Pour entrer dans son bureau, il appose son index sur un capteur d’empreintes digitales. Frank Mugisha, petit gabarit de 36 ans, est ouvertement gay en Ouganda, où les relations homosexuelles sont punies de la prison à vie depuis l’époque coloniale. Il vit donc constamment sur ses gardes. « J’ai été frappé dans la rue, au supermarché, harcelé par la police. J’ai aussi reçu des menaces de mort écrites, glissées sous ma porte. J’ai dû déménager onze fois d’appartement et six fois de lieu de travail à cause des plaintes des voisins », retrace-t-il en rajustant aux épaules sa chemise bleu nuit bien coupée.
Le militant dirige depuis 2007 l’ONG Sexual Minorities Uganda (SMUG, qui signifie aussi « fier de soi » en anglais). Ses locaux se situent au cœur de Ntinda, un quartier de Kampala aux routes latéritiques surplombant la capitale. Des murs de barbelés protègent l’intimité du jardin où des palmiers prospèrent. Là, à l’abri des regards, en sécurité, certains s’épanchent. Comme Daniel, 22 ans, dont le témoignage figure dans le dernier rapport de l’ONG : « Après un test anal forcé, il a été torturé et jeté en prison. Il y a été battu pendant cinq jours. A son retour, ses parents l’ont banni de chez lui. » Le document recense un total de 264 attaques envers des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transgenres (LGBT) depuis 2014, contre 27 en 2012-2013.
Les violences n’ont jamais cessé. Frank Mugisha et d’autres militants ont pourtant permis l’annulation par la Cour constitutionnelle d’une loi supplémentaire anti-gay promulguée en 2014 qui forçait à la dénonciation de tout homosexuel et criminalisait la « promotion de l’homosexualité ». Pendant la campagne présidentielle, en février, le président Yoweri Museveni au pouvoir depuis 1986, avait reconnu qu’un tel texte n’était « pas nécessaire ». « Mais il l’a bel et bien signé. C’est un homme très drôle », ironise le directeur de SMUG, sans perdre son sourire.
« Pendez-les ! »
Cette homophobie légale, Frank Mugisha en mesure chaque jour les conséquences. Il est souvent sollicité par des homosexuels en danger. S’ils sont blessés, Frank et son équipe les emmènent à l’hôpital et recueillent ensuite leur histoire. « On les suit tous, on saisit la justice, on intervient auprès des conseils de villageois, on les aide à trouver un toit », précise le militant dans son bureau où trônent trois drapeaux : celui de l’Ouganda, l’étendard arc-en-ciel de la communauté gay internationale et celui de l’égalité des genres, à côté de récompenses, tel le prix Kennedy des droits de l’homme.
L’association SMUG poursuit devant la justice américaine le pasteur évangélique Scott Lively pour ses appels à la persécution des homosexuels lors de conférences en Ouganda dès 2002. « La venue de religieux extrémistes a créé un climat malsain. Les tabloïds nous ont pointés du doigt et se sont mis à dire qu’on recrutait des mineurs, qu’on faisait la promotion du sida. Nos voisins ont eu peur pour leurs enfants », déplore Frank Mugisha, qui se rendra aux Etats-Unis en septembre pour le procès.
Les campagnes de presse nauséabondes s’intensifient en 2011 avec la publication dans le tabloïd Rolling Stone – fermé depuis –, des photos et les coordonnées de cent homosexuels du pays avec l’injonction « Pendez-les ! ». Le visage de David Kato, le fondateur de SMUG, s’affiche en une. Il est battu à mort chez lui quelques mois plus tard. Frank apprendra le meurtre de son ami alors qu’il se trouvait aux Etats-Unis. Exposé lui aussi par plusieurs tabloïds, il a hésité à demander l’asile. Il avait déjà dû s’exiler au Kenya un mois en 2008 après avoir subi un harcèlement policier. « J’ai eu l’impression que sa mort ne signifierait rien si je fuyais. Il fallait que je continue l’œuvre de David en Ouganda. L’année de sa disparition, on a sillonné les commissariats du pays tous les deux sur sa moto pour secourir les nombreux homosexuels arrêtés. Il était tellement courageux, passionné par l’être humain. Il m’a rendu plus fort. »
« Dieu, je suis attiré par les garçons »
Et de la ténacité, de la prudence, il en a fallu à Franck Mugisha. A 12 ans, quand ses cousins lui demandent s’il aime les filles, il ne lui vient pas à l’idée de mentir : « Non, j’aime les garçons. » Ses parents l’envoient chez des psychothérapeutes, des guérisseurs, des prêtres. Ces rendez-vous hebdomadaires finissent par le rendre malade. Il fugue. « C’était horrible, on me montrait des photos dégoûtantes d’hommes malades, se souvient-il. Je pense que ce qu’on m’a infligé est l’une des raisons de mon engagement de militant. » Adolescent, il suit des cours de catéchisme. « J’étais déjà en contact avec Dieu, c’était la seule personne à qui je pouvais parler de tout. Un soir, avant de me coucher, je lui ai dit : “Dieu, je suis attiré par les garçons, je laisse mon livre sur la table. Si cette nuit, il ne bouge pas, c’est que tout va bien.” Le lendemain, il était à la même place, c’était ok ! », s’esclaffe-t-il.
Après une licence de graphisme, Frank prend un poste dans une entreprise d’informatique. Au bout d’un an, harcelé, il démissionne et se replie sur les deux mille romans qu’il possède. « J’étais pétrifié. Mais, grâce à Internet, j’ai compris que je n’étais plus seul. Discuter avec des gens qui vivaient la même chose que moi m’a donné de l’énergie. » Alors, à 23 ans, il s’engage dans l’association IceBreakers qui accompagne des jeunes dans leur « coming out », et rencontre, la même année, l’homme qui partage toujours sa vie aujourd’hui au vu et au su de sa famille. Depuis 2012, l’année où son partenaire a demandé l’asile aux Etats-Unis, ils vivent leur relation à distance. Désormais, ses parents acceptent sa sexualité mais n’abordent jamais le sujet.
« A son arrivée dans le mouvement, Frank avait besoin qu’on l’encourage pour gagner en assurance. Il fait un travail génial, il se bat pour notre but commun », souligne Kasha Nabagesera, une militante lesbienne, rédactrice en chef du média LGBT Kuchu Times, qui connaît le directeur de SMUG depuis huit ans.
Frank Mugisha craint toujours les attaques dans son quotidien. Il emploie parfois les services d’un garde du corps pour se rendre à des réunions avec des membres du gouvernement ou dans un quartier malfamé. Il reste malgré tout déterminé : « je n’ai à m’excuser de mon combat auprès de personne, je lutte pour l’égalité, dans le respect de l’Ouganda et de l’Afrique ».
Sophie Boutboul
contributrice Le Monde Afrique