Les pesticides triplent la mortalité des abeilles
Les insecticides de la famille des néonicotinoïdes, les plus efficaces jamais synthétisés, tuent massivement abeilles et bourdons. Il n’y a plus désormais que les firmes agrochimiques pour le nier. Ou du moins pour sous-estimer le rôle de ces pesticides dans le déclin catastrophique des colonies d’insectes butineurs. Ces sociétés préfèrent le réduire à un facteur pathogène parmi d’autres : virus, monocultures réduisant et fragmentant leurs habitats, champignons, invasion de frelons, réchauffement climatique…
Il semble au contraire que les néonicotinoïdes multiplient par trois cette mortalité accélérée. C’est ce que défend une étude britannique publiée mardi 16 août par la revue Nature communications et signée par sept chercheurs du centre pour l’écologie et l’hydrologie de Wallingford et de Fera Science Limited, un centre de recherche semi privé sur l’environnement et l’alimentation sis à York (Royaume-Uni).
Voilà des années que les apiculteurs alertent sur l’impact des néonicotinoïdes, qu’ils lient à l’effondrement du nombre de leurs colonies d’abeilles, depuis que l’usage de ces produits chimiques s’est généralisé dans les campagnes occidentales, à partir de 1995.
De précédentes études scientifiques ont évalué leurs effets sublétaux et neurotoxiques, sur les abeilles domestiques en particulier. Elles ont montré notamment que celles-ci perdent leur sens de l’orientation, ou que les bourdons donnent naissance à 80 % de femelles en moins...
Des preuves solides
Mais tous ces travaux n’ont pas apporté de « preuves solides » de l’impact de ces pesticides sur la disparition des espèces sauvages dans la nature, avancent les auteurs de la présente étude.
A défaut d’établir un lien irréfutable de cause à effet, ces derniers estiment qu’ils illustrent cette fois de façon incontestable la relation entre produits chimiques et déclin des insectes en ayant croisé dix-huit années de données nationales, portant sur 62 des 250 espèces sauvages d’Angleterre, avec leur exposition aux champs de colza traités aux néonicotinoïdes. Cette échelle de temps paraît pertinente, écrivent-ils, pour observer les évolutions des populations d’insectes et en parallèle « les répercussions des changements historiques dans la gestion de l’agriculture ».
Les chercheurs ont eu recours aux relevés rigoureusement effectués au Royaume-Uni par des entomologistes volontaires, amateurs ou non, de la société nationale Bees, Wasps and Ants Recording, de 1994 à 2011. Ils en ont écarté les abeilles domestiques, car les apiculteurs les déplacent parfois en fonction des floraisons. Ils ont retenu les insectes sauvages repérés au moins cinq cents fois, sur des parcelles d’un kilomètre carré ayant fait l’objet d’au moins deux recensements complets en dix-huit ans. Soit au final, une collection de 31 800 inventaires.
8 millions d’hectares de colza traités
Quant au colza, il a été choisi pour sa progression fulgurante. Cet oléagineux est désormais la principale culture traitée aux néonicotinoïdes et couvre ainsi 8,2 millions d’hectares en Europe.
L’année 2002 sert enfin de référence : c’est celle où s’est répandue outre-Manche cette famille de pesticides qui a pour caractéristique d’enrober la semence, puis de persister dans toute la plante, fleurs y compris, et même dans les sols. Les chercheurs ont comparé les courbes d’abondance que chaque espèce d’abeilles aurait dû suivre si ses effectifs avaient poursuivi la tendance dessinée avant 2002, avec les trajectoires réelles ultérieures.
Leurs modèles en ont déduit que dans un premier temps le colza fournit aux abeilles de quoi butiner, mais ce bienfait ne compense pas la toxicité des pesticides. Au contraire. « Nous estimons que depuis 2002 l’usage de néonicotinoïdes est à lui seul responsable d’une perte supérieure à 20 % pour cinq espèces [Halicte tumulorum, Lasioglossum fulvicorne, L. malachurum, L. pauxillum et Osmia spinulosa] », affirment les auteurs. La même cause suscite un déclin de 10 % chez vingt-quatre espèces, de plus de 15 % pour onze autres, voire de 30 % chez les plus touchées.
Un déclin accéléré
Au total, les espèces sauvages friandes de colza traité aux néonicotinoïdes déclinent trois fois plus que les autres, observent-ils. Cependant les non-butineuses ne sont pas non plus épargnées et semblent contaminées par d’autres fleurs ayant poussé à proximité de ces oléagineux.
Après bien des atermoiements, l’Union européenne a accepté, en 2013, d’interdire sur son territoire trois insecticides néonicotinoïdes sur certaines cultures. Officiellement décidé pour deux ans, le moratoire est encore en vigueur aujourd’hui.
En France, la nouvelle loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, adoptée le 20 juillet, prévoit de tous les bannir au 1er septembre 2018 sur l’ensemble des terres agricoles… mais avec de possibles dérogations jusqu’en 2020.
Martine Valo
journaliste Planète
* LE MONDE | 16.08.2016 à 18h50 • Mis à jour le 16.08.2016 à 23h29 :
http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2016/08/16/pesticides-tueurs-d-abeilles-la-preuve-par-trois_4983620_1652692.html
L’utilisation des insecticides « tueurs d’abeilles » est toujours en forte augmentation
Les apiculteurs français en sont tout abasourdis : le moratoire européen sur certains usages des néonicotinoïdes semble jusqu’ici avoir été inopérant. Depuis sa mise en place en 2013, l’utilisation de ces insecticides, mis en cause dans l’effondrement du nombre d’abeilles et de pollinisateurs sauvages (bourdons, papillons, etc.), a même explosé. C’est le principal enseignement des statistiques obtenues, jeudi 26 mai, par l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF), qui a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) contre le ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt.
Selon ces données, les tonnages des cinq principaux « tueurs d’abeilles » vendus en France (acétamipride, clothianidine, thiaméthoxame, imidaclopride, thiaclopride) sont passés de 387 tonnes, en 2013, à 508 tonnes, en 2014. Soit une augmentation de 31 % en un an, malgré le moratoire. Quant aux données 2015, elles ne sont pas disponibles. « Nous avons écrit par deux fois à la direction générale de l’alimentation [au ministère de l’agriculture] pour avoir accès à ces informations, dit-on à l’UNAF. Sans réponse, nous avons saisi la CADA en février, qui vient de nous donner raison. »
« Contourner les interdictions »
Certaines molécules soumises à des restrictions par le moratoire imposé par Bruxelles en 2013 voient bien leur tonnage baisser en 2014, mais d’autres augmentent fortement. L’imidaclopride, l’une des molécules les plus toxiques pour l’abeille domestique, bondit de 36 % malgré le moratoire.
Au ministère, on relativise cette hausse, expliquant que « sur des molécules dont le tonnage total est faible, une petite augmentation peut conduire à des hausses de pourcentages qui peuvent sembler élevées ». En outre, ajoute-t-on en substance Rue de Varenne, ce n’est pas le tonnage qui permet d’évaluer l’intensité du recours aux pesticides, mais le « nombre de doses unités » (ou NODU), qui tient compte du tonnage des substances, mais aussi de leur activité chimique (certaines sont plus efficaces que d’autres) et de l’étendue des surfaces traitées.
Le tonnage des néonicotinoïdes aurait-il pu augmenter mais le fameux NODU baisser ? « Le NODU est surtout utile pour comparer l’utilisation de molécules dont l’activité est différente, dit François Veillerette, porte-parole de l’association Génération futures. Lorsqu’on suit une même substance, ou une même famille de substances, pour une même catégorie d’usages, les tonnages ne peuvent pas augmenter sans que le NODU n’augmente lui aussi. » Gilles Lanio, le président de l’UNAF, ne croit guère, lui non plus, que l’augmentation du tonnage des « néonics » puisse être associée à une baisse de leur utilisation : « Il y a des moyens pour contourner les interdictions de certains usages des néonicotinoïdes », dit-il.
« L’écart entre la réalité et le discours du ministre de l’agriculture [Stéphane Le Foll], qui se pose en défenseur des abeilles, est choquant, ajoute M. Lanio. Quand nous sommes reçus au ministère, on nous dit que les agriculteurs font de grands efforts et que les mortalités d’abeilles proviennent aussi de nos pratiques. Les chiffres montrent que c’est complètement faux. Quant à la transparence, elle n’est pas là, malgré les promesses. »
Des demandes non satisfaites
Car si l’UNAF a obtenu la transmission des chiffres détaillés de l’évolution du tonnage de chaque molécule, ses autres demandes n’ont pas été satisfaites. L’association a ainsi demandé le détail des traitements de semences par type de culture, et les superficies concernées. En vain. « Toutes nos demandes ont reçu un avis favorable de la CADA, mais celui-ci n’étant que consultatif, nous n’avons pas obtenu ces données », dit-on à l’UNAF. Au ministère, on répond que la publication de ces informations ne peut se faire qu’après un long travail, pour s’assurer que celles-ci ne trahissent aucun secret commercial des acteurs de la filière.
« SI NOUS N’OBTENONS PAS L’INFORMATION, AINSI QUE TOUTES CELLES QUI NE NOUS ONT PAS ÉTÉ TRANSMISES, NOUS SAISIRONS LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF », DIT-ON À L’UNAF
Ce n’est pourtant pas tout. L’UNAF demandait aussi au ministère de lui transmettre les documents attestant de la position de la France, au niveau européen, lors des comités techniques des 27 juillet et 18 novembre 2015, au cours desquels deux nouveaux insecticides apparentés aux néonicotinoïdes (le sulfoxaflor et le flupyradifurone) ont été autorisés en Europe. La France a-t-elle voté pour ou contre l’autorisation de ces nouvelles molécules ? L’information est confidentielle. Sa divulgation, ont expliqué sans rire les services du ministère de l’agriculture à la CADA, « porterait atteinte à la conduite de la politique extérieure de la France ». La CADA n’y a cru que moyennement et a donné un avis positif à la publication de cette information. « Si nous ne l’obtenons pas, ainsi que toutes celles qui ne nous ont pas été transmises, nous saisirons le tribunal administratif », dit-on à l’UNAF.
Une autre dispute sur les néonicotinoïdes est en cours, cette fois entre l’Assemblée nationale et le Sénat. En effet, lors de l’examen en deuxième lecture du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, la Chambre haute a défait la mesure d’interdiction totale de tous les néonicotinoïdes à partir de 2018, qu’avaient adoptée les députés. « Mercredi [25 mai], la commission mixte paritaire a échoué à concilier les deux positions, explique Delphine Batho, députée (PS) des Deux-Sèvres, coauteure de l’amendement sur les néonicotinoïdes. Le texte va donc revenir les 7 et 8 juin à l’Assemblée, en commission du développement durable. »
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 27.05.2016 à 06h44 • Mis à jour le 27.05.2016 à 10h15 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/05/27/les-insecticides-tueurs-d-abeilles-en-forte-augmentation_4927380_3244.html