocratique ou non du régime. Il savait parfaitement que Washington et des entreprises états-uniennes soutenaient et soutiendraient dans le futur des dictateurs. Sans parler des cas où elles contribueraient activement à les mettre en place.
Arguments en faveur de la Grèce, de l’Argentine, de la Tunisie, etc.
Des arguments de Taft sont utiles à la cause du peuple grec et d’autres peuples soumis au joug de la dette.
Taft affirme que les dettes et d’autres obligations contractées par Tinoco sont nulles parce que celui-ci n’a pas respecté la constitution que lui-même avait fait adopter après son coup. Cette constitution prescrivait que le type d’obligations contractées par Tinoco requérait un vote commun du sénat et de la chambre des députés. Or seule la chambre des députés s’était prononcée en faveur de l’octroi de la concession pétrolière et de l’exemption de taxes accordée à l’entreprise britannique. En conséquence, selon Taft, le contrat n’avait aucune valeur [15].
Comme l’ont indiqué tant de nombreux juristes grecs que la Commission pour la vérité sur la dette grecque [16], les articles 28 et 36 de la constitution grecque ont été violés au moment de l’adoption du mémorandum de 2010 qui a impliqué l’accumulation d’une nouvelle dette s’élevant à 120 milliards d’euros. Peu importe la nature démocratique ou non du régime grec, le fait qu’il a contracté des obligations à l’égard de créanciers en violant la constitution grecque est à lui seul un argument de nullité. Evidemment, il y a de nombreux arguments qui s’ajoutent à celui-là pour fonder en droit la répudiation des dettes réclamées par les actuels créanciers de la Grèce.
Si on se déplace à un autre point de la planète, l’argument pourrait également être utilisé en Argentine pour justifier une répudiation des obligations contractées auprès des créanciers étrangers par différents régimes démocratiques qui se sont succédés depuis la chute de la dictature en 1983. La constitution argentine exclut la possibilité de s’en remettre à la justice d’un autre Etat lorsque la Nation contracte des dettes ou d’autres types d’obligations.
Un autre argument du jugement émis par Taft est utile. Rappelons que Taft déclare que « La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. ». Il est évident que les créanciers qui ont octroyé des prêts à la Grèce, au Portugal, à Chypre, à l’Irlande, à l’Espagne, depuis 2010 sont incapables de démontrer « que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes » puisque l’argent a principalement servi à rembourser des banques étrangères des principaux pays prêteurs et a été octroyé à la condition de mener des politiques contraires aux intérêts du pays.
Cet argument s’applique également aux dettes contractées par la Tunisie et l’Egypte après la chute des dictatures en 2011. Les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt des populations et de la nation. Elles n’ont pas été contractées pour des usages légitimes.
En conclusion l’intérêt de la sentence de Taft, c’est qu’elle ne fonde pas la nullité des dettes réclamées au Costa Rica sur le caractère despotique du régime qui les a contractées. La sentence de Taft se fonde sur l’usage qui a été fait des dettes et sur le respect des normes juridiques internes du pays. La sentence de Taft affirme que, bien qu’en principe il y a continuité des obligations des Etats même en cas de changement de régime, ces obligations peuvent être répudiées si l’usage qui a été fait de l’argent emprunté n’est pas légitime. De plus, Taft fait peser la charge de la preuve sur les créanciers, à qui il revient de démontrer que leurs prêts ont été utilisés à des fins légitimes. Il ajoute que si les contrats ont impliqué un non-respect des règles internes en vigueur (par exemple une violation de la Constitution) ou sont marquées d’irrégularités, un pays a le droit de répudier ces contrats.
Nous n’avons aucune sympathie pour Taft et il est évident que ses motivations étaient tout sauf désintéressées. Que cela plaise ou non, l’arbitrage de Taft constitue une référence internationale en matière d’application du droit en relation avec des dettes et d’autres obligations. Il est fondamental que des Etats exercent leur droit à répudier au minimum les dettes illégales, odieuses et illégitimes.
Eric Toussaint