En 2001, des mouvements populaires brésiliens avec l’appui de quelques organisations d’ailleurs dans le monde convoquaient à Porto Alegre un Forum pour faciliter le dialogue entre des militants de la société civile en ébullition, surtout en Amérique latine, dans l’effervescence autour de grandes mobilisations populaires ainsi qu’à travers l’émergence de nouveaux gouvernements progressistes, dans le contexte d’un rejet massif des politiques néolibérales et des nouvelles aventures militaristes des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN.
Eux-mêmes surpris par le succès du premier Forum, les organisateurs, dont le Brésilien Chico Whitaker, ont pensé que cet évènement devait être pérennisé, d’où l’idée de créer un Forum social mondial (FSM), avec une charte, des principes de fonctionnement et un comité international, composé de quelques mouvements et personnalités de la mouvance altermondialiste.
En 2002 et 2003, la rencontre de Porto Alegre, qui était un peu le « contre Forum » de Davos, est devenue peu à peu un site d’explorations alternatives, faisant appel à toutes sortes d’expériences en cours : la démocratisation des villes (le « budget participatif ») ; les revendications pour l’égalité des féministes et des peuples autochtones ; la lutte contre la financiarisation à outrance et ses impacts dévastateurs sur l’économie (dont le mouvement ATTAC – , initié par Bernard Cassen et Ignacio Ramonet, a été la figure de proue) ; l’économie dite « sociale et solidaire » derrière la prolifération de projets d’auto-développement de tous genres et, parallèlement, une galaxie de revendications, d’expérimentations, de luttes venant d’organisations, de mouvements, d’ONG, d’institutions.
La phase heureuse et bouillante d’idées et d’initiatives
Sur ces avancées, à partir de 2004, le FSM a amorcé une grande migration qui l’a amené en Inde (2004), au Venezuela, au Pakistan et au Mali (2006), au Kenya (2007) et au Sénégal (2011), pour aboutir plus récemment dans l’épicentre du « printemps arabe » à Tunis (2013 et 2015). Parallèlement, le Forum s’est régionalisé et recentré dans des centaines d’initiatives continentales (Forum des Amériques, d’Europe, d’Asie, etc.), nationales et locales (plus de 1000 forums locaux depuis 10 ans) et sectorielles (Forum sur l’éducation, les paysans, l’eau, etc.).
D’un évènement, le Forum est devenu un processus, approprié par plusieurs réseaux, marqués d’une manière différenciée par des cultures politiques spécifiques, orientées selon les priorités du moment. À travers tout cela, s’est exprimée une immense et permanente « tempête des idées », dans un chaos généralement créatif, auto-organisé, festif. En conformité avec sa charte, il était entendu que le Forum ne donnait pas de mots d’ordre, n’était ni un lieu prescriptif, ni une nouvelle « Internationale », mais un site d’échanges, de débats, de solidarités.
Pour autant, le Forum qui ne prétendait pas parler au nom des milliers de participants a été en fait un incubateur, stimulant et facilitant l’élaboration de stratégies, de projets, de revendications. Ce n’était pas le Forum qui « décidait », mais le Forum était le moment où des milliers de personnes comprenaient qu’il était le temps de passer à l’action pour s’opposer à la « guerre sans fin » du Président Bush (d’où ont émergé les méga manifestations de 2003). Des réseaux comme les mouvements paysans ont profité du Forum pour consolider Via Campesina. Des syndicats et des ONG sont sortis en partie au moins de leurs bulles pour entendre, connaître et dialoguer avec toutes sortes de mouvements, souvent locaux, mais qui ont acquis grâce au Forum non seulement des connaissances, mais des capacités pour s’organiser, produire des analyses, prendre la parole.
En se déplaçant, le Forum a permis aux Brésiliens, aux Pakistanais, aux Maliens, aux Tunisiens, aux États-Uniens et à tout un chacun de rencontrer ce monde altermondialiste.
La phase des interrogations
Après quelques années, le Forum a été traversé de diverses interrogations. Plusieurs, comme le philippin Walden Belo, se demandaient si cela « valait encore la peine ». On pouvait avoir un peu l’impression que le grand « souk » de l’altermondialisme avait atteint son seuil d’efficacité. D’autres pensaient qu’il fallait passer à une phase plus politiquement active, s’engager dans la voie de mise en place d’une nouvelle « Internationale », comme l’a suggéré Hugo Chavez.
Cependant, une nouvelle vague de mobilisations a, jusqu’à un certain point, « détourné » l’attention du Forum, le printemps arabe, les Indignados, les Carrés rouges, les Occupy et tant d’autres surgissements de masses en colère. Tout en exprimant leur indignation, ces multitudes recréaient, chacune à leur manière, des méthodologies expérimentées et discutées au Forum : démocratie participative, recherche de nouvelles manières de fonctionner moins hiérarchiques, insistance sur l’exclusion de secteurs auparavant négligés par les mouvements populaires (femmes, jeunes, immigrants, minorités nationales, etc.).
Également, ces grandes mobilisations reprenaient, approfondissaient et concrétisaient les thèmes de la critique du néolibéralisme, du militarisme, de la discrimination, tout en proposant aux sociétés concernées d’aller dans une autre direction : développement local, décentralisation, lutte systématique contre l’exclusion, et comme le disaient les organisateurs du Forum social mondial de Tunisie, la DIGNITÉ.
On pouvait alors penser que le Forum comme concept, et pas nécessairement le Forum comme site particulier, retrouvait et même décuplait ses capacités comme moyen d’impulser les mouvements populaires. Quand en 2013 et en 2015, le FSM, devant l’initiative puissante des associations tunisiennes et magrébines, s’est mis en place à Tunis, c’était un peu ce qui en ressortait. En prenant la décision de migrer en Amérique du Nord en 2016, les groupes participants étaient cependant conscients du risque que ce déplacement représente.
La phase anxieuse
La proposition de déplacer le processus au « Nord » a d’abord surpris, mais après plusieurs discussions, il a été décidé que les avantages l’emportaient sur les désavantages. D’une part, Montréal est le site d’un mouvement social diversifié et combatif, dans un contexte social plutôt accueillant et avec des capacités éprouvées du côté des organisations populaires locales. D’autre part, l’idée étant d’ouvrir du côté nord-américain, non seulement québécois donc, mais continental, tenant compte de la montée des luttes états-uniennes (des Occupy au Black Live Matter, en passant par les grèves des enseignants et les résistances immigrantes), tout cela dans le contexte d’un vaste débat lancé par la campagne à la présidence de Bernard Sanders. Ainsi, de multiples rencontres préparatoires ont eu lieu dans des villes québécoises, canadiennes et états-uniennes, pour donner au FSM de Montréal un côté définitivement nord-américain.
Il y a dans ce choix un pari, ainsi que de nombreux défis, dont la question de l’accessibilité, notamment pour les organisations africaines et asiatiques, où le problème des coûts de transport s’ajoute à celui des visas, puisque le Canada, pendant les 9 ans d’administration néo-conservatrice, a considérablement refermé les verrous pour les populations du Sud. Le comité organisateur du FSM 2016 mise sur l’accueil un peu plus favorable au projet du Forum par le présent gouvernement fédéral (libéral), mais les règles restrictives sont encore en place.
Au-delà des questions géographiques et logistiques, il est certain que le Forum de Montréal devra apporter des réponses aux interrogations restées en suspens :
– À quoi sert le Forum ?
– Est-il encore un outil utile pour renforcer les mouvements populaires qui résistent aux politiques néolibérales et qui cherchent des solutions alternatives ?
Le questionnement est encore plus pressant au moment où la vague des changements progressistes, notamment en Amérique du Sud, s’essouffle. D’autre part, des retournements politiques vers la droite et même l’extrême-droite prennent de la force un peu partout. Dans le cours de plusieurs grandes mobilisations récentes, y compris le Printemps arabe, les Indignados, les Carrés rouges, des interrogations similaires sont exprimées. L’espace politique qui avait été ouvert pour permettre des gouvernements progressistes se referme. L’expérience de la Grèce notamment fait réfléchir : à quoi servent des mobilisations si, au bout de la ligne, les mêmes décisions fondamentales par les mêmes opérateurs macro-économiques, vont imposer des mêmes politiques d’austérité ?
Une autre zone de débats porte sur les acteurs du changement et la composition des mobilisations. L’irruption de « multitudes » à travers des réseaux semi-spontanés (fonctionnant à travers les médias sociaux notamment) a révélé la profondeur et la résilience, mais aussi des limites, dans la mesure où dans l’absence de convergences organisées, donc à travers des mouvements constitués (coalitions de gauche, associations et syndicats, etc.), le mur du pouvoir semble en mesure de se reconstituer après le choc des grands moments qu’on a vu au Caire, Madrid, Istanbul, Montréal, New York. Enfin, le socle culturel, voire idéologique des mobilisations, toutes inspirées, à des degrés divers par un fonds globalement à gauche (social-démocratie, communisme, écosocialisme, anarchisme) est malmené par des « nouvelles » droites populistes qui semblent en mesure d’instrumentaliser la colère de couches populaires et moyennes désemparées par la mondialisation néolibérale. Le regain des thèmes racistes, islamophobes, anti-immigrants dans l’imaginaire de plusieurs sociétés, pas seulement au nord, déstabilise les mouvements.
Le moment des choix
Le FSM est bien sûr interpellé par tout cela. Dans ce contexte, un certain nombre de réflexions et de propositions sont en train de prendre forme et pourraient ouvrir des débats à Montréal.
Convergences et stratégies
En premier lieu, il est évident que le Forum, sans être une « internationale » qui imposerait des décisions doit être davantage proactif pour impulser, catalyser, inspirer les mouvements. Ceux-ci sentent le besoin de grandes convergences, de lignes de rencontres où, à une échelle internationale, les mouvements, en pleine capacité d’eux-mêmes, autonomes et consentants, peuvent élaborer des stratégies communes. Les hésitations ou les craintes exprimées dans le passé à l’effet que le Forum puisse devenir une sorte de « quartier général » des mouvements restent légitimes, mais d’autre part, il y a une nécessité reconnue de prendre à bras-le-corps quelques grands enjeux où, sans avoir un « comité central » qui décide, les mouvements se retrouvent. À ce moment, le Forum pourrait déboucher sur des convergences auto-organisées, et aller plus loin que le grand brassage d’idées qui l’a caractérisé jusqu’à présent. La difficulté, bien sûr, est d’identifier ces points de convergences, ce qui n’est certes pas facile, considérant l’incroyable diversité (qui vient avec une incroyable richesse) des mouvements populaires participants.
Questions de méthode
Parallèlement d’un point de vue méthodologique, le Forum de Montréal innove pour faciliter ce travail, en ouvrant la porte à des regroupements d’organisations (des « espaces ») qui sont d’ailleurs déjà à pied d’œuvre pour non seulement identifier des enjeux qui concernent plusieurs groupes, mais pour explorer des stratégies et des moyens qui pourraient permettre de formuler des réponses adéquates. On voit par exemple que dans le champ d’éducation, des centaines d’organisations qui avaient l’habitude de présenter une par une leurs perspectives, sont encouragées à se regrouper, à une échelle internationale, pour réfléchir ensemble et préparer un parcours de discussions d’une manière organisée, cohérente et orientée vers l’action. Des syndicats enseignants du Québec, de France, du Brésil, du Sénégal, des États-Unis, des associations étudiantes de plusieurs pays, des réseaux d’éducation populaire et plusieurs autres acteurs vont venir au Forum ensemble, et non séparément, dans l’espoir que de grands consensus ressortent des débats.
Aller de l’avant
Si ce travail peut permettre aux mouvements de converger, cela sera un pas en avant. En excluant toute connotation de centralisation et de structure de commandement, le Forum peut inciter les organisations participantes à considérer quelques grands enjeux, qui interpellent tout le monde, et sur lesquels peuvent s’élaborer des convergences stratégiques, dont voici quelques exemples.
– Halte au développement des énergies fossiles. À Paris au moment de la COP-21, devant la terrible irresponsabilité des États et des grands opérateurs politiques et économiques, est apparu un immense mouvement citoyen, qui résiste sur 1000 fronts. Dans plusieurs pays, il y a en marche de méga convergences contre les pipelines et les projets pétroliers et gaziers devant lesquels se dressent des communautés autochtones, des écologistes et des populations rurales et péri-urbaines directement menacées. Comme de tels processus sont en cours, il est possible d’imaginer une action convergente mondiale.
– La lutte contre la guerre. Le carnage en Syrie, en Irak, en Palestine, en Afghanistan, découlant des criminelles opérations d’États voyous en phase avec des puissances, doit être confronté. La solidarité avec les réfugiés en est une composante. La bataille de BDS pour imposer des sanctions contre l’occupation de la Palestine en est autre. L’« encerclement » du dispositif militaro-industriel est également une possibilité, à travers des journées d’action mondiale coordonnées.
– Les responsables de l’actuel gâchis, bien que de plus en plus discrédités, s’entêtent à imposer leurs politiques. À court terme, la lutte contre les évasions fiscales, la corruption et les politiques intensifiant la spéculation et la financiarisation est prioritaire, tels que le suggèrent des réseaux comme ATTAC, le CADTM et d’autres. La lutte pour un revenu minimum garanti pour tous les citoyens et citoyennes est également une réponse urgente et nécessaire pour arrêter l’appauvrissement.
– Enfin, est-il possible de bloquer la dérive de droite et d’extrême droite ? Le coup d’État institutionnel au Brésil débouche sur de nouveaux mécanismes pour réprimer, criminaliser, exclure. Cette droitisation est visible ailleurs, en Argentine, en Pologne, en Inde, faisant place à une dérive qui s’apparente, sans être identique, aux régimes autoritaires que le monde a connus au vingtième siècle. Un grand mouvement international pour la démocratie et contre les autoritarismes sous toutes leurs formes serait une avancée considérable.
Ces thèmes et bien d’autres vont traverser le Forum de Montréal. Dans les 1500 assemblées dans les plénières, dans les rencontres impromptues dans les parcs et esplanades de Montréal, il y aura des débats, des questions, et aussi des réponses, qui déboucheront sur des stratégies, des actions, des résistances. Si ce pari est remporté, il y aura une nouvelle vie pour le Forum social mondial.
Pierre Beaudet