Dissimulé sous sa casquette et ses verres fumés, Yemane Tecklegorgis est un homme prudent. Constamment aux aguets. Ce vétéran de la guerre d’indépendance érythréenne (de 1961 à 1991) n’aurait raté pour rien au monde le rassemblement contre le régime d’Asmara, organisé jeudi 23 juin à Genève – le plus important de mémoire d’exilé érythréen.
Pourtant, si M. Tecklegorgis se mêle à ses compatriotes venus manifester, c’est avec la plus extrême méfiance. Accompagné de son frère Sami, réfugié aux Etats-Unis, dans le Minnesota, et d’Ursula, son épouse allemande qui préférerait qu’il en dise le moins possible, l’ancien combattant, blessé à plusieurs reprises, assure être sous la menace permanente d’une tentative d’assassinat par ses ex-frères d’armes. « En 1988, alors que je venais d’abandonner la lutte, ils ont d’abord envoyé une femme en Allemagne pour m’empoisonner, car ils craignaient que je ne révèle les noms des responsables des crimes qui étaient commis à l’époque, confie M. Tecklegorgis. Quatre mois plus tard, la police allemande a découvert cinq pistolets, 300 000 dollars [271 000 euros] et un carnet détaillant le plan de mon élimination. Celui qui devait me tuer a alors été arrêté. Finalement, il a été libéré contre une caution de 50 000 deutschemarks [26 000 euros] et envoyé à Khartoum [la capitale du Soudan]. Il a été abattu dès son arrivée. Par ceux-là mêmes qui l’avaient envoyé ! Je connais bien son assassin : il vit aujourd’hui à Berne », raconte cet homme, aujourd’hui âgé d’une soixantaine d’années, qui vit en exil à Bonn, en Allemagne.
« On dira que je me suis suicidé »
Des milliers d’Erythréens, en provenance de toute l’Europe, ont convergé vers la Suisse pour se retrouver. La plupart ont fait le voyage en car. Yemane Tecklegorgis, lui, a pris sa voiture. « Deux jours plus tôt, les partisans du pouvoir d’Asmara ont eux aussi manifesté à Genève. Il y a des risques que notre rassemblement soit infiltré. Je peux être empoisonné à tout moment et l’on dira après que je me suis suicidé », affirme-t-il, avant de détailler les mesures de précaution qu’il s’est imposées : « J’ai dit à ma femme de ne jamais laisser entrer d’Erythréens à la maison. Je ne dis jamais où je vais, ni à quelle heure. Je n’accepte jamais de nourriture ou de boisson d’un autre. Regardez ! J’ai apporté mes bouteilles d’eau et mes sandwichs ! »
Paranoïa ou peur légitime ? Menace fantasmée ou bien réelle ? Difficile de répondre avec certitude. Aucune disparition suspecte n’a été recensée ces dernières années en Europe, au sein de cette diaspora qui s’agrandit au fur et à mesure que l’Erythrée se vide de sa jeunesse. Une chose, en revanche, est sûre : le pouvoir en place à Asmara continue de terrifier ceux qui ont fui la dictature de ce pays de la Corne de l’Afrique, où la moindre critique peut vous envoyer indéfiniment au bagne, où jeunes et vieux sont conscrits dans un « service national » à durée indéterminée, qu’une commission d’enquête des Nations unies a récemment qualifié de « forme moderne d’esclavage ».
Elizabeth Chyrum et Selam Kidane sont deux visages d’un même tourment pour le pouvoir érythréen. Ces deux activistes, basées à Londres, consacrent leur temps et leur énergie à dénoncer les agissements du président Issayas Afeworki et le cercle des dirigeants aux commandes du pays depuis un quart de siècle. L’acharnement de la première a incité l’ONU à mandater une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme commises par le régime depuis l’indépendance acquise, au début des années 1990, à l’issue d’une guerre fratricide avec l’Ethiopie qui ne s’est jamais totalement éteinte.
En juin, cette commission a conclu que le pouvoir érythréen a, depuis vingt-cinq ans, commis des « crimes contre l’humanité », tout en recommandant la saisie de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité des Nations unies. Les dirigeants d’Asmara sont encore loin des tribunaux internationaux, mais cette proposition constitue une première victoire pour Elizabeth Chyrum, comme pour tous les opposants érythréens. La militante paie cependant son engagement au prix fort. « Cette vie d’activiste est misérable, souffle-t-elle, fataliste. On tente de nous isoler au sein de la diaspora. Je suis constamment diffamée et menacée. J’ai récemment reçu ce message sur Internet : “Dernier avertissement. Tu seras décapitée.” »
« Les vendredis de la liberté »
Egalement rencontrée à Genève, Selam Kidane insiste : « Le régime ne veut pas que l’on diffuse nos idées, alors il nous ostracise. Il fait passer le message que je suis une traîtresse, que mon père, un officier à la retraite, est un assassin, que j’ai vendu mon pays à l’Ethiopie. Je ne suis pas sûre d’être une patriote, mais j’aime mon pays, même si le gouvernement prétend le contraire », s’amuse-t-elle en désignant sa casquette et son tee-shirt « I love Eritrea » (« J’aime l’Erythrée »). Selam Kidane est, elle aussi, habituée aux pressions. « Elles sont permanentes. Il y a deux jours [le mardi 21 juin, quand des milliers de militants pro-régime se sont rassemblés à Genève pour dénoncer le rapport de la commission d’enquête de l’ONU], lorsque nous sommes sortis du Conseil des droits de l’homme, nous avons été insultés, menacés, raconte-t-elle. Certains d’entre nous ont dû être protégés par la police. Je connais très bien l’un de ceux qui ont tenté de m’impressionner. Il y a quelques années, je donnais des cours de rattrapage, le dimanche, à ses enfants. »
Selam Kidane est notamment la coordinatrice du projet « Freedom Friday » (« Les vendredis de la liberté »). L’initiative, lancée au moment des « printemps arabes » en 2011, consiste à multiplier les appels en Erythrée, en vue de mobiliser la population contre le régime. Une incitation à la « révolte » ou à la « résistance », selon le côté duquel on se situe, qui lui a valu de voir son nom et son numéro de téléphone apparaître sur des forums de discussions, au Nigeria et en Somalie, la présentant comme une « call-girl ». Son action aurait ensuite généré de multiples tentatives d’infiltration. « Je reçois régulièrement des appels me demandant comment entrer en contact avec nos relais en Erythrée, ou si nous avons des contacts au Soudan », rapporte Selam Kidane, pleine de méfiance.
Des supporteurs du gouvernement érythréen protestent contre les conclusions de la Commisssion sur l’Erythrée devant le siège de L’ONU, à Genève, le 21 juin.
Qu’un pouvoir, considéré comme l’un des plus répressifs du monde, tente de faire taire ses détracteurs est assez classique. La Libye de Khadafi, l’Iran ou la Syrie en sont quelques exemples. Qu’il s’emploie à intimider ceux qui ont décidé de témoigner contre lui devant la commission d’enquête des Nations unies, ou à impressionner l’un des enquêteurs, comme l’affirme le Ghanéen Victor Dankwa, l’un des trois membres de cette commission, n’est guère plus surprenant. En revanche, s’il est une spécificité propre à ce régime, construit dans l’adversité, c’est sa capacité à surveiller et à contrôler sa diaspora.
Taxe obligatoire versée à l’ambassade
En Europe comme aux Etats-Unis, Asmara conserve de nombreux soutiens. Le régime peut aussi compter sur la discrétion de tous ceux qui souhaitent éviter des représailles contre leur famille ou, simplement, pouvoir rentrer au pays, où ils ont parfois investi leurs économies. Le patriotisme propre à cette jeune nation, la crainte d’apparaître comme un traître et d’être dénoncé comme un agent de l’ennemi éthiopien ou, plus pragmatiquement, d’être isolé du reste de la communauté expliquent également cette réserve. « La peur que nous avons tous de voir notre pays envahi par l’Ethiopie [des affrontements d’envergure ont éclaté à la mi-juin] nous a poussés à accorder un crédit incroyable à nos leaders. Le président et ses collègues, qui ont mené le pays à sa libération en 1991, ont tellement été idéalisés par la diaspora qu’il y a encore parfois un sentiment de culpabilité de ne pas participer à la lutte nationale », analyse Veronica Almedom, une jeune Suissesse d’origine érythréenne.
Avant d’entrer en dissidence, Fathi Osman Ahmed a, pendant près de dix ans, participé à la surveillance de ses compatriotes à l’étranger. Chargé des affaires politiques au sein des ambassades d’Erythrée, au Pakistan puis en Arabie saoudite, il décrit les méthodes employées pour contrôler la diaspora. « Pour des besoins consulaires, pour renouveler leur passeport, les Erythréens sont obligés de verser 2 % de leurs revenus à l’ambassade et de prendre leur carte du parti [Front populaire pour la démocratie et la justice, parti unique au pouvoir], explique-t-il. Ils sont aussi forcés de signer des pétitions. Il y a quelques années, par exemple, l’ambassade, en Arabie saoudite, a recueilli 35 000 signatures pour demander la levée des sanctions imposées par l’ONU. S’ils n’avaient pas signé cette pétition, leurs documents administratifs ne leur auraient jamais été donnés. »
David Bozzini, un anthropologue qui a consacré ses recherches aux méthodes de contrôle « de cet Etat totalitaire qui n’a pas les moyens de ses ambitions », évoque « des procédés de surveillance subtils ». « Dans le cas des Erythréens, le terme diaspora est à mettre entre guillemets, car la communauté est extrêmement divisée sur des lignes religieuses et ethniques, explique-t-il. En fonction de ces divisions, le gouvernement utilise des techniques de contrôle qui sont différentes. Avant l’indépendance, celui-ci a canalisé les ressources destinées à la lutte. Il a surtout fait taire les voix indépendantistes qui ne partageaient pas les mêmes opinions que la guérilla. » Aujourd’hui, poursuit M. Bozzini, « d’un côté, la diaspora loyaliste paie ses 2 % de taxe, finance des programmes, envoie de l’argent aux familles. De l’autre, il y a la diaspora composée de tous les déserteurs, qui ne vont pas au consulat pour payer cette taxe et qui n’envoient pas leur argent par des canaux officiels. Mais, en mettant la main sur le marché noir il y a dix ans, le gouvernement a pu canaliser l’ensemble de ces ressources. Sans réel secteur privé en Erythrée, les devises arrivent, par un biais ou par un autre, dans les poches du parti. »
« Une politique d’intimidation »
Selon l’anthropologue, s’ajoute à cela « une politique d’intimidation, qui consiste à filmer les opposants, à faire circuler des rumeurs. Il exerce une pression constante qui fait que ceux qui ont vécu la violence arbitraire, subite et imprévue du régime en Erythrée pensent que le pouvoir peut encore se déchaîner contre eux. Cette tension, dit-il, est aussi générée par les déserteurs, car chacun d’entre eux a de la famille au sein du régime. L’élite dirigeante n’est pas totalement déconnectée de la population. Quand les Erythréens arrivent en Europe, ils réalisent souvent que les membres de leur famille qui ont payé leur passage aux trafiquants travaillent pour le gouvernement. Dans une telle situation, il est très difficile de dire qui est l’espion. Plus qu’un espionnage moderne, la surveillance est “démocratisée” selon un modèle comparable à celui de l’ex-Allemagne de l’Est. La délation devient une forme de surveillance. Et la médisance sert à ostraciser. »
Simon – le prénom qu’il a choisi pour préserver son anonymat – esquisse un sourire gêné lorsqu’il s’agit d’évoquer les raisons de la fuite qui l’a mené, en 2015, jusqu’à un village de la campagne néerlandaise. « Je ne vivais pas une vie pleine. En Erythrée, on est toujours dans la peur », concède-t-il. Depuis la fin de son odyssée, qui l’a conduit à traverser l’Ethiopie, le Soudan, la Libye et enfin la Méditerranée, contre près de 9 000 dollars, Simon n’a reçu aucune menace ni fait l’objet de pression. Il ne s’est cependant toujours pas débarrassé de ses angoisses. « J’ai une fille de 7 ans restée en Erythrée, avoue le jeune exilé. Et j’ai très peur qu’ils s’en prennent à elle. »
« Le pouvoir a le bras très long », résume Samson, en exhibant son téléphone portable. Sur l’écran du réfugié érythréen apparaît un portrait du président Issayas Afeworki, caricaturé en pieuvre. Le dictateur d’Asmara n’a pas le pouvoir tentaculaire qui lui est prêté, mais en avoir imposé la croyance est sûrement l’une de ses plus grandes prouesses.
Cyril Bensimon (Genève, envoyé spécial)
Journaliste au Monde