Dans les années 1960 au collège, des curés revenaient du Brésil pour nous raconter la misère, la faim et l’exploitation. Les Jésuites étaient bien connectés, y compris dans ce qui était en train de devenir un secteur catholique de gauche bien articulé. Ce qui m’avait frappé dans leur discours, c’était aussi qu’ils parlaient de la résistance, celle des paysans notamment.
À l’époque, un atroce régime militaire, appuyé à 200% par le Canada et les États-Unis, semait la terreur. On tuait, on torturait, on emprisonnait en toute impunité pendant que les multinationales comme la canadienne Brascan, faisaient des affaires d’or. Comme un peu partout en Amérique latine et dans les Caraïbes, la « pax americana » avec ses larbins canadiens s’imposait, mais pas sans heurts. Des jeunes Brésiliens mettaient en place des groupes de guérilla comme l’« Action de libération nationale » ou le « Commando de libération nationale », auquel une certaine Dilma Rousseff appartenait.
À cette époque, plusieurs militant-es de gauche ont commencé à s’intéresser à l’Amérique latine, certains suivant le chemin tracé par les missionnaires des années précédentes. On s’intéressait aux exploits des mouvements de résistance. Dans le sous-sol de la Librairie progressiste, on imprimait les écrits du brésilien Carlos Marighella, également les textes des Tupamaros (Uruguay), du MIR (Chili), du Front sandiniste de libération nationale (Nicaragua). Pour la majorité de ma génération militante, ces actions de résistance étaient légitimes. Il fallait tenir tête aux gorilles. Il fallait se défendre les armes à la main contre une bande de voyous assassins. Pour nous, ceux et celles que les pouvoirs appelaient des « terroristes » étaient des héros. Franchement, 50 ans plus tard, je pense exactement la même chose aujourd’hui.
Plus tard avec le Chili populaire (1970-73), notre attention s’est tournée vers la formidable expérience d’organisation sociale qui a mené des millions de Chilien-nes à prendre leur sort en mains. Cette aventure de la solidarité, magnifiquement racontée par Yves Laneuville (son texte paraîtra dans la prochaine édition des Nouveaux Cahiers du socialisme en août), a fait en sorte que nous avons été des centaines à aller à leur rencontre à Santiago où se trouvaient d’ailleurs de nombreux réfugiés politiques brésiliens. Quand le coup d’état est survenu, encore là avec l’appui des États-Unis et du Canada, un très grand mouvement de solidarité, sous l’égide du Comité Québec-Chili, s’est levé au Québec pour aider nos camarades latino-américains (Chili, Argentine, Uruguay, Brésil, etc.) à survivre.
Dans les années 1980, le vent a recommencé à tourner. Au Brésil, les communautés chrétiennes progressistes qui avaient tenu le coup se sont alliées à un jeune mouvement syndical qui prenait forme dans les grandes usines du sud, d’où est né le Parti des travailleurs (PT). Ce parti nous semblait très attrayant, avec ses luttes de masses, son insistance sur la démocratie, et son appel à construire un projet qui ne serait ni social-démocrate, ni marxiste-léniniste.
C’est à cette époque sous l’égide d’Alternatives que j’ai eu l’incroyable privilège de côtoyer le « laboratoire » brésilien. Nous avons alors entrepris, en collaboration avec la CSN, de construire un nouveau réseau avec les syndicats regroupés dans la CUT, avec le Mouvement des sans-terres (fortement appuyé par les catholiques de Développement et Paix) et également, avec le PT. En 1989 lorsqu’une première percée est survenue avec l’élection de mairies progressistes dans plusieurs villes dont Porto Alegre, des délégations ont été organisées pour rencontrer nos camarades. À Montréal et Québec, des rencontres regroupant plusieurs centaines de personnes ont eu lieu, y compris une grande conférence pour recevoir Lula lui-même en 1996. Comme Alternatives s‘occupait aussi de faire pression sur le gouvernement fédéral, nous avons accompagné Lula à Ottawa, mais personne n’a daigné nous recevoir à part quelques fonctionnaires courageux qui l’ont fait presque en cachette.
À la fin des années 1990, avec des Brésiliens, des Chiliens, des Mexicains, des Argentins, des Canadiens, des Américains et d’autres, une coalition s’est mise en place pour faire face au projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques, qui était pour Washington et Ottawa un moyen d’enrayer la poussée progressiste. En avril 2001, grâce à la concertation du Réseau québécois sur l’intégration des Amériques, nous étions plusieurs dizaines de milliers à dire basta à ce projet. Quelques mois plus tard, des manifestations éclataient partout à Sao Paulo, Buenos Aires, Mexico, Santiago et finalement, le projet a été enterré.
Quand Lula a été élu en 2002, nous avons bien fêté, y compris sur l’esplanade en face du Planalto (palais présidentiel), dans la capitale Brasilia, où le délégué d’Alternatives, l’avocat Georges Lebel, avait été invité avec quelques centaines de camarades internationaux et internationalistes.
Parallèlement, nous nous sommes engagés dans l’élaboration du Forum social mondial, un projet au départ essentiellement brésilien, mais auquel ont collaboré activement plusieurs mouvements du Québec et de la France. Lors du deuxième FSM à Porto Alegre en 2002, 50 000 personnes ont été accueillies par Lula. Parallèlement, des tas de projets se sont construits entre organisations et institutions brésiliennes et québécoises dans divers domaines : démocratisation urbaine (dans le sillon des projets brésiliens de « budget participatif »), renforcement des mouvements populaires (entre la CSN et la CUT, notamment), éducation populaire dans les favellas (bidonvilles), et, toujours d’une manière constante, en soutien au MST, lequel multipliait ses efforts pour réclamer de Lula une vaste réforme agraire (ce que le président n’a pas fait finalement), etc.
Dans le cadre du FSM et dans le contexte de relations bilatérales, des liens étroits ont été tissés avec des personnalités brésiliennes de premier plan, dont Marco Aurelio Garcia (adjoint de Lula), Raul Pont (maire de Porto Alegre), Miguel Rossetto (ministre du développement rural), Marina Silva (ministre de l’environnement), Joao Pedro Stedile (porte-parole du MST). Tout au long de la décennie, ceux-ci et bien d’autres camarades sont venus au Québec plusieurs fois pour développer une galaxie de projets avec leurs partenaires dont la CSN, Alternatives, Développement et Paix et bien d’autres.
Comme plusieurs de nos amis brésiliens, nous n’étions pas naïfs. Nous savions bien que le Brésil démocratisé ne pourrait pas continuer la marche vers l’émancipation sans de nombreux heurts. Nous connaissons les problèmes, pour ne pas dire les défaillances, du projet de Lula, ce qui est devenu plus apparent à la fin de son deuxième mandat (2010) et au début de celui de Dilma. Très majoritairement, les mouvements populaires appuyaient alors le PT, tant au niveau national qu’au niveau local, mais ils avaient en même temps de fortes critiques. On trouvait que la gestion économique, par exemple, était trop timide et que le projet de Lula, qui voulait contenter tout le monde, des paysans sans terre aux spéculateurs de Sao Paulo, ne pouvait pas tenir la route. On s’inquiétait de la remise à plus tard de la nécessaire réforme agraire et de la croissance sans précédent de l’agrobusiness anti-paysan et destructeur de l’environnement. D’autres camarades brésiliens comme le théologien de gauche Frei Betto et l’altermondialiste Chico Whitaker ont alors dit tout ce que plusieurs pensaient, à l’effet que l’exercice du pouvoir avait miné les bases démocratiques et éthiques du PT. On ne pouvait plus ignorer les manigances, les fausses alliances et la distribution des privilèges qui se développaient un peu partout.
Entre-temps, la solidarité québécoise avec le Brésil s’est perpétuée à travers des projets et des liens de coopération, notamment avec le MST. Chaque année, plusieurs dizaines de jeunes partent donner un coup de main dans les campements des sans terre. Un véritable réseau des « amis du MST » anime un vaste travail d’éducation populaire.
En 2014 quand ont surgi des manifestations populaires contre les politiques économiques de Dilma (augmentation des frais de transport), nous avons constaté que le rapport entre le PT et les couches populaires était en train de se disloquer. Malgré les promesses de Dilma, le gouvernement a maintenu le cap en tentant, vainement, d’apaiser le soif de revanche du 1% brésilien qui a finalement décidé de se lancer dans une bataille à finir, ce qui vient d’aboutir à la destitution de la présidente.
Nos amis brésiliens, dans les organisations syndicales, paysannes, communautaires, ont tous pris la défense de la présidente parce que, simplement, le retour de la droite au pouvoir constitue un véritable coup d‘Etat « constitutionnel ». Le but d’ailleurs avoué et explicite est de renverser le pouvoir démocratique et populaire qui a émergé dans les années 1990 et de, ni plus ni moins, « remettre les pauvres à leur place », c’est-à-dire dans la misère et la marginalisation. Il est déjà évident en effet que le nouveau gouvernement, qui compte un nombre invraisemblable de bandits, d’affairistes et de voyous, ira dans le sens de la confrontation. Il cherchera à liquider le PT d’une part, et à criminaliser les syndicats et le MST.
D’autre part, le bandit Michel Temer (nouveau président) s’alignera fermement derrière les États-Unis pour reconstituer, d’une manière ou d’une autre, le délirant projet d’une « intégration » continentale qui sera en fin de compte la subordination. Il coupera les liens avec les pays latino-américains qui résistent, comme la Bolivie, le Venezuela, Cuba.
Des imbéciles malhonnêtes, qui sont malheureusement si nombreux dans nos médias, parlent du renversement « démocratique » d’une présidente défaillante. Ils ne disent pas qui sont derrière ce coup. Ils ne disent pas que les manifestations anti-Dilma sont surtout composées de gens de la classes moyenne et des groupes privilégiés, surtout urbains et blancs. Ils mentionnent à peine que les accusations de corruption et de malgestion dirigées contre Dilma et le PT sont orchestrées pour amoindrir le rôle des partis de droite et du 1% dans ce système pourri qui s’appelle le capitalisme brésilien.
Alors nous, qu’est-ce qu’on va faire ? Eh bien, on va faire ce qu’on a toujours fait : travailler et se tenir debout avec nos partenaires brésiliens qui, de toute évidence, s’apprêtent à passer à travers une très dure tempête. Ce sont eux qui trouveront le moyen de réinventer leur chemin vers l’émancipation, avec ou sans le PT. Au Brésil, ils sont des millions. Dans le monde, il y a d’autres millions d’indignés et de carrés rouges qui savent très bien ce qui se passe. Oaissera pas faire.
Pierre Beaudet