Après avoir pu se libérer au dernier moment de l’amende européenne [pour « dérapage » budgétaire] grâce à l’effort du ministre allemand Wolfgang Schäuble, celui qui s’était tellement acharné sur le peuple grec, Mariano Rajoy vient de déclarer qu’il « accepte la charge » de former un gouvernement pour le compte du roi Felipe VI, mais apparemment sans indiquer de délai et sans se montrer très confiant de pouvoir compter sur le nombre de votes nécessaires afin d’être investi de la charge de président du gouvernement.
D’après les déclarations de ses porte-parole, la concession de l’Union européenne ne peut pas cacher le fait qu’on le fait parce qu’« après les sacrifices qu’ils ont consentis… les citoyens doutent de l’Europe ». Autrement dit, est reconnue la crise de légitimité croissante que subit cette UE vouée à l’austérité. Mais il a déjà été clairement expliqué à Rajoy que la coupe budgétaire de 10’000 millions d’euros au cours de deux prochaines années continue à être d’actualité et que la décision sur le gel ou non des fonds structurels sera prise en automne. En tenant compte de la vieille maxime qui veut que la politique soit « l’expression la plus concentrée de l’économie », nous savons déjà quelle sera l’orientation du nouveau gouvernement pendant ces deux prochaines années.
La bonne nouvelle que l’UE renonçait à infliger une amende tombait par hasard juste après qu’on a appris qu’une juge avait décidé d’instruire un procès contre le PP suite au scandale de la destruction des disques durs contenant l’information sur la Caisse B de ce parti, au moment où Luis Barcenas en était le trésorier. Cette décision confirme une fois de plus la nature corrompue et criminelle de ce parti qui compte encore sur les votes de quelque huit millions de personnes. Sans vouloir généraliser – mais sans non plus ignorer les dégâts entraînés par la culture du cynisme politique et les contre-valeurs du néolibéralisme – ces votants ont « pardonné » ce « péché » au PP, peut-être parce qu’ils considèrent qu’il continue à être la seule alternative face aux « méchants » (Podemos, bien sûr). Ou, alors, simplement parce que le PP semble garantir la tant vantée « stabilité ». Une « stabilité » qui pourrait d’ailleurs disparaître pour les pensions dont dépendent beaucoup de ceux et de celles qui font partie de son électorat le plus fidèle, après le pillage qu’effectue le PP dans le Fonds de réserve de la Sécurité sociale.
Il n’est pas surprenant que même le parti le plus proche du PP, Ciudadanos (C’s), soumis à la pression d’être complice de nouvelles coupes sociales, regimbe à donner un vote favorable à Rajoy, cela dans un contexte où l’UE est en crise suite au Brexit et que l’Italie va au-devant d’une probable crise bancaire et politique. En effet, référendum qui y aura lieu en octobre sur la question d’une contre-réforme constitutionnelle peut se transformer en un boomerang contre Matteo Renzi. C’est compréhensible puisque le parti d’Albert Rivera (C’s) est conscient du fait que, malgré sa relative jeunesse hors de la Catalogne, il se trouve déjà menacé par un resserrement croissant de son espace politique dans le contexte d’une polarisation qui peut encore s’accentuer à l’avenir. Le risque de suivre la même voie que l’UPyD (Union, Progrès et Démocratie, fondée en 2007) a connu récemment [UPyD a obtenu un résultat de 0,21% en 2016] deviendra très réel si, frustré de son aspiration à être la relève de la vieille droite, Ciudadanos donnait sa priorité à contribuer à la « gouvernabilité » au détriment de la « régénération » qui lui a servi de plateforme de lancement d’un « populisme de droite ».
Nous voyons ainsi, en utilisant la catégorisation utilisée récemment par Marcos Sanz [1], que C’s veut se maintenir dans une position où il se limite à exercer le « pouvoir de légitimer » le droit du PP à former un gouvernement, mais sans aller jusqu’à le « renforcer » moyennant un vote en sa faveur qui pourrait entraîner une énorme usure – d’autant plus si c’est sous la présidence de Rajoy – et le transformer définitivement en une « béquille » de ce parti. C’est une position que – certes depuis un espace relativement distinct et pour des raisons différentes – Pedro Sanchez (PSOE) souhaite, une fois le « sorpasso » écarté [soit l’arrivée de Podemos en deuxième position], éviter dans le sens que Podemos prenne la direction de l’opposition au PP, malgré les déclarations publiques de Felipe Gonzalez et compagnie qui l’enjoignent à faire passer la « responsabilité d’Etat » devant les intérêts du parti.
Néanmoins, au cours des prochaines semaines les deux formations politiques vont se trouver sous la forte pression des groupes liés au cours du IBEX 35 [Bourse de Madrid] et à la troïka pour qu’ils changent d’attitude et parviennent à une sorte de pacte d’investiture qui permettrait la formation d’un gouvernement de manière à éviter un troisième round d’élections [en novembre 2016]. Malgré tout, il n’est pas évident que ce pacte puisse garantir que toutes les forces politiques en sortent gagnantes. En outre, il faudrait peut-être inclure un compromis de motion de confiance à moyen terme (après les deux années de mandat de la troïka ?), car dans le cas contraire on pourra difficilement renverser le nouveau gouvernement au moyen d’une motion de censure constructive qui exigerait une candidature alternative. En tout cas, un pas du PSOE vers l’abstention par rapport à l’investiture de Rajoy (même si ce n’était qu’avec une partie de son groupe parlementaire pour éviter que le Non l’emporte) pourrait avoir un coût relativement important dans un secteur de son électorat.
L’alternative proposée récemment par un Manifeste « Pour un gouvernement de progrès. Pour un accord du PSOE, Unidos Podemos et Ciudadanos », en marge de la bonne volonté mais aussi de la lamentable évolution politique qui se reflète dans certains des signataires, n’a aucune possibilité de se réaliser. Il peut évidemment y avoir d’autres possibilités, dont la nouvelle proposition de Podemos au PSOE, mais comme Pablo Iglesias l’a lui-même reconnu, elle n’a pas beaucoup avancé.
En attendant de voir de comment vont évoluer les événements de cet été et en particulier de savoir quel sera le comportement final du PSOE, il semble évident que seul Podemos et les forces convergentes, avec le ERC [Gauche républicaine de Catalogne] et Bildu [coalition du pays Basque], offrent des garanties de maintenir son « pouvoir de refus » face au PP et à la politique qu’il mènera dans le nouveau parlement.
La question catalane
C’est dans ce panorama d’incertitude gouvernementale et face à une législature qui s’annonce instable et tendue que la question catalane fait de nouveau irruption. On peut être d’accord ou non avec la décision – ainsi que ses motifs et sa pertinence – d’apporter devant le plénum du Parlement les conclusions de la Commission qui s’est mis d’accord de proposer le lancement d’un processus de « déconnexion » à l’Etat espagnol qui devra être ou non soumis à la ratification de la société catalane. Malgré tout, l’auteur du présent article ne doute pas de la légitimité de cette démarche après le constat répété du blocage – aussi bien de la part du gouvernement que de celle du Tribunal constitutionnel [2] – de la pétition réitérée de transfert de la compétence pour pouvoir convoquer un référendum sur l’indépendance au Parlement.
Se lamenter une fois de plus face au « défi indépendantiste » et ce peu après que le parti candidat à former un gouvernement à l’échelle l’Etat ne s’est pas gêné de compter sur les voix de l’ancienne Convergencia [de Catalogne] pour la formation de la Table du Congrès, suppose un retour au vieux discours que « l’Espagne se brise », alors qu’il a été prouvé à maintes reprises qu’il contribue lui-même à l’augmentation de l’indépendantisme dans cette Comunidad.
Car même s’il est discutable que cette option compte aujourd’hui sur le soutien d’une majorité de la société catalane (même si un récent sondage confirme sa montée par rapport aux autres options), nous ne cesserons de répéter que la meilleure manière de le vérifier serait l’organisation d’un référendum qui résulterait d’un pacte entre l’Etat et le Parlement, comme le propose En Comu-Podem. Le problème est que cette voie apparaît actuellement – et dans le cadre de cette nouvelle législature – comme une voie sans issue. Dans ces conditions quelle autre voie reste-t-il à part celle de la désobéissance civile et institutionnelle pour obliger l’Etat et l’UE à changer d’attitude ? Rappelons une fois de plus que dans le cas du Québec, tout comme dans celui de l’Ecosse, on était parvenu à un accord sur la convocation de référendums similaires à celui qu’on réclame depuis la Catalogne, sans que dans les parlements respectifs il y ait eu une majorité de partis indépendantistes [3].
Nous sommes donc devant un scénario qui confirme que la crise du régime est encore ouverte et que l’instabilité socio-politique qu’elle génère maintient ouverte la fenêtre d’opportunité pour continuer à miser sur le « Changement ». Une fenêtre par laquelle – de manière diffuse depuis les mobilisations du 15 mai 2011 et dans l’ambiance médiatique, électorale et institutionnelle avec des outils comme Podemos et ses forces convergentes – nous sommes entrés ces dernières années, mais sans avoir atteint le point de pouvoir « gagner » les élections générales du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016.
Dans cette nouvelle phase, il ne s’agit pas de renoncer à l’aspiration d’être une alternative de gouvernement, mais il faut prendre conscience du fait qu’actuellement il n’existe pas le rapport de forces nécessaire – non seulement électoral – pour pouvoir l’être. C’est la raison pour laquelle il serait erroné de continuer à se laisser porter par la logique électoraliste qui a prédominé dans l’équipe dirigeante de Podemos. Une logique que certains de ses membres prétendent actuellement renforcer en affirmant que cette formation « doit changer… pour gouverner ». Une proposition qui semble par ailleurs ignorer le fait que, comme nous l’avons vu entre le 20 décembre 2015 et le 26 juin 2016, ce jeune parti ne dispose pas encore d’un électorat fidèle et court le risque d’apparaître à nouveau comme un parti de plus de la « vieille politique » puisqu’il veut appliquer une transversalité sans « lignes rouges » et affichant une « ambiguïté calculée » permanente. En somme, une orientation où le programme continuera à s’adapter à un discours changeant en fonction de la pression médiatique et des sondages, et avec laquelle Podemos finira par perdre des appuis dans différents segments de son électorat potentiel.
Podemos doit changer, mais pour se refonder en tant que parti non-conventionnel (donc éloigné du « modèle » de Visalegre – soit la création de Podemos en octobre 2014), capable de cheminer vers une « construction collaborative » d’alternatives crédibles, viables et faisables qui, à leur tour, ne se limitent pas à proposer des programmes se bornant à gérer la réalité « réellement existante ».
Car c’est là le risque qui existe déjà au niveau municipal et que nous devons nous efforcer de surmonter, tout en évitant qu’il s’étende à échelle des autonomies en refusant de participer à des gouvernements dirigés par le PSOE. Notre tâche est de tendre au-delà du « réalisme capitaliste » (Mark Fisher), de ce sens commun néolibéral qui insiste que « le capitalisme occupe sans fissures l’horizon de ce qui est pensable ». Nous devons nous mettre à construire face à lui des « utopies réelles » comme les appelle Erik Olin Wright ou, dans la vieille langue qu’utilisait récemment Manolo Monereo, des programmes de transition qui dépassent l’opposition, également ancienne, entre le programme minimum et le programme maximum. Et cela concerne des questions clés comme l’Union européenne, le Pacte budgétaire ou la dette, face auxquelles les principaux porte-parole de Podemos ont été consciemment ambigus, voire muets pendant la campagne électorale.
Il ne s’agit donc pas de construire un nouveau projet « social-démocrate » [allusion au discours de la direction de Podemos avant les élections] : le bloc historique anti-hégémonique ne peut être ni pensé ni réalisé pratiquement dans cette étape de « guerre des positions » comme un problème qui dépendrait des rapports avec le PSOE ou avec l force qui dénomme elle-même : social-démocratie européenne. Ce projet doit se construire au moyen d’un travail dans la société civile et depuis les institutions à la recherche de la réactivation des mouvements sociaux et de l’apprentissage comme de l’élargissement d’expériences de syndicalisme social – à l’instar de la Plateforme des affectés par les hypothèques et des diverses marées – contribuant ainsi à l’émergence de nouveaux acteurs et actrices sociales, politiques et culturels en faveur du « changement ». C’est à mesure que nous avancerons sur ce chemin que le PSOE et les principaux syndicats devront « corriger » des stratégies qui restent prisonnières de la nostalgie envers un néocorporatisme et des « consensus » d’Etat qui ne reviendront pas.
En outre, ce bloc historique doit également être repensé dans le cadre de notre réalité plurinationale. On devrait le concevoir en termes de la construction non pas d’« un peuple », mais de plusieurs peuples, compris comme des demoi distincts, autrement dit comme des sujets politiques volontairement (con)fédérés, mais non superposés ni subalternes les uns aux autres. De pair avec la nécessaire re-mobilisation sociale – qui, nous l’espérons se développera en automne contre les politiques austéritaires – et pour la démocratie, les prochaines élections galiciennes et basques pourront être une opportunité pour mûrir ce projet en commun en revendiquant avec clarté et fermeté la souveraineté des deux peuples, ainsi que celle de tous les peuples avec ou sans Etat, face à un despotisme oligarchique chaque fois plus omniprésent. Autrement dit, la démocratie face à un état d’exception, financier et sécuritaire, qui peut devenir peu à peu permanent.
Jaime Pastor