L’affaire semble entendue. Après deux votes à la Vouli, le parlement grec, de nouvelles mesures d’austérité massives, l’Eurogroupe de ce mardi 24 mai devrait accorder à Athènes la libération de quelques 11 milliards d’euros, si l’on en croit l’agence Bloomberg [1] citant un document de la Commission européenne. A l’entrée de la réunion, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, a confirmé que les fonds pourraient être versés « dans les prochaines semaines. » Sur cette somme, la Grèce devrait utiliser 7,2 milliards d’euros pour couvrir les remboursements de la dette prévue, à court et long terme, jusqu’en novembre, notamment 2,4 milliards d’euros à la BCE et 1,07 milliard d’euros au FMI. Le solde, soit 3,8 milliards d’euros, devraient venir couvrir une partie des arriérés de paiements de l’Etat grec. Ce sera la première fois, du reste, que les fonds européens viennent « servir » non pas les créanciers de l’Etat grec, mais plutôt leurs débiteurs, autrement dit l’économie grecque.
La « fin de la crise grecque » ?
Alexis Tsipras devrait donc afficher son plus beau sourire à l’issue de cette réunion. Et il ne manquera pas de pousser un chant de victoire et de proclamer, comme il a déjà commencé à le faire depuis la semaine dernière « la fin de la crise grecque » et « le retour de la confiance ». Son espoir est désormais que, une fois levée les incertitudes et les négociations, la croissance va repartir et lui permettre de toucher les fruits de la stratégie menée depuis le 13 juillet 2015. Pour cela, il compte sur ces 3,8 milliards d’euros, soit pas moins de 2 % du PIB grec, qui viendront soulager un grand nombre d’entreprises et leur permettre, à leur tour, d’honorer des factures en souffrance. Il pourra aussi compter sur un geste de la BCE, soit en accordant à nouveau aux banques grecques le droit de se refinancer en déposant la dette hellénique en collatéral, soit en introduisant cette dette dans son programme de rachat de titres, ce qui devrait faire baisser les taux dans le pays.
Rééquilibrer l’austérité
Alexis Tsipras peut aussi prétendre avoir tenu sa promesse faite lors de la campagne des élections législatives du 20 septembre 2015 de « rééquilibrer » l’austérité et de faire porter l’effort sur les plus riches. L’alourdissement de l’impôt sur le revenu sera en effet plus élevé sur les hauts revenus, l’impôt sur le capital sera alourdi, la redoutée réforme des retraites ne touchera pas aux pensions actuelles, l’abaissement du montant exempté de l’impôt sur le revenu sera modulé sur la taille de la famille, les débiteurs les plus pauvres des banques seront moins touchés. Alexis Tsipras a aussi mis en place un fonds de solidarité pour les plus fragiles financé par toute « bonne nouvelle » budgétaire à l’avenir.
Un régime sec sous une pluie de taxes
Le premier ministre aurait donc des raisons de se réjouir. Seulement voilà, le coût de ce « triomphe » est exorbitant. Il est si élevé qu’il met en danger les fondements mêmes de ces espoirs. Car la cure d’austérité votée ce dimanche et le dimanche précédent est extrêmement lourde. La loi de dimanche comptait pas moins de 7.000 pages, elle incluait des mesures fortement récessives : hausse de la TVA, de l’impôt sur les sociétés alors même que beaucoup pensent sérieusement à délocaliser vers la Bulgarie, création d’une nouvelle taxe sur l’hôtellerie, sans compter les hausses de cotisations sur les salaires et les pensions ou l’alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les classes moyennes décidés la semaine dernière. La liste est infinie et le quotidien conservateur Kathimerini pouvait lundi titrer : « il pleut des taxes ». L’effet négatif de ces mesures est, comme toujours, sous-estimé, notamment sur le temps long, lorsque la nouvelle réforme des retraites entrera en vigueur.
Les raisons du pessimisme
Car, cette fois, ces mesures seront accompagnées de deux éléments qui menacent durablement la reprise. D’abord, les mesures énergiques de « récupération » des créances douteuses des banques. Les banques grecques ont été recapitalisées à moindre frais l’an passé, mais il faudra faire rentrer l’argent. Pour cela, les banques vont se faire épauler par le fonds étasunien KKR [2]. Certes, il existe des garde-fous pour les plus fragiles, mais l’impact sur la demande intérieure sera important. Car, prévient le FMI, il pourrait bien encore falloir rajouter 10 milliards d’euros pour renflouer les banques. Deuxième élément : le « koftis » ou « pince coupante », un mécanisme exigé par les créanciers et qui a été voté dimanche qui prévoit une baisse automatique des dépenses de l’Etat, hors dépenses sociales, jusqu’à 2,5 % du PIB, en cas de déviation de l’objectif budgétaire d’ici à 2018. Or, cet objectif est très ambitieux, rappelons-le : un excédent primaire (hors service de la dette) de 3,5 % du PIB.
Perspectives ternes
Dans ces conditions, qui investira durablement en Grèce au cours des prochaines années, pays sans demande, avec un secteur bancaire défaillant qui ne prête pas et qui est condamné à une austérité automatique et, on le verra, quasi-perpétuelle ? Dans les prochaines années, seulement des fonds. Il peut exister des sursauts ou des stabilisations du PIB, mais la croissance sera nécessairement faible. Le FMI, dans son analyse de soutenabilité de la dette établi publiée lundi 23 mai, l’a reconnu en révisant à la baisse la croissance moyenne à long terme de la Grèce à 1,75 % par an. Lorsque l’on a perdu près de 28 % de sa richesse en sept ans, cela laisse peu de perspectives.
Alexis Tsipras promet donc de donner d’une main ce qu’il prend de l’autre. Compte tenu des excédents primaires réclamés, compte tenu de ceux qui seront exigés dans le futur pour le remboursement de la dette, y compris dans le cas le plus favorable, celui présenté par le FMI, il y a peu d’espoir que le « fonds de solidarité » soit doté d’une somme significative un jour. Et quand il le serait, ces sommes viendraient d’excédents qui, en réalité, étranglent l’économie grecque. Ce serait donc au mieux une forme de charité pour un peuple condamné à une croissance faible.
Acceptation de la logique des créanciers
En réalité, malgré les « résistances » dont il se prévaut sans doute avec raison compte tenu de sa situation (le gouvernement grec ne dispose d’aucun moyen de pression), Alexis Tsipras a entièrement adopté la logique des créanciers. Il croit ou feint de croire que cette nouvelle cure d’austérité dissimulée sous le vocable habituel de « réformes » redressera l’économie. Mais en réalité, dans cette logique comptable encore renforcée par le « koftis », les vraies réformes sont impossibles. Alexis Tsipras le sait parfaitement puisqu’il l’a dénoncé cette logique lorsqu’elle était mise en place par les précédents gouvernements. Le programme de 2015 de Syriza prévoyait justement de faire une pause dans l’austérité pour réformer l’Etat sans pression avant de pouvoir compter sur une hausse des recettes fiscales. Car dans une logique d’objectifs d’excédents primaires, on compte mais on ne réforme pas. On préfère, par « efficacité » couper dans les dépenses plutôt que vraiment améliorer le fonctionnement de l’administration. Au final, l’administration est ravagée et encore moins efficace. Le gouvernement poursuivra le remplacement d’un départ à la retraite sur cinq. Il poursuivra la logique précédente, encore affaiblie par la politique agressive de privatisations imposées par les créanciers.
La logique des privatisations
Le nouveau fonds TAIPED devra en effet fournir 13 milliards d’euros de privatisations, le tout d’ici à 2018. La moitié ira au remboursement de la dette. Or, dans une économie en dépression, vendre les biens de l’Etat rapidement est un bradage à vil prix qui, du reste, ôte parfois à l’Etat des revenus utiles pour atteindre ses objectifs budgétaires en cas de retour de la croissance. C’est donc une garantie supplémentaire d’austérité compte tenu du stock de dettes. La cession de 14 aéroports rentables à Fraport qui vient d’être conclu est l’illustration la plus parfaite de cette réalité. Une privatisation d’une activité rentable dans un pays comme la Grèce n’est pas comparable à une privatisation ailleurs. Ce n’est pas anodin : c’est affaiblir encore un peu plus un Etat déjà fragile et c’est se priver durablement de recettes utiles.
Dette : Alexis Tsipras spectateur
Le pari d’Alexis Tsipras semble donc perdu d’avance. Mais sa principale défaite est peut-être ailleurs encore : dans les discussions sur la restructuration de la dette. Au début de l’année, le premier ministre a rejeté toute alliance avec le FMI en comptant sur la bienveillance des créanciers européens. Son pari a été de négliger la restructuration de la dette voulue par le FMI pour privilégier la révision des objectifs d’excédents primaires. Pari malheureux : les Européens ont imposé le respect des objectifs budgétaires et les négociations sur la dette se limitent désormais à un dialogue entre l’Eurogroupe et le FMI qu’Alexis Tsipras doit contempler en spectateur. Le premier ministre peut toujours dire que sans son obéissance, il n’y aurait pas eu de discussion sur la dette, mais ce discours oublie deux faits : l’absence de choix du gouvernement grec et la pression du FMI pour ouvrir cette discussion dès l’été dernier.
La proposition du FMI
Ce dialogue est, du reste, le plus préoccupant qui soit. Le FMI a accepté l’exigence d’un maintien de la valeur nominale de la dette et travaillé à un « reprofilage. » Sa proposition rendue publique lundi 23 mai a abandonné l’idée d’un moratoire jusqu’en 2040, mais demande un allongement de 10 à 40 ans selon les types de prêts et un maximum de 1,5 % pour les intérêts. Sous ces conditions, les besoins de financement resteront sous les 10 % du PIB jusqu’en 2040. La dette serait alors soutenable à condition que l’excédent primaire reste à 1,5 % du PIB et que la croissance soit effectivement de 1,75 %. Mais l’on notera que le FMI prévient que la dette grecque demeurera alors très vulnérable aux chocs externes. Et les besoins de financement remonteront rapidement à 20 % du PIB en 2060. Les conditions seront donc encore sévères, l’effet déflationniste possible et l’impact sur la confiance sujet à caution.
Toujours prouver davantage
Pourtant, si cette proposition est retenue, ce sera sans doute ce que la Grèce peut espérer de mieux. L’Allemagne refuse toujours un geste si généreux, notamment en matière d’excédents primaires et d’allongement de la maturité. Dès lors, le compromis sera nécessairement plus « dur » pour Athènes. L’Eurogroupe ne parviendra pas à une décision ce mardi, il va falloir discuter. Mais la proposition du FMI est un maximum, pas un minimum. La conclusion est sévère pour un Alexis Tsipras qui n’a aucune prise sur ces événements. Dimanche, ce dernier prétendait que la Grèce inspirait de nouveau la confiance aux créanciers européens.Rien n’est moins vrai et la preuve en est que Berlin et ses alliés refusent une confiance sur le long terme nécessité par le plan du FMI.
Le rejet de l’Eurogroupe du plan du FMI risque en effet de reposer sur le rejet de l’inconditionnalité de cette restructuration. Le FMI refuse de fixer des objectifs au-delà de la fin du programme actuel en 2018 afin de ne pas réduire encore la croissance et d’entrer dans le cercle vicieux qui est à l’œuvre depuis 2010. Mais les créanciers européens veulent « tenir » encore le gouvernement grec, le contraindre à travailler pour le remboursement de la dette, maintenir, en d’autres termes, l’actuel péonage de la dette pour sauver leurs prêts. La confiance n’est pas de mise. Les efforts d’Alexis Tsipras n’auront pas suffi. Malgré sa « conversion », le chef de Syriza va devoir accepter pour son pays un régime d’austérité durable avec des objectifs d’excédents élevés qui pèseront toujours plus sur une croissance structurellement faible.
La primauté du calendrier électoral allemand
En réalité, Berlin cherche, comme souvent, à repousser le problème. Dans un premier temps au lendemain des élections fédérales de 2017 pour éviter que la question grecque soit au cœur de la campagne alors qu’Alternative für Deutschland (AfD), le parti eurosceptique, est donné à 15 % dans les sondages. D’où la proposition de repousser à 2018, à la fin du programme, la question de la dette, ce qui serait un camouflet pour Alexis Tsipras. C’est pourtant l’hypothèse sur laquelle travaille le FMI. Mais AfD risque de demeurer au centre des préoccupations de la CDU et chaque échéance électorale régionale risque de relancer la volonté de repousser cette question de la restructuration de la dette... Le calendrier électoral allemand risque de continuer à primer sur les autres priorités.
Lassitude grecque
Et c’est bien le cœur du drame grec : dans ce pays désormais dirigé économiquement par les créanciers dans leur seul intérêt, l’obéissance ne suffit jamais et les Grecs doivent toujours « faire leurs preuves. » L’humiliation récente du « koftis » l’a rappelé : il s’agissait de se passer dans l’avenir de tout avis grec sur de nouvelles mesures. Cette attitude joue clairement avec les nerfs des Grecs. Alexis Tsipras est de plus en plus impopulaire alors que le paysage politique se fragmente et que le sentiment de déception vis-à-vis de la démocratie se répand. Un récent sondage réalisé par Public Issue montre que, progressivement, l’équilibre entre la volonté de rester dans la zone euro et la lassitude de l’austérité semblait se modifier [3]. En un an, les Grecs ayant une vue positive de la monnaie unique sont passées de 66 % à 54 %, ceux en ayant une vision négative, de 32 % à 44 %. Plus que jamais, ce sont les créanciers qui, par leur aveuglement, sapent les bases de la monnaie unique.
Romaric Godin