Du cinéma aux cérémonies musicales, de La vie d’Adèle au baiser Madonna-Britney Spears, le sexe entre femmes est partout. 50 % des hommes rêvent de regarder, 18 % des jeunes femmes passeraient bien à l’acte. La recherche pornographique la plus répandue, pour les hommes comme pour les femmes ? « Lesbian. » A ce niveau d’omniprésence fantasmatique, on peut parler d’hypnose collective. Pourquoi un tel succès ?
Côté biologie, les femmes auraient des prédispositions. Leur désir serait plus polymorphe que celui des hommes : exposées à des images pornographiques de toute nature, elles démontrent un intérêt sexuel plus vaste. Selon une étude de 2015, 82 % des femmes sont excitées par les deux sexes, du moins en laboratoire. De là à affirmer que l’hétérosexualité féminine est une construction sociale, il n’y a qu’un pas (et 18 %) à franchir… En attendant, cette fluidité se traduit non pas par une explosion de la bisexualité (dont les adeptes seraient 3 % en France), mais par une explosion de la bi-curiosité, un intérêt qu’on pourrait résumer par « je ne dis pas non ». Les bi-curieuses se déclinent en de multiples formes, de l’épouse en manque de variété à l’étudiante qui ne voudrait pas mourir idiote. Paradoxalement, le lesbianisme non dilué reste redoutablement rare (0,5 % des femmes) : coucher avec une femme, d’accord, mais ne coucher qu’avec des femmes, ça, non. Allez comprendre.
Erotisation constante
Nature ou culture ? Eternelle question, éternelle confusion… De fait, les femmes ne poussent pas dans des incubateurs étanches. Il est possible qu’elles aient appris à trouver séduisantes leurs semblables. Personne ne peut nier que nous évoluons dans une culture où le corps féminin est présenté comme systématiquement plus désirable que celui des hommes, avec comme corollaire une érotisation constante, y compris pour nous vendre des choux de Bruxelles. Il ne paraît pas absurde de parler de matraquage fantasmatique.
Nous vivons dans un monde dominé par les hommes, nos fantasmes de femmes sont logiquement dominés par leurs fantasmes. Les vainqueurs n’écrivent pas seulement l’histoire, ils écrivent le désir. Ce qui paradoxalement, transforme la bisexualité de façade en stratégie de séduction féminine hétérosexuelle – rien n’attirant plus l’attention sur un dancefloor que l’application roucoulante du refrain de Katy Perry : I kissed a girl (cinq millions de singles vendus rien qu’aux Etats-Unis).
Une stratégie doublement efficace puisqu’elle fonctionne autant sur les naïfs (« oh, deux filles courageuses remettant en cause les conventions ! ») que sur les cyniques (« oh, deux filles instrumentalisant les conventions pour ne surtout pas rentrer entre filles ce soir ! »). D’où un spectre troublant de motivations, s’étendant de la sincère attraction au jeu de dupes, de l’expérimentation à la manipulation – approcher des femmes pour se rapprocher des hommes.
Au grand dam des lesbiennes elles-mêmes, dont l’orientation se retrouve systématiquement mise en doute : « Oui, mais tu couches avec des hommes quand même ? Comment ça, non ? Jamais ? » Dans ce brouillard où le comportement lesbien peut constituer le signe ultime de l’identité hétérosexuelle, nous reprendrons volontiers une aspirine.
Les lesbiennes sont infantilisées
Ce qui nous amène au facteur culturel suivant : l’absence de risque. Dans l’organisation hétérocentrée du monde, le sexe lesbien ne constitue pas du vrai sexe, car comme l’a bien noté Bill Clinton : sans pénétration, pas de sexe. Et sans pénis ? N’en parlons même pas. La pop-culture se fait donc un devoir de nous infliger un lesbianisme réduit à une purée de guimauve : une fâme avec une fâme, épilées, se faisant des bisous, tendres, avant de se caresser, douces, remettez-moi une rasade d’eau de rose.
C’est embêtant pour les lesbiennes, infantilisées sans sommation. C’est embêtant en 2016, à l’heure des godemichés. C’est embêtant aussi parce que nous confondons orientation sexuelle et pratique sexuelle – comme si tous les gays devaient aimer la sodomie, et tous les hétéros, le missionnaire. En attendant, si on considère que coucher avec un homme est signifiant, coucher avec une femme reste (dans nos imaginaires, pas dans la vraie vie) insignifiant – une simple passade. Au point qu’on peut tester l’amour lesbien comme on teste un forfait Internet. Sans engagement. Au mieux, on apprécie. Au pire, on a gagné quelques lettres de noblesse sexuelle.
Pour les hommes, la marque d’un privilège
Venons-en justement aux hommes. Quel est leur intérêt dans cette histoire ? Deux explications se font concurrence – deux explications opposées mais qui peuvent coexister (au royaume du fantasme, toutes les ambivalences sont invitées).
Soit le fantasme du couple lesbien repose sur une présomption de triolisme : « Elles sont lesbiennes sauf avec moi » - comme c’est pratique ! Nous rencontrons ici une rêverie de surhumain, voire de super-héros : les règles s’appliquant au commun des mortels feraient une exception, comme ça, sans raison, et non seulement on serait un homme bienvenu dans un couple de femmes, mais on pendouillerait la tête en bas en portant des vêtements bien trop serrés pour la saison. Le fantasme des lesbiennes rejoint les chimères de harem et de plan à trois : des rêves de dominance, dans lesquels on incarne le gorille alpha, puissant sexuellement, doté d’une stamina sexuelle infinie, rêves dans lesquels surtout, on possède plus que les autres hommes. Avoir deux femmes dans son lit, plutôt qu’une seule ou zéro, devient la marque d’un privilège, un message envoyé au monde.
Un fantasme acceptable ?
Deuxième face du même fantasme : le couple lesbien sans homme, donc sans présence du fantasmeur. Nous naviguons ici dans un songe altruiste, gratuit, dénué de notre embarrassant ego. Alors qu’on pense souvent au fantasme comme lieu du narcissisme le plus éhonté, cette modalité-là surprend. Elle est pourtant répandue. Non seulement les hommes consomment des kilomètres de pornographie lesbienne, mais les jeunes filles lisent des tractopelles de mangas yaoi, où des héros mâles tombent amoureux
Quel intérêt ? Soit celui de fantasmer ailleurs, avec des protagonistes différents de soi, vecteurs de possibilités sexuelles nouvelles. Soit parce qu’on ne se juge pas digne du tableau fantasmatique – même dans un monde imaginaire, personne ne voudrait de nous. Cette auto-suppression ne doit pas être minimisée dans une société visuelle, privilégiant certaines morphologies, au point d’interdire le sexe aux contrevenants. C’est d’ailleurs vous qui le dites : sur mon compte Twitter, 40 % des hommes et 30 % des femmes ont grandi avec la certitude que leur corps était dégoûtant (sondage garanti sans valeur scientifique, mais tout de même).
Une dernière observation pour la route ? Le fantasme du sexe entre femmes est acceptable. Raisonnable. Il peut s’admettre à la machine à café, nous n’avons rien à cacher – ce n’est plus un fantasme, c’est un rouleau compresseur. Pour cette raison il s’auto-entretient : l’acceptabilité est une spirale vertueuse. Pour la même raison il pourrait bien s’autodétruire : la subversion sans soufre commence à sentir l’aspartame.
Maïa Mazaurette
Journaliste au Monde