« Il arrive (...) que la philosophie de la praxis tende à devenir une idéologie au sens défavorable du mot, c’est-à-dire un système dogmatique de vérités absolues et éternelles ; en particulier quand (...) elle est confondue avec le matérialisme vulgaire, avec la métaphysique de la « matière » qui ne peut pas ne pas être éternelle et absolue. »
2. Notes critiques sur une tentative de manuel populaire de sociologie historique - L’anti-Boukharine
Un travail comme le Manuel populaire [1], destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû partir de l’analyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la « philosophie des non-philosophes », c’est-à-dire la conception du monde, absorbée d’une manière acritique par les différents milieux sociaux et culturels dans lesquels se développe l’individualité morale de l’homme moyen. Le sens commun n’est pas une conception unique, identique dans le temps et dans l’espace : c’est le « folklore » de la philosophie et, comme le folklore, il présente des formes innombrables : son trait fondamental et le plus caractéristique est d’être (même au niveau de chaque cerveau) une conception fragmentaire, incohérente, inconséquente, conforme à la situation sociale et culturelle de la multitude dont il est la philosophie. Quand s’élabore dans l’histoire un groupe social homogène, il s’élabore aussi, et contre le sens commun, une philosophie homogène, c’est-à-dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire fait fausse route, en supposant (implicitement) au départ qu’à cette élaboration d’une philosophie originale des masses populaires, s’opposent les grands systèmes philosophiques traditionnels et la religion du haut clergé, c’est-à-dire la conception du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité, ces systèmes sont inconnus des masses et n’ont aucune efficacité directe sur leur manière de penser et d’agir. Certes, cela ne signifie pas qu’ils soient absolument sans efficacité historique : mais cette efficacité est d’un autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique extérieure, comme élément de force de cohésion des classes dirigeantes, donc comme élément de subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires négativement, sans influer sur elles positivement, comme ferment vital de transformation profonde de ce que les masses pensent d’une manière embryonnaire et chaotique sur le monde et la vie. Les éléments principaux du sens commun sont fournis par les religions et par conséquent le rapport entre sens commun et religion est bien plus étroit qu’entre sens commun et système philosophique des intellectuels. Mais pour la religion aussi il faut distinguer critiquement. Toute religion, même la religion catholique (disons même surtout la religion catholique, si on pense à ses efforts pour sauvegarder son unité « superficielle », pour ne pas se fragmenter en églises nationales et en stratifications sociales) est en réalité une pluralité de religions distinctes et souvent contradictoires : il y a un catholicisme des paysans, un catholicisme des petits bourgeois et des ouvriers de la ville, un catholicisme des femmes et un catholicisme des intellectuels lui aussi bigarré et dépourvu d’unité. Mais sur le sens commun, n’influent pas seulement les formes les plus grossières et les moins élaborées de ces différents catholicismes, actuellement existants : ont eu également leur influence et sont composantes de l’actuel sens commun les religions précédentes, et les formes précédentes de l’actuel catholicisme, les mouvements hérétiques populaires, les superstitions scientifiques qui se rattachent aux religions passées, etc. Dans le sens commun prédominent les éléments « réalistes », matérialistes, c’est-à-dire le produit immédiat de la sensation brute, ce qui d’ailleurs n’est pas en contradiction avec l’élément religieux, bien au contraire ; mais ces éléments sont « superstitieux », acritiques. Voici d’abord un danger représenté par le Manuel populaire : celui-ci souvent confirme ces éléments acritiques, - auxquels le sens commun doit d’en être encore à une conception ptoléméenne [2], anthropomorphique, anthropocentrique -, au lieu de les critiquer scientifiquement.
Ce qu’on a dit plus haut à propos du Manuel populaire, qui critique les systèmes philosophiques au lieu de partir d’une critique du sens commun, doit être compris comme notation méthodologique et valable dans certaines limites. Cela ne veut certes pas dire que soit à négliger la critique des systèmes philosophiques des intellectuels. Quand, individuellement, un élément de la masse dépasse critiquement le sens commun, il accepte, par ce fait même une philosophie nouvelle : et voilà qui rend nécessaire dans un exposé de la philosophie de la praxis, la polémique avec les philosophies traditionnelles. Bien mieux, par son caractère tendanciel de philosophie de masse, la philosophie de la praxis ne peut être conçue que sous une forme polémique, de lutte perpétuelle. Toutefois, le point de départ doit être toujours le sens commun qui est la philosophie spontanée de la multitude qu’il s’agit de rendre homogène du point de vue idéologique.
Dans la littérature philosophique française existent, plus que dans d’autres littératures nationales, des études sur le « sens commun » : cela est dû au caractère plus étroitement « populaire-national » de la culture française, c’est-à-dire au fait que les intellectuels tendent, plus qu’ailleurs, en raison de conditions traditionnelles déterminées, à se rapprocher du peuple pour le guider idéologiquement et le maintenir en étroit rapport avec le groupe dirigeant. On pourra donc trouver dans la littérature française un matériel important sur le sens commun qui sera à utiliser et à élaborer ; l’attitude de la culture philosophique française à l’égard du sens commun peut même offrir un modèle de construction idéologique et hégémonique. La culture anglaise et la culture américaine peuvent offrir également de nombreuses suggestions, mais non d’une façon aussi complète et organique que la culture française. Le « sens commun » a été considéré de différentes façons : franchement comme base de la philosophie ; ou bien il a été critiqué du point de vue d’une autre philosophie. En réalité, dans tous les cas, le résultat a été le dépassement d’un certain sens commun pour en créer un autre répondant mieux à la conception du monde du groupe dirigeant. Dans Les Nouvelles littéraires du 17 octobre 1931, on lit dans un article d’Henri Gouhier sur Léon Brunschvicg, à propos de la philosophie de B. :
« Il n’y a qu’un seul et même mouvement de spiritualisation, qu’il s’agisse de mathématiques, de physique, de biologie, de philosophie et de morale : c’est l’effort par lequel l’esprit se débarrasse du sens commun et de sa métaphysique spontanée qui pose un monde de choses sensibles réelles et l’homme au milieu de ce monde. »
L’attitude de Croce à l’égard du « sens commun » ne semble pas claire. Chez Croce, la proposition que tout homme est un philosophe, pèse trop sur son jugement concernant le sens commun. On dirait que Croce prend souvent plaisir à voir certaines propositions philosophiques partagées par le sens commun, mais quelle peut être la signification concrète de ce fait ? Le sens commun est un agrégat chaotique de conceptions disparates où on peut trouver tout ce qu’on veut. D’ailleurs cette attitude de Croce à l’égard du sens commun n’a pas conduit à une conception féconde de la culture du point de vue national-populaire, c’est-à-dire à une conception de la philosophie plus concrètement conforme à l’histoire, ce qui du reste ne peut se produire que dans la philosophie de la praxis. (...)
On trouve souvent dans Marx une allusion au sens commun et à la fermeté de ses croyances. Mais il s’agit d’une référence non pas à la validité de contenu de ces croyances mais précisément à leur robustesse formelle et par suite à leur caractère impératif lorsqu’elles produisent des normes de conduite. Dans ces références est au contraire contenue implicitement l’affirmation de la nécessité de nouvelles croyances populaires, c’est-à-dire d’un nouveau sens commun, et par conséquent d’une nouvelle culture et d’une nouvelle philosophie qui prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même caractère impératif que les croyances traditionnelles.
(M.S. pp. 119-123 et G.q. 11, § 13, pp. 1396-1402.)
[1932-1933]
Le concept de « science »
Le fait de poser le problème comme une recherche de lois, de lignes constantes, régulières, uniformes se rattache à une exigence, conçue d’une manière un peu puérile et naïve : celle de résoudre d’une manière péremptoire le problème pratique de la prévisibilité des événements historiques. Puisqu’il « semble », en vertu d’un étrange renversement des perspectives, que les sciences naturelles puissent donner la capacité de prévoir l’évolution des processus naturels, la méthodologie historique a été conçue « scientifiquement », à la condition qu’elle permette et dans la mesure où elle permet abstraitement de « prévoir » l’avenir de la société. D’où la recherche des causes essentielles, bien mieux de la « cause première », de la « cause des causes ». Mais les Thèses sur Feuerbach avaient déjà critiqué par avance cette conception simpliste. En réalité, on ne peut prévoir « scientifiquement » que la lutte, mais non les moments concrets de cette lutte, qui ne peuvent pas ne pas être les résultats de forces en opposition et en continuel mouvement, forces qui ne peuvent en aucun cas être réduites à des quantités fixes, car en elles la quantité devient continuellement qualité. Dans la réalité, on prévoit dans la mesure où on agit, où on met en application un effort volontaire et où on contribue donc concrètement à créer le résultat « prévu ». La prévision se révèle donc, non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort qu’on fait, la manière pratique de créer une volonté collective.
Et comment la prévision pourrait-elle être un acte de connaissance ? On connaît ce qui a été ou ce qui est, mais non ce qui sera, qui est un « non-existant » et donc inconnaissable par définition. Prévoir n’est donc qu’un acte pratique, qui ne peut avoir d’autre explication que celle exposée ci-dessus, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une recherche futile ou d’une occasion de perdre son temps. Il est nécessaire de poser en termes exacts le problème de la prévisibilité des événements historiques afin d’être, en mesure de faire subir une critique exhaustive à la conception du causalisme mécanique, pour la vider de tout prestige scientifique et la réduire à un pur mythe qui fut peut-être utile dans le passé, dans une période primitive du développement de certains groupes sociaux subalternes.
Mais c’est le concept même de « science », tel qu’il résulte du Manuel populaire, qu’il faut détruire critiquement ; il est tiré tout droit des sciences naturelles, comme si celles-ci étaient la seule science, ou la science par excellence, comme en a décidé le positivisme. Mais dans le Manuel populaire, le terme de science est employé dans toute une gamme de significations, parfois explicites, parfois sous-entendues ou à peine suggérées. Le sens explicite est celui que « science » a dans les recherches physiques. D’autres fois pourtant, on croit comprendre qu’il s’agit de la méthode. Mais existe-t-il une méthode en général et, si elle existe, ne signifie-t-elle pas tout simplement la philosophie ? Pourrait-elle d’autres fois ne signifier rien d’autre que la logique formelle, mais alors peut-on appeler cette dernière une méthode, une « science » ? Il faut poser comme principe que toute recherche a sa méthode déterminée et construit une science déterminée qui lui est propre, et que la méthode s’est développée et a été élaborée en même temps que se développaient et s’élaboraient la recherche et la science déterminées, et qu’elle forme un tout avec elles. Croire qu’on peut faire progresser une recherche scientifique en lui appliquant une méthode type, choisie en raison de bons résultats qu’elle a donnés dans une autre recherche avec laquelle la méthode faisait corps, c’est faire preuve d’un étrange aveuglement qui relève très peu de la science. Il y a toutefois, il est vrai, des critères généraux dont on peut dire qu’ils constituent la conscience critique de tout savant, quelle que soit sa « spécialisation », critères qui doivent être toujours spontanément en éveil au cours de son travail. De même, on peut dire que n’est pas un savant, le chercheur qui n’a pas suffisamment assuré ses critères particuliers, celui qui n’a pas une pleine intelligence des concepts qu’il emploie, celui qui, insuffisamment informé, révèle une intelligence indigente de l’état des questions qu’il traite, celui qui n’a cure d’être très prudent dans ses affirmations, celui qui, à la rigueur de la nécessité, préfère des progrès arbitraires dépourvus d’enchaînement, ou le chercheur qui, au lieu de tenir compte des lacunes qui existent dans ses connaissances acquises, les passe sous silence et se contente de solutions ou de relations purement verbales, sans dire clairement qu’il s’agit de positions provisoires qui sont susceptibles d’être reprises et développées, etc.
Une remarque qu’on peut faire à bon nombre de références polémiques du Manuel, c’est la méconnaissance systématique de la possibilité d’erreur de la part des différents auteurs cités, ce qui conduit à attribuer à un groupe social, dont les savants seraient toujours les représentants, les opinions les plus disparates et les volontés les plus contradictoires. Cette remarque se rattache à un critère de méthode plus général : il n’est pas « très scientifique » ou plus simplement « très sérieux » de choisir ses adversaires parmi les plus stupides et les plus médiocres ou encore de choisir parmi les opinions de ses adversaires les moins essentielles, les plus occasionnelles et de donner pour certain qu’on a « détruit » « tout entier » l’adversaire parce qu’on a détruit une de ses opinions secondaires ou incidentes, ou qu’on a détruit une idéologie ou une doctrine parce qu’on a montré l’insuffisance théorique des champions de troisième ou de quatrième ordre qui la défendent. D’autre part « il faut être juste avec ses adversaires », en ce sens qu’il faut s’efforcer de comprendre ce qu’ils ont réellement voulu dire et ne pas s’arrêter, non sans une certaine malignité, aux significations superficielles et immédiates de leurs expressions. Tout cela bien sûr, si on se propose pour but d’élever le débat et le niveau intellectuel de ses lecteurs, et non pour but immédiat de faire le vide autour de soi, par tous les moyens et de toutes les façons. Il faut se placer du point de vue suivant à savoir que le militant doit discuter et soutenir son propre point de vue au cours de discussions qu’il peut avoir avec des adversaires capables et intelligents et pas seulement avec des interlocuteurs frustes et sans préparation que l’on peut convaincre par la méthode « autoritaire » ou par l’« émotion ». Il faut pouvoir affirmer et justifier la possibilité de l’erreur, sans pour autant faillir à la conception qu’on défend, car ce qui importe n’est pas tant l’opinion de telle ou telle personnalité, mais cet ensemble d’opinions qui sont devenues collectives, un élément social, une force sociale : ce sont ces dernières qu’il faut réfuter, en s’attaquant aux théoriciens les plus représentatifs qui les exposent, à ceux-là mêmes qui sont les plus dignes de respect en raison de leur haute pensée et même de leur désintéressement immédiat, et sans bien sûr penser qu’on a pour autant « détruit » l’élément social et la force sociale correspondants (ce qui serait du pur rationalisme du genre siècle des lumières), mais qu’on a seulement contribué : 1. à maintenir et à renforcer dans ses propres rangs l’esprit de distinction et de scission ; 2. à créer le terrain permettant aux siens d’absorber et de vivifier une véritable doctrine originale, correspondant à leurs propres conditions de vie.
(M.S. pp. 135-138 et G.q. 11 § 15, pp. 1403-1406.)
[1932-1933]
La « réalité du monde extérieur »
Toute la polémique contre la conception subjectiviste de la réalité, avec la question « terrible » de la « réalité objective du monde extérieur », est mal posée, conduite encore plus mal et en grande partie futile et oiseuse (je me reporte également au mémoire présenté au Congrès d’histoire de la science, qui a eu lieu à Londres en juin-juillet 1931). Si on se place du point de vue d’un Manuel populaire, l’ensemble de l’exposé répond davantage à un prurit de pédantisme intellectuel qu’à une nécessité logique. Le public populaire ne croit même pas qu’on puisse sérieusement poser un tel problème, à savoir si le monde extérieur existe objectivement. Il suffit de poser le problème en ces termes pour susciter un tonnerre d’hilarité digne de Gargantua et impossible à maîtriser. Le public « croit » que le monde extérieur est objectivement réel, et c’est précisément là que surgit le problème. Quelle est l’origine de cette « croyance » et quelle valeur critique a-t-elle « objectivement » ? En fait cette croyance est d’origine religieuse, même si ceux qui y participent sont indifférents du point de vue religieux. Puisque toutes les religions ont enseigné et enseignent que le monde, la nature, l’univers ont été créés par Dieu avant la création de l’homme et que par conséquent l’homme a trouvé le monde tout prêt, catalogué et défini une fois pour toutes, cette croyance est devenue une donnée inébranlable du « sens commun » et vit avec la même force, même si le sentiment religieux est éteint ou assoupi. Et c’est ainsi que se fonder sur cette expérience du sens commun pour détruire par le côté « comique » la conception subjectiviste a une signification plutôt « réactionnaire », de retour implicite au sentiment religieux ; en fait les écrivains et orateurs catholiques recourent au même moyen pour obtenir le même effet de ridicule corrosif. [3] Dans le mémoire présenté au Congrès de Londres l’auteur du Manuel populaire répond implicitement à cette remarque (qui est après tout de caractère extérieur, encore qu’elle ait son importance) en notant que Berkeley, à qui on doit le premier énoncé achevé de la conception subjectiviste, était un archevêque (il semble qu’on doive en déduire l’origine religieuse de la théorie) ; à quoi l’auteur du Manuel ajoute que seul un « Adam » qui se trouve pour la première fois dans le monde, peut penser que celui-ci n’existe que parce qu’il le pense (et ici aussi s’insinue l’origine religieuse de la théorie, mais sans grande vigueur de conviction ou sans vigueur du tout).
En réalité, le problème est à mon avis le suivant comment peut-on expliquer qu’une telle conception, qui n’est certes pas une futilité, même pour un philosophe de la praxis, puisse aujourd’hui, quand elle est exposée au public, ne provoquer que rire et dérision ? C’est, je crois, le cas le plus typique de la distance qui a progressivement séparé la science et la vie, qui sépare certains groupes d’intellectuels qui conservent la direction « centrale » de la haute culture, et les grandes masses populaires ; cas typique aussi de la manière dont le langage de la philosophie est devenu un jargon qui a le même effet que celui d’Arlequin. Mais si le « sens commun » se tord de rire, le philosophe de la praxis doit tout de même chercher une explication, à la fois de la signification réelle de la conception, et de la raison pour laquelle elle est née et s’est répandue parmi les intellectuels, et également de la raison pour laquelle elle fait rire le sens commun. Il est certain que la conception subjectiviste est propre à la philosophie moderne dans sa forme la plus achevée et la plus avancée, puisque c’est d’elle et comme dépassement d’elle qu’est né le matérialisme historique qui, dans la théorie des superstructures, pose, en langage réaliste et historiciste, ce que la philosophie traditionnelle exprimait dans une forme spéculative. La démonstration de cette thèse qui n’est ici qu’à peine indiquée, aurait la plus grande portée culturelle, car elle mettrait fin à une série de discussions futiles et oiseuses et permettrait un développement organique de la philosophie de la praxis, pour en faire finalement la représentante hégémonique de la haute culture. On est même saisi d’étonnement quand on constate que le lien entre la thèse idéaliste qui pose la réalité du monde comme une création de l’esprit humain, d’une part, et l’affirmation de l’historicité et de la caducité de toutes les idéologies de la part de la philosophie de la praxis (parce que les idéologies sont les expressions de la structure et se modifient en même temps que se modifie cette dernière), d’autre part, n’a jamais été affirmé et développé d’une manière satisfaisante.
La question est étroitement liée - et on le comprend - à la question de la valeur des sciences qu’on est convenu d’appeler exactes ou physiques, et à la position qu’elles ont progressivement prises dans le cadre de la philosophie de la praxis, position qui tient du fétichisme, et par laquelle elles deviennent même la seule, la vraie philosophie, la seule et la vraie connaissance du monde.
Mais que faudra-t-il entendre par conception subjectiviste de la réalité ? Sera-t-il possible de s’arrêter à n’importe laquelle de ces mille théories subjectivistes, élucubrations de toute une série de philosophes et de professeurs qui vont jusqu’au solipsisme ? Il est évident que la philosophie de la praxis, dans ce cas également, ne peut être mise en rapport qu’avec la philosophie de Hegel qui, de la conception idéaliste, représente la forme la plus achevée et la plus géniale, et que des théories qui ont suivi, il ne faudra prendre en considération que quelques aspects partiels et les valeurs utiles. Et il faudra rechercher les formes bizarres que la conception a prises, aussi bien chez les disciples que chez les critiques plus ou moins intelligents. (...)
Il faut démontrer que la philosophie « subjectiviste », après avoir servi à critiquer la philosophie de la transcendance d’une part, et la métaphysique ingénue du sens commun et du matérialisme philosophique d’autre part, ne peut prendre son vrai sens et trouver son interprétation historiciste qu’à l’intérieur de la conception des superstructures, alors que dans sa forme spéculative, elle n’est rien d’autre qu’un pur roman philosophique. [4]
Le reproche qu’il faut faire au Manuel populaire, c’est d’avoir présenté la conception subjectiviste telle qu’elle apparaît à travers la critique du sens commun, et d’avoir accueilli la conception de la réalité objective du monde extérieur dans sa forme la plus triviale et la plus acritique, sans même soupçonner qu’on peut, contre cette dernière forme, formuler l’objection du mysticisme, ce qui se produisit en effet. [5] L’ennui est qu’en analysant cette conception, il n’est, somme toute, pas très facile de justifier un point de vue d’objectivité extérieure conçu aussi mécaniquement. Semble-t-il possible qu’il existe une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer de cette sorte de « point de vue du cosmos en soi » et que signifiera un tel point de vue ? On peut très bien soutenir qu’il s’agit d’un résidu du concept de Dieu, précisément dans sa conception mystique d’un Dieu inconnu. La formulation d’Engels selon laquelle « l’unité du monde consiste dans sa matérialité démontrée... par le long et laborieux développement de la philosophie et des sciences naturelles » contient précisément en germe la conception juste, parce qu’on recourt à l’histoire et à l’homme pour démontrer la réalité objective. Objectif signifie toujours « humainement objectif », ce qui peut correspondre exactement à « historiquement subjectif », autrement dit « objectif » signifierait « universel subjectif ». L’homme connaît objectivement dans la mesure où la connaissance est réelle pour tout le genre humain historiquement unifié dans un système culturel unitaire ; mais ce processus d’unification historique a son avènement quand disparaissent les contradictions internes qui déchirent la société humaine, contradictions qui sont la condition de la formation des groupes et de la naissance des idéologies non universelles, concrètes, mais que rend immédiatement caduques l’origine pratique de leur substance. Il y a donc une lutte pour l’objectivité (pour se libérer des idéologies partielles et fallacieuses) et cette lutte est la lutte même pour l’unification culturelle du genre humain. Ce que les idéalistes appellent « esprit » n’est pas un point de départ mais l’arrivée, l’ensemble des superstructures en devenir vers l’unification concrète et objectivement universelle, et non présupposé unitaire, etc.
La science expérimentale a offert jusqu’ici le terrain sur lequel une telle unité culturelle a atteint le maximum d’extension : elle a été l’élément de connaissance qui a le plus contribué à unifier l’« esprit », à le faire devenir plus universel ; elle a été la subjectivité la plus objectivée, la plus concrètement universalisée.
Le concept d’« objectif » du matérialisme métaphysique semble vouloir signifier une objectivité qui existe même en dehors de l’homme, mais quand on affirme qu’une réalité existerait même si l’homme n’existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe dans une forme de mysticisme. Nous ne connaissons la réalité que par rapport à l’homme et comme l’homme est devenir historique, la conscience comme la réalité sont également un devenir, et l’objectivité, elle aussi, est un devenir, etc.
(M.S. pp. 138-145 et G.q. 11, § 17, pp. 1411-1416.)
La formule d’Engels qui dit que : « La matérialité du monde est démontrée par le long et laborieux développement de la philosophie et des sciences naturelles », devrait être analysée et précisée. Entend-on par science l’activité théorique ou l’activité pratique-expérimentale des savants ? Ou la synthèse des deux activités ? On pourrait dire qu’on a dans l’activité expérimentale du savant le type de processus unitaire du réel, car elle est le premier modèle de médiation dialectique entre l’homme et la nature, la cellule historique élémentaire grâce à laquelle l’homme, en se mettant en rapport avec la nature à travers la technologie, connaît cette nature et la domine. Il ne fait pas de doute que l’affirmation de la méthode expérimentale sépare deux mondes de l’histoire, deux époques, et qu’elle met en branle le processus de dissolution de la théologie et de la métaphysique, le processus de développement de la pensée moderne, dont le couronnement est la philosophie de la praxis. L’expérience scientifique est la première cellule de la nouvelle méthode de production, de la nouvelle forme d’union active entre l’homme et la nature. Le savant-expérimentateur est également un ouvrier, et non un pur penseur, et sa pensée est continuellement contrôlée par la pratique et vice versa, jusqu’à ce que se forme l’unité parfaite de la théorie et de la pratique.
Note. Il faut étudier la position de Lukas [6] à l’égard de la philosophie de la praxis. Il semble que Lukacs affirme qu’on ne peut parler de dialectique que pour l’histoire des hommes, et non pour la nature. Il peut avoir tort et il peut avoir raison. Si son affirmation présuppose un dualisme entre l’homme et la nature, il a tort, car il tombe dans une conception de la nature qui est précisément celle de la religion et de la philosophie gréco-chrétienne, et qui est aussi celle de l’idéalisme, lequel en fait ne réussit pas à unifier l’homme et la nature et à les mettre en rapport sinon verbalement. Mais si l’histoire humaine doit être conçue aussi comme histoire de la nature (et aussi à travers l’histoire de la science) comment la dialectique peut-elle être détachée de la nature ? Peut-être Lukacs, par réaction contre les théories baroques du Manuel populaire, est-il tombé dans l’erreur opposée, dans une forme d’idéalisme.
(M.S. pp. 138-145 et G.q. 11, § 34, pp. 1418-1420.)
Jugement sur les philosophies passées
La critique superficielle du subjectivisme qui est faite dans le Manuel populaire, s’insère dans un problème plus général, à savoir celui de l’attitude à avoir à l’égard des philosophies et des philosophes du passé. Juger tout le passé philosophique comme un délire et une folie n’est pas seulement une erreur due à une conception anti-historique, - car dans cette conception, se trouve la prétention anachronique d’exiger du passé qu’il pensât comme nous pensons aujourd’hui -, mais c’est à proprement parler un résidu de métaphysique, car on suppose une pensée dogmatique valable en tout temps et dans tous les pays, qui devient la mesure de tout jugement sur le passé. L’anti-historicisme méthodique n’est rien d’autre que de la métaphysique. Que les systèmes philosophiques aient été dépassés, n’exclut pas qu’ils aient été historiquement valables ni qu’ils aient rempli une fonction nécessaire : leur caducité doit être considérée du point de vue du développement historique tout entier et de la dialectique réelle ; quand on dit qu’ils étaient dignes de tomber, on ne prononce pas un jugement d’ordre moral ou répondant à une hygiène de la pensée, formulé d’un point de vue « objectif », mais un jugement dialectique-historique. On peut comparer avec la présentation faite par Engels de la proposition hégélienne disant que « tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel » [7], proposition qui doit être également valable pour le passé.
Dans le Manuel, on juge le passé « irrationnel » et « monstrueux » et l’histoire de la philosophie devient un traité historique de tératologie, parce qu’on part d’un point de vue métaphysique. (Et au contraire, le Manifeste contient un des plus hauts éloges du monde qui doit mourir.) [8] Si cette manière de juger le passé est une erreur théorique, si c’est une déviation de la philosophie de la praxis, pourra-t-elle avoir une quelconque signification éducative, sera-t-elle inspiratrice d’énergies ? Il ne semble pas, car la question se réduirait à penser qu’on est quelque chose uniquement par le fait qu’on est né dans le temps présent, au lieu d’être né dans un des siècles passés. Mais de tout temps, il y a eu un passé et une contemporanéité, et être « contemporain » est un titre qui n’a de valeur que dans les histoires drôles. [9]
(M.S. pp. 145-146 et G.q. 11, § 18, pp. 1416-1417.)
[1932-1933]
Questions générales
Structure et mouvement historique
Un point fondamental n’est pas traité : comment naît le mouvement historique sur la base de la structure. Il est fait pourtant au moins une allusion à ce problème dans Les questions fondamentales de Plékhanov [10], qui pouvait être développée. Car c’est là le point crucial de toutes les questions qui sont nées à propos de la philosophie de la praxis - et, tant qu’on ne l’a pas résolu, il est impossible de résoudre l’autre concernant les rapports entre la société et la « nature », - auquel le Manuel consacre un chapitre spécial. Les deux propositions de la préface à la Critique de l’Économie politique [11] ; 1. l’humanité ne se propose toujours que des tâches qu’elle peut résoudre ;... la tâche elle-même ne se présente que là où les conditions matérielles de sa résolution existent déjà ou sont au moins entrées dans le processus de leur devenir ; 2. une formation sociale ne disparaît jamais avant que n’aient été développées toutes les forces productives qu’elle est capable de contenir et que de nouveaux rapports de production supérieurs aient pris leur place ; elle ne périt jamais avant que les conditions matérielles d’existence de ces derniers n’aient été couvées dans le sein même de la vieille société - auraient dû être analysées dans toute leur portée et leurs conséquences. C’est seulement sur ce terrain que peuvent être éliminés tout mécanisme et toutes traces de « miracle » superstitieux, c’est la seule façon de poser le problème de la formation des groupes politiques actifs et, en dernière analyse, même le problème de la fonction des grandes personnalités dans l’Histoire.
Les intellectuels
Il faudrait établir un registre « pondéré » des savants dont les opinions sont citées ou combattues avec une certaine abondance, en accompagnant chaque nom d’annotations sur leur signification et leur importance scientifique (cela même pour les partisans de la philosophie de la praxis, qui ne sont certainement pas cités en fonction de leur originalité et de leur signification). Les allusions aux grands intellectuels sont en réalité très rapides. Une question se pose : ne fallait-il pas au contraire se référer uniquement aux grands intellectuels ayant une position hostile, et négliger les intellectuels de second plan, les rabâcheurs de phrases toutes faites ? On a l’impression qu’on veut justement combattre uniquement contre les plus faibles et, disons même contre les positions les plus faibles (ou les plus gauchement défendues par les plus faibles) afin d’obtenir de faciles victoires verbales (puisqu’il n’est pas question de victoires réelles). On s’imagine qu’il existe une quelconque ressemblance (autre que formelle et métaphorique) entre un front idéologique et un front politique-militaire. Dans la lutte politique et militaire, il peut être bienvenu d’employer la tactique consistant à enfoncer les points de moindre résistance pour être en mesure de tenter l’assaut du point le plus fort en disposant du maximum de forces, puisqu’on a justement libéré des troupes par l’élimination des auxiliaires plus faibles, etc. Les victoires politiques et militaires ont, à l’intérieur de certaines limites, une valeur permanente et universelle et le but stratégique peut être atteint d’une manière décisive avec des effets généraux pour tous. Sur le front idéologique, au contraire, la défaite des auxiliaires et des adeptes mineurs a une importance à peu près négligeable ; c’est une lutte où il faut réserver ses coups aux plus éminents. Autrement, on confond le journal avec le livre, la petite polémique quotidienne avec le travail scientifique ; il faut abandonner les mineurs à la casuistique infinie de la polémique qui convient aux journaux.
Une science nouvelle donne la preuve de son efficacité et de sa vitalité féconde quand elle montre qu’elle sait affronter les grands champions des tendances opposées, quand elle résout avec ses propres moyens les questions vitales qu’ils ont posées ou qu’elle montre de façon péremptoire que de telles questions sont de faux problèmes.
Il est vrai qu’une époque historique et une société données sont plutôt représentées par la moyenne des intellectuels et donc par les médiocres, mais l’idéologie répandue, l’idéologie de masse, doit être distinguée des œuvres scientifiques, des grandes synthèses philosophiques qui en sont en somme les véritables clés de voûte ; et ces dernières doivent être nettement dépassées, soit négativement, en démontrant qu’elles ne se sont pas fondées, soit positivement, en leur opposant des synthèses philosophiques d’une importance et d’une signification supérieures. Quand on lit le Manuel, on croit être en présence de quelqu’un qui ne peut pas dormir à cause du clair de lune, et qui se donne beaucoup de mal pour tuer le plus de lucioles qu’il peut, convaincu qu’il atténuera ainsi la clarté importune ou la fera disparaître.
Science et système
Est-il possible d’écrire un livre élémentaire, un « Manuel populaire » d’une doctrine qui en est encore au stade de la discussion, de la polémique, de l’élaboration ? Un manuel populaire ne peut être conçu autrement que comme l’exposé, dogmatique du point de vue de la forme, posé quant au style, serein comme l’exige la science, d’un sujet déterminé ; un tel manuel ne peut être qu’une introduction à l’étude scientifique - et non pas l’exposé de recherches scientifiques originales - destiné aux jeunes ou à un public qui, du point de vue de la discipline scientifique, se trouve dans les conditions préliminaires de l’adolescence et qui a par conséquent immédiatement besoin de « certitudes », d’opinions qui se présentent comme la vérité et qui soient hors de discussion, tout au moins formellement. Si une doctrine déterminée n’a pas encore atteint cette phase « classique » de son développement, toute tentative qui vise à la « manualiser » est nécessairement vouée à l’échec, la charpente logique du système n’est qu’apparence et illusion, et on aura affaire au contraire, comme dans le Manuel, à une juxtaposition mécanique d’éléments disparates, qui restent inexorablement des morceaux artificiellement rassemblés, malgré le vernis d’unité qu’on doit à la rédaction de l’exposé. Pourquoi alors ne pas poser la question dans ses justes termes théoriques et historiques et se contenter d’un livre dans lequel la série des problèmes essentiels de la doctrine serait exposée en une série de monographies ? Ce serait plus sérieux et plus « scientifique ». Mais on croit vulgairement que science veut absolument dire « système » et c’est pourquoi on construit des systèmes quels qu’ils soient qui, au lieu de la cohérence profonde et nécessaire, n’ont du système que le jeu mécanique extérieur.
La dialectique
On cherche en vain, dans le Manuel, un exposé quelconque de la dialectique. La dialectique est supposée donnée, très superficiellement, et n’est pas exposée, chose absurde, dans un manuel qui devrait contenir les éléments essentiels de la doctrine étudiée et dont les références bibliographiques doivent viser à inciter à l’étude afin d’inviter le lecteur à élargir et à approfondir le sujet, et non substituer à cette étude le manuel lui-même. L’absence d’un exposé de la dialectique peut avoir deux origines ; la première peut être le fait qu’on suppose la philosophie de la praxis scindée en deux éléments : une théorie de l’histoire et de la politique conçue comme sociologie, c’est-à-dire à construire selon la méthode des sciences naturelles (expérimentale au sens mesquinement positiviste) et une philosophie proprement dite, qui ne serait autre que le matérialisme philosophique ou métaphysique ou mécanique (vulgaire).
Même après la grande discussion qui a eu lieu contre le mécanisme, l’auteur du Manuel ne semble pas poser d’une manière très différente le problème philosophique. Comme le montre le mémoire qu’il a présenté au Congrès d’histoire de la science [12] de Londres, il continue à considérer que la philosophie de la praxis est toujours divisée en deux : la doctrine de l’histoire et de la politique, et la philosophie qu’il appelle toutefois le matérialisme dialectique et non plus l’ancien matérialisme philosophique. Quand on pose ainsi la question, on ne comprend plus l’importance et la signification de la dialectique qui, de doctrine de la connaissance, de substance médullaire de l’historiographie et de la science de la politique, se trouve ravalée à un sous-titre de la logique formelle, à une scolastique élémentaire. La fonction et la signification de la dialectique ne peuvent être conçues dans ce qu’elles ont de fondamental, que si la philosophie de la praxis est conçue comme une philosophie intégrale et originale qui marque le début d’une nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée, dans la mesure où elle dépasse (et en dépassant elle absorbe elle-même les éléments vitaux) aussi bien l’idéalisme que le matérialisme traditionnels, expressions des vieilles sociétés. Si la philosophie de la praxis n’est pensée que subordonnée à une autre philosophie, il n’est pas possible de concevoir la nouvelle dialectique, dans laquelle justement ce dépassement s’effectue et s’exprime.
La seconde origine paraît être de caractère psychologique. On sent que la dialectique est quelque chose de très ardu, de très difficile, dans la mesure où penser dialectiquement, c’est aller contre le sens commun vulgaire qui est dogmatique, avide de certitudes péremptoires et qui dispose de la logique formelle comme expression. Pour comprendre mieux, on peut penser à ce qui arriverait si, dans les écoles primaires et les écoles secondaires, on enseignait les sciences physiques et naturelles sur la base du relativisme d’Einstein et en mettant à côté de la notion traditionnelle de « loi de la nature » la notion de loi statistique ou de loi des grands nombres. Les élèves ne comprendraient rien à rien et le heurt entre l’enseignement scolaire et la vie familiale et populaire serait tel que l’école deviendrait un objet de risée, de scepticisme et de caricature.
Cette dernière raison paraît être un frein psychologique pour l’auteur du Manuel ; en réalité, il capitule devant le sens commun et la pensée vulgaire, parce qu’il ne s’est pas posé le problème dans les termes théoriques exacts et il se trouve par conséquent pratiquement désarmé et impuissant. Le milieu non éduqué et fruste a dominé l’éducateur, le sens commun vulgaire s’est imposé à la science, et non l’inverse ; si le milieu est l’éducateur, il doit être éduqué à son tour, mais le Manuel ne comprend pas cette dialectique révolutionnaire. La racine de toutes les erreurs du Manuel et de son auteur (dont la position n’a pas changé même après la grande discussion, à la suite de laquelle il semble qu’il ait répudié son livre, comme le montre le mémoire qu’il a présenté au Congrès de Londres) tient justement à cette prétention de diviser la philosophie de la praxis en deux parties : une « sociologie » et une philosophie systématiques. Scindée de la théorie de l’histoire et de la politique, la philosophie ne peut être que métaphysique, tandis que la grande conquête de l’histoire de la pensée moderne, représentée par la philosophie de la praxis consiste justement dans l’historicisation concrète de la philosophie et son identification avec l’Histoire.
(M.S. pp. 129-133 et G.q. 11 § 22, pp. 1422-1426.)
[1932-1933]
Réduction de la philosophie de la praxis à une sociologie
Voici déjà une observation préliminaire : le titre ne correspond pas au contenu du livre. « Théorie de la philosophie de la praxis » devrait signifier mettre sous forme de système logique et cohérent les concepts philosophiques qui sont connus par fragments sous le nom de matérialisme historique (et qui sont souvent bâtards, dérivés de doctrines étrangères et qui, en tant que tels, devraient être critiqués et rejetés). Dans les premiers chapitres, on devrait voir traitées les questions suivantes : qu’est-ce que la philosophie ? En quel sens une conception du monde peut-elle être appelée philosophie ? Comment a été conçue jusqu’ici la philosophie ? La philosophie de la praxis innove-t-elle cette conception ? La philosophie de la praxis pourra-t-elle jamais avoir une forme spéculative ? Quels rapports existent entre les idéologies, les conceptions du monde, les philosophies ? Quels sont ou doivent être les rapports entre la théorie et la pratique ? Ces rapports, comment sont-ils conçus par les philosophies traditionnelles ? etc. La réponse à ces questions et à d’autres questions éventuelles constitue la « théorie » de la philosophie de la praxis.
Dans le Manuel populaire, on ne trouve même pas justifiée la prémisse implicitement contenue dans l’exposé et à laquelle on fait par hasard quelque part une allusion explicite, à savoir que la véritable philosophie est le matérialisme philosophique et que la philosophie de la praxis est une pure « sociologie ». Que signifie réellement cette affirmation ? Si elle était vraie, la théorie de la philosophie de la praxis serait le matérialisme philosophique. Mais en ce cas, que veut dire l’affirmation que la philosophie de la praxis est une sociologie ? Et que serait cette sociologie ? Une science de la politique et de l’historiographie ? Ou bien un recueil systématique avec une classification qui suivrait un certain ordre d’observations purement empiriques sur l’art politique et sur les règles extérieures de la recherche historique ? Les réponses à ces questions, on ne les trouve pas dans le livre, et pourtant à elles seules elles constitueraient une théorie. Ainsi, on ne voit pas la justification du lien entre le titre général Théorie, etc. et le sous-titre Manuel populaire. Le sous-titre serait le titre le plus exact, si on ne donnait pas au mot « sociologie » un sens aussi restreint. En fait, on se trouve devant la question : qu’est-ce que la « sociologie » ? N’est-elle pas une tentative d’une prétendue science exacte (c’est-à-dire positiviste) des faits sociaux, ce qui signifie de la politique et de l’histoire ? En somme un embryon de philosophie ? La sociologie n’a-t-elle pas cherché à faire quelque chose de semblable à la philosophie de la praxis ? Il faut toutefois s’entendre : la philosophie de la praxis est née sous forme d’aphorismes et de critères pratiques, par un pur hasard, parce que son fondateur a consacré ses forces intellectuelles à d’autres problèmes, en particulier aux problèmes économiques (sous une forme systématique) mais dans ces critères pratiques et dans ces aphorismes est contenue implicitement toute une conception du monde, une philosophie. La sociologie a été une tentative pour créer une méthode de la science historique-politique, en fonction d’un système philosophique déjà élaboré, le positivisme évolutionniste, sur lequel la sociologie a réagi, mais seulement partiellement. La sociologie est donc devenue une tendance en soi, elle est devenue la philosophie des non-philosophes, une tentative pour décrire et pour classifier schématiquement les faits historiques et politiques, selon des critères construits sur le modèle des sciences naturelles. La sociologie est donc une tentative pour découvrir « expérimentalement » les lois d’évolution de la société humaine de façon à « prévoir » l’avenir avec la même certitude que celle avec laquelle on prévoit qu’à partir d’un gland se développera un chêne. L’évolutionnisme vulgaire est à la base de la sociologie qui ne peut connaître le principe dialectique, avec le passage de la quantité à la qualité, passage qui trouble toute évolution et toute loi d’uniformité entendues dans un sens vulgairement évolutionniste. De toute façon, toute sociologie présuppose une philosophie, une conception du monde, dont elle est un fragment subordonné. Et il ne faut pas confondre avec la théorie générale, c’est-à-dire avec la philosophie, la « logique » interne particulière des différentes sociologies, logique par laquelle elles acquièrent une cohérence mécanique. Cela ne veut évidemment pas dire que la recherche des « lois » d’uniformité ne soit pas chose utile et intéressante et qu’un traité d’observations immédiates concernant l’art politique n’ait pas sa raison d’être, mais il faut appeler un chat un chat et prendre les traités de ce genre pour ce qu’ils sont.
Tous ces problèmes sont des problèmes « théoriques », mais ceux que l’auteur du Manuel pose comme tels, ne le sont pas. Les questions qu’il pose sont des questions d’ordre immédiat, politique, idéologique, si on entend l’idéologie comme phase intermédiaire entre la philosophie et la pratique quotidienne, ce sont des réflexions sur les faits historiques-politiques pris isolément, sans liens entre eux et fortuits. Une question théorique se présente à l’auteur dès le début du livre, lorsqu’il fait allusion à une tendance qui nie la possibilité de construire une sociologie à partir de la philosophie de la praxis et soutient que cette dernière ne peut s’exprimer que dans des travaux historiques concrets. L’objection qui est très importante, l’auteur ne la résout que par des mots. Certes, la philosophie de la praxis se réalise dans l’étude concrète de l’histoire passée et dans l’activité actuelle consacrée à la création d’une nouvelle histoire. Mais on peut faire la théorie de l’histoire et de la politique, car si les faits sont toujours individualisés et changeants dans le flux du mouvement historique, les concepts peuvent être théorisés autrement, on ne pourrait même pas savoir ce qu’est le mouvement ou la dialectique et on tomberait dans une nouvelle forme de nominalisme. [13]
Note. C’est le fait de n’avoir pas posé en termes exacts la question : « Qu’est-ce que la « théorie » ? » qui a empêché qu’on pose la question : « Qu’est-ce que la religion ? » et qu’on donne un jugement historique réaliste des philosophies du passé, qui sont toutes présentées comme du délire et de la folie.
La réduction de la philosophie de la praxis à une sociologie a représenté la cristallisation de la tendance de mauvais aloi que déjà critiquait Engels (« Lettres à deux étudiants » publiées dans la Sozialistische Akademiker [14]) et qui consiste à réduire une conception du monde à un formulaire mécanique qui donne l’impression qu’on tient toute l’histoire dans sa poche. Elle a été le meilleur encouragement aux faciles improvisations journalistiques des « génialoïdes ». [15] L’expérience sur laquelle se fonde la philosophie de la praxis ne peut être schématisée ; cette expérience est l’histoire elle-même dans sa variété et sa multiplicité infinies dont l’étude peut donner lieu à la naissance de la « philologie » comme méthode de l’érudition tournée vers l’établissement des faits particuliers, et à la naissance de la philosophie comprise comme méthodologie générale de l’histoire. C’est peut-être ce que voulaient exprimer les auteurs qui, comme le dit la très rapide allusion du premier chapitre du Manuel, nient la possibilité de construire une sociologie de la praxis et affirment que la philosophie de la praxis ne vit que dans les travaux historiques particuliers (l’affirmation, telle qu’elle est énoncée, est sans aucun doute erronée, et elle définirait une forme nouvelle et curieuse de nominalisme et de scepticisme philosophique).
Nier la possibilité de construire une sociologie, entendue comme science de la société, c’est-à-dire comme science de l’histoire et de la politique, qui ne soit pas la philosophie de la praxis elle-même, ne signifie pas qu’on ne puisse construire une compilation empirique d’observations pratiques qui élargissent la sphère de la philologie telle qu’on l’entend traditionnellement. Si la philologie est l’expression méthodologique d’une nécessité importante à savoir que les faits particuliers doivent être vérifiés et précisés dans leur « individualité » qui interdit qu’on les confonde avec d’autres, on ne peut exclure qu’il y ait une utilité pratique à identifier certaines « lois de tendance » plus générales, qui correspondent dans la politique aux lois statistiques ou à celles des grands nombres qui ont permis de faire progresser certaines sciences naturelles. Mais on n’a pas mis en relief que la loi statistique ne peut être employée dans la science et dans l’art politiques que tant que les grandes masses de la population restent essentiellement passives - par rapport aux questions qui intéressent l’historien et l’homme politique - ou jusqu’au moment où on suppose qu’elles restent passives. D’ailleurs, l’extension de la loi statistique à la science et à l’art politiques peut avoir des conséquences très graves dans la mesure où on la prend comme base pour construire des perspectives et des programmes d’action ; si, dans les sciences naturelles, la loi ne peut guère donner naissance qu’à quelque grosse erreur ou énorme bévue que de nouvelles recherches pourront facilement corriger et qui, de toute façon, ne rendront ridicule que la personne du savant qui en a fait usage, en revanche, dans la science et dans l’art politiques, ladite loi peut avoir comme résultat de véritables catastrophes produisant des pertes « sèches » qu’on ne pourra jamais réparer. En fait, l’adoption en politique de la loi statistique comme loi essentielle, jouant avec la rigueur de la fatalité, n’est pas seulement une erreur scientifique, niais elle devient une erreur pratique en action ; elle favorise en outre la paresse mentale et la construction de programmes superficiels. Il faut observer que l’action politique tend précisément à faire sortir les masses de la passivité, c’est-à-dire à détruire la loi des grands nombres ; comment peut-on alors considérer cette loi comme une loi sociologique ? Si l’on y réfléchit bien, la revendication même d’une économie suivant un plan [16], ou dirigée, est destinée à briser la loi statistique prise au sens mécanique, c’est-à-dire produite par le heurt occasionnel d’une infinité d’actes arbitraires individuels, même si cette planification doit se fonder sur la statistique, ce qui toutefois ne signifie pas la même chose - en réalité, ce sont les hommes conscients qui se substituent à la « spontanéité » naturaliste. Un autre élément qui, dans l’art politique, conduit au bouleversement des vieux schémas naturalistes est la substitution, dans la fonction de direction, d’organismes collectifs (les partis) aux personnalités, aux chefs individuels (ou providentiels [« carismatici »], [17] comme dit Michels). Avec l’extension des partis de masse et le fait qu’ils adhèrent organiquement à la vie la plus intime (économique-productive) de la masse elle-même, le processus de standardisation des sentiments populaires qui était mécanique et fortuit (c’est-à-dire produit par l’existence dans un milieu donné de conditions et de pressions semblables) devient conscient et critique. La connaissance et l’appréciation de l’importance de ces sentiments ne sont plus données aux chefs par une intuition que vient étayer l’identification de lois statistiques, c’est-à-dire par un moyen rationnel et intellectuel, trop souvent fallacieux, - que le chef traduit en idées-forces, en mots-forces - mais l’organisme collectif les acquiert par une « participation de tous, active et consciente », par une « passion collective » par une expérience des détails immédiats, par un système qu’on pourrait appeler de « philologie vivante ». C’est ainsi que se forme un lien étroit entre grande masse, parti, groupe dirigeant, et que tout l’ensemble, bien articulé, peut se mouvoir comme un « homme-collectif ».
(M.S. pp. 124-128 et G.q. 11, § 26, pp. 1431-1435.)
Concept d’« orthodoxie »
De différents points précédemment développés, il apparaît que le concept d’« orthodoxie » doit être rénové et ramené à ses origines authentiques. L’orthodoxie ne doit pas être recherchée chez tel ou tel partisan de la philosophie de la praxis, dans telle ou telle tendance liée à des courants étrangers à la doctrine originelle, mais dans le Concept fondamental que la philosophie de la praxis « se suffit à elle-même », contient en elle tous les éléments fondamentaux pour construire non seulement une conception du monde totale et intégrale, une philosophie totale et une théorie totale des sciences naturelles, mais aussi pour vivifier une organisation pratique intégrale de la société, c’est-à-dire pour devenir une civilisation totale et intégrale.
Ce concept d’orthodoxie ainsi rénové, permet de mieux préciser l’attribut de « révolutionnaire » qu’on applique généralement avec tant de facilité à diverses conceptions du monde, à diverses théories, à diverses philosophies. Le christianisme fut révolutionnaire par rapport au paganisme, parce qu’il fut un élément de scission complète entre les partisans de l’ancien et ceux du nouveau monde. Une théorie est précisément « révolutionnaire » dans la mesure où elle est élément conscient de séparation de distinction entre deux camps, dans la mesure où elle est un sommet inaccessible au camp adverse. Considérer que la philosophie de la praxis n’est pas une structure de pensée complètement autonome et indépendante, qui se présente comme l’antagoniste de toutes les philosophies et des religions traditionnelles, signifie en réalité ne pas avoir coupé les ponts avec le vieux monde, sinon franchement avoir capitulé. La philosophie de la praxis n’a pas besoin de soutiens hétérogènes ; elle est, à elle seule, si robuste et si féconde de nouvelles vérités que c’est à elle que recourt le vieux monde pour fournir son arsenal des armes les plus modernes et les plus efficaces. Cela signifie que la philosophie de la praxis commence à exercer une véritable hégémonie sur la culture traditionnelle, mais cette dernière, qui est encore robuste et surtout plus raffinée, mieux léchée, tente de réagir comme la Grèce vaincue, pour triompher complètement de son grossier vainqueur romain.
On peut dire qu’une grande partie de l’œuvre philosophique de B. Croce correspond à cette tentative de réabsorber la philosophie de la praxis et de l’incorporer comme la servante de la culture traditionnelle. Mais, comme le montre le Manuel, même des partisans de la philosophie de la praxis qui se disent « orthodoxes », tombent dans le piège et conçoivent eux-mêmes la philosophie de la praxis comme subordonnée à une théorie matérialiste générale (vulgaire), comme d’autres à une théorie idéaliste. Cela ne veut pas dire qu’entre la philosophie de la praxis et les vieilles philosophies, il n’y ait pas des rapports, mais ils sont moins importants que ceux qui existent entre le christianisme et la philosophie grecque. Dans le petit volume d’Otto Bauer sur la religion, on peut trouver quelques indications sur les combinaisons auxquelles a donné lieu ce concept erroné que la philosophie de la praxis n’est pas autonome ni indépendante, mais qu’elle a besoin du soutien d’une autre philosophie tantôt matérialiste, tantôt idéaliste.
Bauer soutient comme thèse politique, l’agnosticisme [18] des partis et la nécessité de permettre à leurs adhérents de se grouper en idéalistes, en matérialistes, en athées, catholiques etc.
Note. Une des causes de l’erreur qui fait qu’on part en quête d’une philosophie générale qui soit à la base de la philosophie de la praxis, et qu’on nie complètement à cette dernière une originalité de contenu et de méthode, semble consister en ceci : à savoir qu’on établit une confusion entre la culture philosophique personnelle du fondateur de la philosophie de la praxis, c’est-à-dire, d’une part entre les courants philosophiques et les grands philosophes auxquels il s’est fortement intéressé quand il était jeune [19] et dont il reproduit souvent le langage (toujours cependant avec un esprit de détachement, et en prenant soin de noter parfois qu’il entend ainsi faire mieux comprendre son propre concept) et, d’autre part, les origines et les parties constitutives de la philosophie de la praxis. Cette erreur a toute une histoire, en particulier dans la critique littéraire, et on sait que le travail consistant à réduire de grandes œuvres poétiques à leurs sources était devenu, à une certaine époque, la tâche essentielle de bon nombre de grands érudits. L’étude de la culture philosophique d’un homme comme Marx n’est pas seulement intéressante, mais elle est nécessaire, pourvu toutefois qu’on n’oublie pas qu’elle fait exclusivement partie de la reconstruction de sa biographie intellectuelle, et que les éléments de spinozisme, de feuerbachisme, d’hégélianisme, de matérialisme français, etc., ne sont en aucune façon des parties essentielles de la philosophie de la praxis, que cette dernière ne se réduit pas à ces éléments, mais que ce qui est le plus intéressant, c’est précisément le dépassement des vieilles philosophies, la nouvelle synthèse ou les éléments d’une nouvelle synthèse, la nouvelle manière de concevoir la philosophie dont les éléments sont contenus dans les aphorismes ou dispersés dans les écrits du fondateur de la philosophie de la praxis, éléments qu’il faut justement trier et développer d’une manière cohérente. Sur le plan théorique, la philosophie de la praxis ne se confond avec aucune autre philosophie, ne se réduit à aucune : elle n’est pas seulement originale parce qu’elle dépasse les philosophies précédentes, mais surtout dans la mesure où elle ouvre une voie complètement nouvelle, c’est-à-dire où elle rénove de fond en comble la manière de concevoir la philosophie elle-même. Sur le plan de la recherche historique-biographique, on étudiera quels sont les intérêts qui ont été, pour le fondateur de la philosophie de la praxis, l’occasion d’une réflexion philosophique, en tenant compte de la psychologie du jeune chercheur qui se laisse tour à tour attirer intellectuellement par chaque nouveau courant qu’il étudie et qu’il examine, qui se forme une individualité propre grâce à ce vagabondage même, qui crée l’esprit critique et une pensée originale puissante, après avoir fait l’expérience d’une foule de pensées et les avoir confrontées ; on étudiera aussi quels éléments il a incorporés à sa pensée, en les rendant homogènes, mais surtout ce qui est création nouvelle. Il est certain que, pour notre auteur, la philosophie de Hegel est relativement le plus important des mobiles qui l’ont poussé à philosopher, en particulier parce que Hegel a tenté de dépasser les conceptions traditionnelles d’idéalisme et de matérialisme en une nouvelle synthèse qui eut sans aucun doute une importance exceptionnelle, et représente un moment historique mondial de la recherche philosophique. C’est ainsi que, lorsqu’on dit, dans le Manuel, que le terme « immanence » est employé dans la philosophie de la praxis dans un sens métaphorique, on parle pour ne rien dire ; en réalité le terme d’immanence a acquis une signification particulière qui n’est pas celle des « panthéistes » et qui n’a pas davantage une autre signification métaphysique traditionnelle, mais qui est nouvelle et demande à être établie. On a oublié que, dans une expression très commune [20], il fallait mettre l’accent sur le second terme « historique » et non sur le premier d’origine métaphysique. La philosophie de la praxis c’est l’« historicisme » absolu, c’est la pensée qui devient absolument mondaine et terrestre, un humanisme absolu de l’histoire. C’est dans cette direction qu’il faut creuser le filon de la nouvelle conception du monde.
(M.S. pp. 157-159 et G.q. 11, § 27, pp. 1434-1437.)
[1931-1932]
La « matière »
Quel est le sens que donne au mot « matière » le Manuel populaire ? Dans un manuel populaire, encore plus que dans un livre destiné à des gens instruits, et spécialement dans celui-ci qui prétend être le premier travail du genre, il faut définir avec exactitude non seulement les concepts fondamentaux, mais toute la terminologie, afin d’éviter les causes d’erreurs occasionnées par les acceptions populaires et vulgaires des mots scientifiques. Il est évident que pour la philosophie de la praxis, la « matière » ne doit être entendue, ni dans le sens que lui donnent les sciences naturelles (physique, chimie, mécanique, etc. ; ces sens doivent d’ailleurs être enregistrés et étudiés dans leur développement historique), ni dans les sens qu’on lui trouve dans les différentes métaphysiques matérialistes. Les différentes propriétés physiques (chimiques, mécaniques, etc.) de la matière, qui dans leur ensemble constituent la matière elle-même (à moins qu’on ne retombe dans une conception du noumène kantien) sont prises en considération, mais dans la seule mesure où elles deviennent « élément économique » productif. La matière ne doit donc pas être considérée comme telle, mais comme socialement et historiquement organisée pour la production, et par suite, la science naturelle doit être considérée comme étant essentiellement une catégorie historique, un rapport humain. L’ensemble des propriétés de chaque type de matériel a-t-il jamais été le même ? L’histoire des sciences techniques démontre que non. Combien de temps ne fallut-il pas pour qu’on se souciât de la force mécanique de la vapeur ? Et peut-on dire que cette force existait avant d’être utilisée par les machines humaines ? Alors en quel sens, et jusqu’à quel point n’est-il pas vrai que la nature ne donne pas lieu à des découvertes ni à des inventions de forces préexistantes, de qualités préexistantes de la matière, mais seulement à des « créations » qui sont étroitement liées aux intérêts de la société, au développement et aux nécessités ultérieures de développement des forces productives ? Et le concept idéaliste selon lequel la nature n’est rien d’autre que la catégorie économique, ne pourrait-il pas, une fois épuré de ses superstructures spéculatives, être réduit en termes de philosophie de la praxis et démontré comme historiquement lié à cette dernière et à son développement ? En réalité, la philosophie de la praxis n’étudie pas une machine pour connaître et établir la structure atomique de son matériel, les propriétés physiques-chimiques-mécaniques de ses composantes naturelles (objet d’étude des sciences exactes et de la technologie), mais en voyant en elle un moment des forces matérielles de production, un objet de propriété de forces sociales déterminées, et dans la mesure où la machine exprime un rapport social et où ce dernier correspond à une période historique déterminée. L’ensemble des forces matérielles de production est, dans le développement historique, l’élément le moins variable, c’est l’élément dont chaque changement peut être constaté et mesuré avec une exactitude mathématique, qui peut par conséquent donner lieu à des observations et à des critères de caractère expérimental et donc à la reconstruction d’un robuste squelette du devenir historique. La variabilité de l’ensemble des forces matérielles de production est, elle aussi, mesurable, et il est possible d’établir avec une certaine précision quand son développement, de quantitatif, devient qualitatif. L’ensemble des forces matérielles de production est à la fois une cristallisation de toute l’histoire du passé et la base de l’histoire présente et à venir, c’est un document et en même temps une force active et actuelle de propulsion. Mais le concept d’activité de ces forces ne peut être confondu avec l’activité au sens physique ou métaphysique, ni même comparé avec cette dernière. L’électricité est historiquement active, mais non pas en tant que simple force naturelle (en tant que décharge électrique qui provoque des incendies, par exemple), mais en tant qu’élément de production dominé par l’homme et incorporé à l’ensemble des forces matérielles de production, objet de propriété privée. En tant que force naturelle abstraite, l’électricité existait même avant de devenir une force productive, mais elle n’opérait pas dans l’histoire, et elle était un sujet d’hypothèse dans l’histoire naturelle (et avant, elle était le « néant » historique, parce que personne ne s’en occupait, et que, pour mieux dire tous l’ignoraient).
Ces observations permettent de comprendre comment l’élément causal admis par les sciences naturelles pour expliquer l’histoire humaine est purement arbitraire, quand il n’est pas un retour aux anciennes interprétations idéologiques. Par exemple, le Manuel affirme que la nouvelle théorie atomique détruit l’individualisme (les robinsonades [21]). Mais qu’entend-on par là ? Que signifie rapprocher la politique des théories scientifiques, sinon que le mouvement de l’histoire est dû à ces théories scientifiques, c’est-à-dire aux idéologies, en vertu de quoi, pour vouloir être ultra-matérialiste, on tombe dans une forme baroque d’idéalisme abstrait ? Et à cette critique, on ne peut répondre que ce n’est pas la théorie atomiste qui a détruit l’individualisme, mais la réalité naturelle que la théorie décrit et constate, sans tomber dans les contradictions les plus compliquées, car cette réalité naturelle, on la suppose antérieure à la théorie et par conséquent agissante quand l’individualisme est en vogue. Comment donc la réalité « atomiste » pouvait-elle alors ne pas agir toujours, si elle est, et si elle était alors, une loi naturelle, pourquoi lui fallut-il attendre, pour agir, que les hommes en eussent construit une théorie ? Les hommes n’obéissent-ils vraiment qu’aux lois qu’ils connaissent, comme si elles étaient promulguées par les Parlements ? Et qui pourrait faire observer aux hommes les lois qu’ils ignorent, si l’on s’en tient au principe de la législation moderne qui veut que l’ignorance de la loi ne puisse être invoquée par le coupable ? (Qu’on ne dise pas que les lois d’une science naturelle déterminée sont identiques aux lois de l’histoire, ou que, l’ensemble des idées scientifiques forment une unité homogène, on peut réduire une science à l’autre ou une loi à l’autre, car en ce cas, en vertu de quel privilège tel élément déterminé de la physique, et non tel autre, peut-il être l’élément susceptible d’être réduit à l’unité de la conception du monde ?) En réalité, c’est là, entre tant d’autres, un élément du Manuel populaire qui démontre de quelle façon superficielle on a posé le problème de la philosophie de la praxis, qu’on n’a pas su donner à cette conception du monde son autonomie scientifique et la position qui lui revient en face des sciences naturelles, et même, ce qui est pire, en face de ce vague concept de science en général qui est propre à une conception vulgaire du peuple (pour qui, même les tours de prestidigitation sont de la science). La théorie atomiste moderne est-elle une théorie « définitive » établie une fois pour toutes ? Qui (quel savant) oserait l’affirmer ? Ou bien n’est-elle pas, elle aussi, une simple hypothèse scientifique qui pourra être dépassée, autrement dit absorbée dans une théorie plus vaste et plus compréhensive ? Pourquoi donc la référence à cette théorie devrait-elle avoir été décisive et avoir mis fin au problème de l’individualisme et des robinsonades ? (Mis à part le fait que les robinsonades peuvent être parfois des schèmes pratiques construits pour indiquer une tendance ou pour une démonstration par l’absurde : même l’auteur de l’économie critique [22] a eu recours à des robinsonades.) Mais il y a d’autres problèmes : si la théorie atomiste était ce que le Manuel prétend qu’elle est, étant donné que l’histoire de la société est une série de bouleversements et que les formes de société ont été nombreuses, comment donc la société n’a-t-elle pas toujours obéi, elle aussi, à cette loi, alors que la théorie atomiste serait le reflet d’une réalité toujours semblable ? Ou alors prétendrait-on que le passage du régime corporatif médiéval à l’individualisme économique ait été anti-scientifique, une erreur de l’histoire et de la nature ? Selon la théorie de la praxis, il est évident que ce n’est pas la théorie atomiste qui explique l’histoire humaine, mais l’inverse, autrement dit que la théorie atomiste comme toutes les hypothèses et toutes les opinions scientifiques sont des superstructures. [23]
(M.S. pp. 160-162 et G.q. 11 § 30 pp. 1442-1444.)
Antonio Gramsci