« Dégageons l’islam des griffes de l’EI »
L’assassinat d’un prêtre de 86 ans à Saint-Etienne-du-Rouvray constitue une ligne rouge qui doit pousser les instances religieuses de l’islam à mettre leurs fidèles dans la rue.
L’islam nous a réunis dans une même maison, une nation. Que nous le voulions ou non, nous appartenons tous à cet esprit supérieur qui célèbre la paix et la fraternité. Dans le mot « islam », il y a la racine du mot « paix ». Cet aspect a été gommé. C’est violence et brutalité qui apparaissent. Même si c’est le fait d’un seul individu, les musulmans sont embarqués dans l’ouragan de la barbarie.
La notion de paix est trahie, déchirée et piétinée par des individus qui prétendent appartenir à notre maison et qu’ils ont décidé de reconstruire sur des bases d’exclusion et de fanatisme. Pour cela, ils ont recours à l’assassinat d’innocents. Aucune religion ne permet un tel détournement, une telle cruauté.
Aujourd’hui, une ligne rouge a été dépassée : entrer dans une église, dans une petite ville de Normandie, et s’en prendre à vieil homme, un prêtre, l’égorger comme un vulgaire mouton, essayer la même chose avec une deuxième personne, la laisser gisant dans son sang, entre la vie et la mort, crier le nom de l’organisation Etat islamique, Daech, puis mourir, c’est une déclaration d’une guerre d’un genre nouveau, une guerre de religion. Nous savons combien ça dure et comment ça se termine. Mal, très mal.
Alors, après les massacres du 13 novembre 2015 à Paris, ensuite le massacre de Nice et d’autres crimes individuels, voilà que la communauté musulmane, vous, moi, nos enfants, nos voisins, pratiquants ou pas, croyants ou pas, sommes sommés de réagir. Il ne suffit pas de s’insurger verbalement, de s’indigner encore une fois et de dire « ça, ce n’est pas l’islam », non, cela n’est plus suffisant et de plus en plus de gens ne nous croient pas quand on dit que l’islam est une religion de paix et de tolérance. Nous ne pouvons plus sauver l’islam, ou plutôt, si nous voulons le rétablir dans sa vérité, dans son histoire, si nous voulons démontrer que l’islam ne consiste pas à égorger un prêtre, alors il faut sortir en masse dans les rues et s’unir autour du même message : dégageons l’islam des griffes de Daech.
Nous avons peur parce que nous sommes en colère. Mais notre colère est le début d’une résistance, voire d’un changement radical de ce qu’est l’islam en Europe. Si l’Europe nous a accueillis, c’est parce qu’elle avait besoin de notre force de travail. Si la France a décidé le regroupement familial en 1975, c’est pour donner à l’immigration un visage humain. Alors, il faudra nous adapter aux lois et droits de la République.
Nous devons renoncer à tous les signes provocants d’appartenance à la religion de Mahomet. Nous n’avons pas besoin de couvrir nos femmes comme des fantômes noirs qui font peur aux enfants dans la rue. Nous n’avons pas le droit d’empêcher un médecin homme d’ausculter une musulmane. Nous n’avons pas le droit de réclamer des piscines rien que pour des femmes. Nous n’avons pas le droit de laisser faire des criminels qui ont décidé que leur vie n’a plus d’importance et qu’ils l’offrent à Daech.
D’autre part, nous devons parler, mettre en garde ceux parmi nous qui sont tentés par l’aventure criminelle de Daech. Ce n’est pas de la délation. Au contraire, c’est un acte de courage pour assurer la sécurité de tous. Vous savez bien que, dans chaque massacre, des musulmans sont parmi les victimes. Notre vigilance doit être tous azimuts. Alors, que les instances religieuses bougent et fassent descendre dans la rue des millions de citoyens appartenant à la maison de l’islam, qu’ils soient croyants ou pas, et qu’ils disent haut et fort que cet ennemi qui égorge un prêtre fait couler le sang de l’innocent sur le visage de l’islam.
Si nous continuons à regarder passivement ce qui se trame devant nous, nous serons tôt ou tard complices de ces assassins. Nous appartenons à la même nation, ce n’est pas pour autant que nous sommes « frères ». Mais pour le moment, pour prouver que cela vaut la peine d’appartenir à la même maison, la même nation, réagissons, sinon il ne nous restera plus qu’à faire nos valises et à retourner dans le pays natal."
Tahar Ben Jelloun, écrivain, poète et peintre marocain
* Publié dans Le Monde dur 30 juillet 2016 sous le titre – probablement choisi par la rédaction comme cela est généralement le cas – « Les musulmans doivent manifester contre la barbarie » : Disponible sur Internet sous le titre « Dégageons l’islam des griffes de l’EI » :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/07/29/les-musulmans-doivent-manifester-contre-la-barbarie_4976085_3232.html
Reproduit sur :
http://www.laicite-republique.org/t-ben-jelloun-les-musulmans-doivent-manifester-contre-la-barbarie-le-monde-30.html
Lettre à Tahar Ben Jelloun (et à toute la France)
Dans Le Monde daté du samedi 30 juillet, Tahar Ben Jelloun écrit une lettre aux musulmans. Il a bien raison de rappeler l’horreur des attentats en France depuis un an et demi. Toutes les voix sont importantes pour exprimer cette douleur qui nous touche tous - et quand j’écris « nous », je ne distingue ni les religions, ni les origines, ni les nationalités... « Nous », ce ne sont pas que les musulmans, ce ne sont pas que les Français. « Nous », c’est toute la France.
Je partage évidemment l’opinion de M. Ben Jelloun : il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que cesse cette folie meurtrière. C’est notre devoir de citoyens, pas de musulmans. Pour moi, une ligne rouge n’a pas été franchie avec l’ignoble assassinat du père Jacques Hamel. Elle l’a été dès le premier sang versé, lors des attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher de la Porte de Vincennes, lequel visait déjà à confronter les communautés entre elles (et nous ne sommes heureusement pas tombés dans le piège).
M. Ben Jelloun souhaite dégager l’islam des griffes de Daech. C’est tout à son honneur. Chaque citoyen sensé n’aura pas attendu sa lettre pour se mobiliser, autant qu’il le peut, dans cette vaste entreprise. Si les attentats sont un échec pour tous, je ne m’en sens pas plus responsable que mes voisins. Sauf à créer une milice musulmane, les musulmans n’ont pas de pouvoir policier - et c’est heureux - pour traquer Daech.
Le véritable échec serait dans une absence de réaction des citoyens français, en particulier musulmans : la mobilisation, des musulmans et autres, je la vois tous les jours autour de moi. Certains sont plus visibles que d’autres : tout le monde n’a pas la chance d’avoir accès à des tribunes médiatiques comme M. Ben Jelloun, ça ne signifie pas qu’ils ne disent rien, qu’ils ne font rien, qu’ils ne pensent rien, et ce serait un grand tort de le laisser croire. C’est aussi un grand tort de laisser penser que les musulmans ne s’adaptent pas aux lois et aux droits de la république. Ce que fait M. Ben Jelloun quand il écrit « il faudra s’adapter aux lois et droits de la république ». Comme si ce n’était pas déjà le cas, comme si les musulmans étaient une bande de renégats.
M. Ben Jelloun énumère la liste des devoirs des musulmans dont le premier : « nous devons renoncer à tous les signes provocants d’appartenance à la religion de Mahomet. Nous n’avons pas besoin de couvrir nos femmes comme des fantômes noirs qui font peur aux enfants dans la rue ». On rappellera à M. Ben Jelloun que la loi n’interdit pas le port du voile dans l’espace public, qu’il confond le droit français et ses souhaits (qu’il a le doit d’exprimer mais qu’il serait mensonger de faire passer pour des lois). Par ailleurs, il exclut dans son énoncé que les femmes puissent choisir de se couvrir puisque « nous » les couvrons. C’est très discutable. Quant à la peur que le voile suscite aux enfants dans la rue, nous dirons que M. Ben Jelloun s’est laissé emporter par son imagination de romancier. J’ai tendance à croire que le voile fait plus peur à certains adultes qu’aux enfants.
On s’étonnera aussi que M. Ben Jelloun fasse un lien entre le voile, la séparation dans les piscines l’auscultation des femmes musulmanes par des médecins hommes avec Daech. On peut être contre tout ce qui précède mais il est difficile d’établir un lien entre ces comportements et des actes de terrorisme, sauf à croire que Daech ait un pouvoir magique sur les tissus, les stéthoscopes, ou le chlore des piscines.
M. Ben Jelloun va plus loin : Nous n’avons pas le droit de laisser faire des criminels qui ont décidé que leur vie n’a plus d’importance et qu’ils l’offrent à Daech« . Est-ce à dire que »nous« laissons faire des criminels ? Ce serait une complicité extrêmement grave. Et M. Ben Jelloun de poursuivre »nous devons parler, mettre en garde ceux parmi nous qui sont tentés par l’aventure criminelle de Daech« . Je ne sais pas si M. Ben Jelloun a dans son entourage des »personnes tentées par l’aventure criminelle de Daech« , mais moi, et ceux que j’ai interrogés avant d’écrire cette tribune, non. J’ai tendance à penser que des gens prêts aux pires crimes, dont certains échappent à la vigilance dans nos services de renseignement, sont peu portés sur la confidence, et donc que ce dialogue que M. Ben Jelloun appelle de ses voeux soit très difficile à établir. L’accusation de passivité est non seulement injuste mais aussi dangereuse, parce qu’elle rend les musulmans responsables d’actes dont M. Ben Jelloun reconnaît qu’ils sont aussi parmi les victimes. Si »nous« regardions passivement ce qui se trame devant nous, »nous" serions déjà complices de ces assassins.
M. Ben Jelloun finit sa lettre par « sinon il ne nous restera plus qu’à faire nos valises et retourner dans le pays natal ». J’ai peur que M. Ben Jelloun emprunte aux discours de certains partis politiques peu fréquentables. Faut-il lui rappeler que des millions de musulmans sont nés en France ? Que la « Musulmanie » n’existe pas ? Mon pays natal, c’est la France. Je réponds à M. Ben Jelloun en tant que Français, comme des millions tout aussi actifs que lui mais qu’il pointe du doigt en pratiquant des amalgames qu’un intellectuel tel que lui ne devrait pas faire.
Cette tribune aurait pu ne pas être publiée car je n’ai pas la renommée de M. Ben Jelloun. Contrairement à lui, j’ai conscience d’être un privilégié. Ma parole est entendue par un plus grand nombre que ces millions de personnes sans écho médiatique, qui s’expriment pourtant aussi fermement que moi. Il serait injuste d’affirmer que ces invisibles, musulmans ou autres, sont muets : on ne les écoute jamais, on ne leur laisse jamais la parole, ce qui ne signifie pas qu’ils ne disent rien ou qu’ils n’ont rien à dire.
Mabrouck Rachedi
Écrivain, chroniqueur et scénariste
* Publication : 01/08/2016 15h55 CEST :
http://www.huffingtonpost.fr/mabrouck-rachedi/lutte-daech-tahar-ben-jelloun_b_11294166.html