S’agit-il d’une « crise » ? Ou, plutôt, de l’installation d’un nouveau régime de migrations, alimenté par le changement climatique en cours ? L’afflux de migrants et de réfugiés cherchant asile en Europe est aujourd’hui principalement causé par les guerres civiles et l’effondrement des Etats au Moyen-Orient, mais le rôle du climat, bien qu’impossible à chiffrer, est plus que probable.
25 millions de déplacés
Si l’Europe en sent déjà les effets directs et indirects, « l’ampleur de ces migrations va excéder ce que nous connaissons actuellement », prévient Monique Barbut, secrétaire exécutive de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD), qui intervenait, mercredi 9 septembre, lors d’une conférence « Dérèglements climatiques et crises humanitaires », organisée par le ministère des affaires étrangères en partenariat avec l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Action contre la Faim et CARE France. Occasion pour 67 ONG de remettre au ministre des affaires, Laurent Fabius, une lettre ouverte insistant sur l’urgence d’un accord ambitieux, en fin d’année à Paris, sur la question climatique.
Selon l’Internal Displacement Monitoring Center (IDMC), entre 2008 et 2014, une moyenne annuelle d’environ 25 millions de personnes sont déplacées chaque année pour cause de catastrophes naturelles, dont plus de 80 % le sont en raison d’événéments hydro-climatiques (tempêtes, inondations, érosion des côtes, etc.). « La part attribuable au changement climatique dans ces migrations ne peut à l’heure actuelle pas être évaluée », rappelle toutefois François Gemenne, chercheur (Sciences Po, université de Versailles-Saint-Quentin) en sciences politiques et spécialiste des migrations environnementales.
Pas plus que ne peut être précisément chiffrée la part attribuable au changement climatique, dans les déplacements de population liés à des troubles politiques (guerres, violences, etc.) qui représentent, selon l’IDMC, plus de 38 millions de déplacés internes en 2014. « Toutefois, il y a un consensus pour dire que le climat est un facteur de déstabilisation, qu’il y a un lien fort entre climat et sécurité », dit François Gemenne.
Le constat n’est pas nouveau. En mars 2008, un rapport du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité identifiait déjà les zones les plus susceptibles au changement climatique en cours. « Les changements climatiques risquent d’avoir, à l’avenir, des incidences sur la stabilité sociale et politique au Proche-Orient et en Afrique du Nord », précisait le rapport avec clairvoyance. Le texte pointait notamment « les tensions liées à la gestion des ressources hydriques de la vallée du Jourdain et du bassin du Tigre et de l’Euphrate, qui se raréfient » et l’aggravation de ces tensions par l’augmentation des températures.
Il mettait également l’accent sur « une augmentation sensible de la population du Maghreb et du Sahel » au cours des prochaines années qui, combinée au changement climatique et à la diminution des surfaces agricoles, pourrait entraîner des « tensions sociales », une « déstabilisation politique » et « pourrait accroître les pressions migratoires ». De même, au Yémen, le prémonitoire rapport du Haut représentant précisait que « sous l’effet des changements climatiques et de la baisse de la production agricoles », la situation « pourrait atteindre un point critique, entraînant une instabilité politique et sociale ».
Sécheresses syriennes
Plus de sept ans après la rédaction de ce rapport, M. Gemenne constate que la Syrie offre l’exemple d’une société déstabilisée par l’aléas climatique : « Une partie de la crise syrienne trouve son origine dans une série de sécheresses qui a frappé le pays », explique le chercheur. Ce lien est au centre de plusieurs travaux académiques récents. « Il y a un faisceau de preuves que la sécheresse entre 2007 et 2010 qui a touché le Moyen Orient a contribué au conflit syrien, notent des chercheurs conduits par Colin Kelley (université de Californie à Santa Barbara) dans une étude publiée en mars 2015 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences. Cette sécheresse, la pire jamais relevée dans la région, a causé une généralisation des mauvaises récoltes et des migrations de masses des zones rurales vers les centres urbains. » Or le changement climatique en cours, écrivent les chercheurs, triple le risque de sécheresses sévères et persistantes dans le Croissant fertile.
En Syrie, ce sont ainsi près d’un million de personnes, touchées par l’insécurité alimentaire, qui ont quitté leurs terres. « Un exode rural qui a contribué à faire basculer le pays dans le conflit », souligne Monique Barbut qui observe qu’au Nigéria et en Mésopotamie, Boko Haram et l’Etat islmatique (EI, ou Daech selon l’acronyme arabe) exploitent ce type de situation. « Daech a confisqué des ressources en eau rares pour accroître son pouvoir et son influence. »
Raréfaction de l’eau et des terres agricoles
Dans les années à venir, le changement climatique conduira à une dégradation des terres et à une raréfaction des ressources en eau. Les terres agricoles disponibles pourraient diminuer fortement d’ici à 2050, quand l’écart entre les besoins en eau et les ressources disponibles pourrait atteindre 40 % dans les deux prochaines décennies. « Quand il ne reste plus rien, les personnes désespérées cherchent une autre voie, observe Monique Barbut. La migration est la plus évidente. » Et de souligner : d’ici à 2020, 60 millions de personnes pourraient migrer des parties dégradées de l’Afrique sub-saharienne vers l’Afrique du Nord et l’Europe.
« La difficulté croissante à trouver de l’eau, des pâturages verts obligent à parcourir davantage de kilomètres, témoigne Hindou Oumarou Ibrahim, coordinatrice de l’Association des femmes peules autochtones du Tchad. C’est une grande source de conflit. La disparition en dix ans de 80 % de l’eau du lac Tchad a provoqué de terribles tensions entre les fermiers venus du Nord du Nigeria et les éleveurs qui traditionnellement vivent autour du lac. »
La question climatique devrait être un facteur majeur de déstabilisation et de migrations dans le siècle en cours. Mais, rappelle François Gemenne, « il ne faut pas non plus verser dans le déterminisme climatique car les choix politiques jouent bien sûr un rôle majeur dans la survenue des crises ». « Cependant, il est inquiétant de voir la réaction de panique que provoque en Europe la situation actuelle, conclut le chercheur. Il semble qu’on ne réalise pas encore son caractère profondément structurel. »
Laetitia Van Eeckhout
Journaliste au Monde
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde