« Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de « direction consciente » sont seulement incontrôlables, ils n’ont pas laissé de document authentifiable.. »
Spontanéité et direction consciente
On peut donner plusieurs définitions du mot « spontanéité », car le phénomène auquel il se rapporte a plusieurs aspects. Il faut avant tout remarquer que la « pure » spontanéité n’existe pas dans l’histoire : elle coïnciderait avec la « pure » action mécanique. Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de « direction consciente » sont seulement incontrôlables, ils n’ont pas laissé de document authentifiable. On peut dire que pour cette raison, l’élément « spontanéité » est caractéristique de « l’histoire des classes subalternes », et même de l’histoire des éléments les plus périphériques de ces classes, qui n’ont pas atteint la conscience de classe « pour eux-mêmes », et qui par conséquent ne soupçonnent même pas que leur histoire puisse avoir la moindre importance et que cela puisse avoir une valeur quelconque d’en laisser des traces dans un but de documentation.
Il existe donc une « multiplicité » d’éléments de « direction consciente » dans ces mouvements, mais aucun d’eux n’est prédominant, ou ne dépasse le niveau de la « science populaire » d’une couche sociale déterminée, le niveau du « sens commun », c’est-à-dire la conception du monde traditionnel qu’a cette couche sociale. C’est justement cet élément que De Man, empiriquement, oppose au marxisme, sans s’apercevoir (en apparence) qu’il tombe dans la position même de ceux qui, ayant décrit le folklore, la sorcellerie, etc., et après avoir démontré que ces façons de voir ont des racines historiques solides et sont enracinées de façon assez tenace dans la psychologie de certaines couches de la population, croiraient avoir « dépassé » la science moderne, et prendraient pour « science moderne » les petits articles de journaux scientifiques pour le peuple et les publications à bon marché par fascicules. C’est là un véritable cas de tératologie [1] intellectuelle dont nous avons d’autres exemples - les admirateurs du folklore, précisément, qui soutiennent qu’il faut le conserver ; les partisans de la « magie » liés à Maeterlinck, qui considèrent qu’il faut prendre le cours du développement de l’alchimie et de la sorcellerie, qui a été brisé par la violence, pour remettre la science sur une voie plus féconde en découvertes, etc. Toutefois, De Man a, incidemment, un mérite : celui de montrer la nécessité d’étudier et d’élaborer les éléments de la psychologie populaire, du point de vue historique, et non sur le plan de la sociologie, de façon active (c’est-à-dire pour transformer ces éléments par l’éducation, en une mentalité moderne) et non descriptive, comme il le fait ; mais cette nécessité était contenue au moins implicitement (et peut-être même a-t-elle été explicitement formulée) dans la doctrine d’ilicc [2], chose que De Man ignore tout à fait. Qu’il existe dans tout mouvement « spontané » un élément primitif de direction consciente, de discipline, cela est démontré de façon indirecte par le fait qu’il existe des courants et des groupes qui soutiennent la spontanéité comme méthode. A ce propos il faut faire une distinction entre les éléments purement « idéologiques » et les éléments d’action pratique, entre les théoriciens qui soutiennent la spontanéité comme « méthode » immanente et objective du devenir historique, et les politiciens qui la soutiennent en tant que méthode « politique ». Chez les premiers il s’agit d’une conception erronée, chez les seconds il s’agit d’une contradiction immédiate et mesquine qui laisse voir son origine pratique évidente, c’est-à-dire la volonté immédiate de substituer une direction déterminée à une autre. Même chez les théoriciens l’erreur a une origine pratique, mais elle n’est pas immédiate comme chez les autres. Le caractère apolitique des syndicalistes français d’avant-guerre contenait ces deux éléments : c’était une erreur théorique et une contradiction (il y avait l’élément « sorélien » et l’élément de concurrence entre la tendance politique anarcho-syndicaliste et le courant socialiste). Cet apolitisme était aussi la conséquence des terribles événements parisiens de 1871 : la continuation, avec de nouvelles méthodes et avec une brillante théorie, de trente ans de passivité (1870-1900) des ouvriers français. La lutte purement « économique » n’était pas faite pour déplaire à la classe dominante, bien au contraire. On peut dire la même chose du mouvement catalan qui, s’il « déplaisait » à la classe dominante espagnole, ne lui était déplaisant que parce qu’il renforçait objectivement le séparatisme républicain catalan, en donnant lieu à un véritable bloc industriel républicain contre les grands propriétaires terriens, la petite bourgeoisie et l’armée monarchiste. Le mouvement turinois fut accusé en même temps d’être « spontanéiste » et « volontariste » ou bergsonien ! Cette accusation contradictoire, si on l’analyse, montre la fécondité et la justesse de la direction qui avait été imprimée à ce mouvement. Cette direction n’était pas « abstraite » elle ne consistait pas à répéter mécaniquement des formules scientifiques ou théoriques, elle ne confondait pas la politique, l’action réelle, avec la recherche particulière du théoricien ; elle s’appliquait à des hommes réels, qui s’étaient formés dans des conditions historiques déterminées, avec des sentiments, des façons de voir, des fragments de conception du monde, etc. déterminés, qui résultaient des combinaisons « spontanées » d’un certain milieu de production matérielle, avec la « fortuite » agglomération d’éléments sociaux disparates. Cet élément de « spontanéité » ne fut pas négligé, et encore moins méprisé - il fut éduqué, orienté, purifié de tous les corps étrangers qui pouvaient le souiller, afin de le rendre homogène, mais de façon vivante, historiquement efficace, grâce à la théorie moderne. On parlait, parmi les dirigeants eux-mêmes, de la « spontanéité » du mouvement ; et il était juste qu’on en parle : cette affirmation était un stimulant, un élément énergétique, un élément d’unification en profondeur. Plus que toute autre chose, c’était une façon de nier qu’il s’agissait de quelque chose d’arbitraire, d’aventureux, d’artificiel, d’un mouvement qui ne serait pas historiquement nécessaire. Cela donnait à la masse une conscience « théorique », cela faisait d’elle la créatrice de valeurs historiques, la créatrice d’institutions, la fondatrice d’États. Cette unité de la « spontanéité » et de la « direction consciente », ou encore de la « discipline », voilà ce qu’est précisément l’action politique réelle des classes subalternes, en tant qu’elle est une politique de masse et non une simple aventure de groupements qui se réclament des masses.
A ce sujet, une question théorique fondamentale se pose : la théorie moderne peut-elle être en opposition avec les sentiments « spontanés » des masses ? (« spontanés », dans le sens qu’ils ne sont pas dus à une activité éducatrice systématique de la part d’un groupe dirigeant déjà conscient, mais qu’ils se sont formés au travers de l’expérience quotidienne éclairée par le « sens commun », c’est-à-dire par la conception populaire traditionnelle du monde, ce qu’on appelle, de façon plus terre-à-terre, « instinct », et qui n’est lui-même qu’une acquisition historique primitive et élémentaire). Non, il ne peut y avoir opposition : il y a entre eux une différence « quantitative », de degrés, non de qualité : il doit y avoir, pour ainsi dire, une « réduction » possible, un passage des uns à l’autre, et vice versa. (Ne pas oublier que Kant tenait à ce que ses théories philosophiques soient d’accord avec le sens commun ; on retrouve la même position chez Croce : se rappeler cette affirmation de Marx dans La Sainte Famille, que les formules de la politique française de la Révolution se réduisent aux principes de la philosophie classique allemande.) Négliger, et, ce qui est pire, mépriser les mouvements dits « spontanés », c’est-à-dire renoncer à leur donner une direction consciente, à les hausser sur un plan supérieur en les insérant dans la politique, peut avoir souvent des conséquences très sérieuses, très graves. Il arrive presque toujours qu’un mouvement « spontané » des classes subalternes soit accompagné d’un mouvement réactionnaire de la droite de la classe dominante, pour des motifs concomitants : une crise économique, par exemple, détermine d’une part un mécontentement des classes subalternes et des mouvements spontanés des masses, et de l’autre elle détermine des complots de la part de groupes réactionnaires qui profitent de l’affaiblissement objectif du gouvernement pour tenter des coups d’État. Parmi les causes efficientes de ces coups d’État il faut placer le refus des groupes responsables de donner une direction consciente aux mouvements spontanés et à faire par là qu’ils deviennent un facteur politique positif. Exemple : les Vêpres siciliennes [3] et les discussions des historiens pour établir s’il s’agit d’un mouvement spontané ou d’un mouvement concerté : il me semble que les deux éléments se soient combinés dans les Vêpres siciliennes : l’insurrection spontanée du peuple sicilien contre les Provençaux, qui s’est étendue avec une rapidité telle qu’elle pouvait donner l’impression d’actions simultanées et par conséquent concertées, tant l’oppression était alors devenue intolérable sur toute l’étendue du territoire national, et, d’autre part l’élément conscient d’importance et d’efficacité diverses, où prédominait la conjuration de Giovanni di Procida contre les Aragonais. On peut tirer des exemples de toutes les révolutions passées où les classes subalternes étaient assez nombreuses et hiérarchisées par leur situation économique et par leur homogénéité. Les mouvements « spontanés » des couches populaires plus vastes rendent possible l’accession au pouvoir de la classe subalterne la plus progressive du fait de l’affaiblissement objectif de l’État. C’est là encore un exemple « progressif » ; mais dans le monde moderne les exemples régressifs sont plus fréquents.
Une conception historico-politique scolastique et académique est la conception selon laquelle n’a de réalité et de dignité que le mouvement qui est conscient à cent pour cent, et qui, même, est déterminé par un plan minutieusement tracé à l’avance, ou qui correspond (ce qui revient au même) à la théorie abstraite. Mais la réalité est riche des combinaisons les plus bizarres, et c’est le théoricien qui doit, dans cette bizarrerie, retrouver la preuve de sa théorie, « traduire » en langage théorique les éléments de la vie de l’histoire, et ce n’est pas, en sens contraire, la réalité qui doit se présenter selon le schéma abstrait. Cela ne se produira jamais et par conséquent cette conception n’est que l’expression d’une passivité. (Léonard de Vinci savait trouver le nombre dans toutes les manifestations de la vie cosmique, même lorsque les yeux des profanes n’y voyaient qu’arbitraire et désordre.) (pp. 55-59.) [1930]
Antonio Gramsci