Jérusalem,
Avril 2016,
Houria,
Je suis actuellement à Jérusalem où je peux enfin confronter la réalité à la théorie d’un apartheid palestinien en Israël, tel qu’ont pu le connaître les Sud-Africains sur leur territoire. L’idée de la comparaison me trottait dans la tête depuis longtemps. Et surtout depuis que j’avais bouclé mes travaux sur l’identification d’un masculinisme d’État en Afrique du Sud et sur son lien avec les dominations : de classe, de race, de sexe. Les similitudes mais aussi les singularités sont frappantes. Tu seras peut-être contente d’apprendre qu’hier soir j’étais invitée à dîner chez Lea Tsemel et Michel Warschawski, qui comme la dernière fois, il y a trente-trois ans, m’ont réservé un accueil inoubliable. Au fur et à mesure de nos débats, j’ai rajeuni autant que je me suis effondrée. Depuis 1983, peu après Sabra et Chatila, l’« oppression », comme tu aimes la nommer, n’a pratiquement pas changé. La police, l’armée israélienne, continuent de frapper les Palestiniens tous les jours. Et Lea poursuit son travail quotidien de défense des droits des Palestiniens dans les Tribunaux militaires israéliens, à Gaza, à Ramallah, … Elle continue également à se réunir tous les dimanches avec son groupe mixte de femmes. Les deux militants antisionistes m’ont expliqué que, avec l’intifada, la colonisation s’est renforcée, les murs se sont montés et avec eux des mouvements d’Israéliens contre leur régime autoritaire. « Un début », s’accorde le couple. « Il reste beaucoup à faire ». Le changement le plus frappant vient du côté palestinien. Avec l’échange des prisonniers en 1985 et les accords d’Oslo en 1993, le mouvement nationaliste palestinien s’est transformé : les militants n’ont plus de perspective sociale. D’après Léa, ce qui les motive aujourd’hui, est soit un « nationalisme étroit », soit la religion. Cette option se traduit par une radicalisation du langage. Elle m’explique : « Naguère, ceux qui venaient me consulter à Jérusalem parlaient de “soldats” ou de “colons”, mais maintenant ils n’emploient plus ces mots : ils disent carrément Elyahud (les juifs) : “Les juifs m’ont confisqué ma carte d’identité”, “les juifs m’ont frappé”, “les juifs ont détruit…”. Que l’État d’Israël devienne ainsi le représentant de tous les juifs du monde me terrifie, car tous les juifs vont se voir accoler l’image de soldats, de policiers et de colons… ». Le glissement s’opère lentement mais sûrement, de l’humanisme à la militarisation, de la politisation des luttes aux croisades. C’est triste. Et Lea et Michel, les « défenseurs des terroristes », les habitués des prisons israéliennes, les anticapitalistes, anticolonialistes, révolutionnaires, savent de quoi ils parlent.
Quand je suis rentrée chez moi, j’ai immédiatement pensé à toi. J’ai en effet appris que tu avais sorti un livre : « Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire ». Même si je n’y ai pas accès ici, tu comprendras aisément pourquoi, j’ai pu consulter sur le Web quelques critiques. Certaines sont plutôt laudatives, d’autres plus violentes. Je sais que tu en as l’habitude. Tu es blindée. D’ailleurs, j’ai également visionné des entretiens que tu as accordés et j’ai pu voir à quel point tu sais garder ton style séduisant, dégagé, épargné par les retours de bâton. Tu aimes jouer la provocatrice et tu savoures les échanges que ta rhétorique crée. Ça te stimule. Ton masque, toujours impeccable, ne trahit aucune haine, à peine du mépris pour ces interlocuteurs, qui sont en fait les seuls qui t’intéressent : ceux que tu appelles « les Blancs ». Et désormais « les Juifs ». Hommes et femmes, et en particulier féministes. Habitée par ta mission idéologique puissante, tu gardes le regard clair, droit, assuré. Tu tiens à leur faire la leçon. D’ailleurs, avec la der de ton bouquin on ne s’y trompe pas : « Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je partage l’angoisse de Gramsci : “le vieux monde se meurt. Le nouveau est long à apparaître et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres”. Le monstre fasciste, né des entrailles de la modernité occidentale. D’où ma question : qu’offrir aux Blancs en échange de leur déclin et des guerres qu’il annonce ? Une seule réponse : la paix. Un seul moyen : l’amour révolutionnaire. » Tu as donc la recette pour sortir du déclin et, généreuse comme tu sais l’être, tu entends la partager, au nom d’un « nous » dont toi seule connais la définition.
La dernière fois que nous avons échangé sur ce « nous » et ces « Blancs », je te conseillais de faire attention aux amalgames, aux confusions dans les termes, notamment entre domination et oppression, et à l’usage que tu fais des concepts clés en main comme la « décolonisation du féminisme », la « blanchité », le « sionisme », le « colonialisme », en les plaquant le plus souvent sur la situation française, sans les contextualiser, sans les situer. Tu m’as répondu avec un large sourire que tout cela t’était égal car tu n’es pas universitaire. Tu fais juste de la politique. Antonymique, selon toi. Les nuances… pas trop ton truc. Nous étions à Tanger en décembre 2013, pour des Rencontres sur les Féminismes dans le monde. Tu avais proposé une contribution, non académique donc. C’est aussi dans ton habitude d’intervenir, sur invitation, dans des colloques scientifiques partout dans le monde. Tu aimes tant prêcher la bonne parole indigène. À ce propos, en ce jour de décembre 2013, alors que nous étions à la tribune et que j’animais les débats, un jeune homme, au visage bien blanc, voire physiologiquement gris vert, les yeux clairs, assis dans l’audience, t’a posé une question sur le cadre théorique que tu revendiques implicitement à savoir le matérialisme (de Christine Delphy). Tu lui as répondu d’un ton cinglant, évitant prudemment toute théorisation mais introduisant une vacherie au titre d’explication de texte : « jamais je ne me marierai avec un mec comme vous, car vous êtes un Blanc ». Ce que tu ne savais pas, que tu ne sais toujours pas, car cela ne t’intéresse pas, c’est que ce « mec » était kabyle. Un membre de ton « nous » non ?
Car qui est le « nous » que tu évoques ? J’ai lu ta table des matières. Si je ne me trompe pas, on compte six chapitres : « Fusillez Sartre », « Vous, les Blancs », « Vous, les Juifs », « Nous, les Femmes indigènes », « Nous, les indigènes », « Allahou akbar ! ». Tu opposes un « nous », « femmes indigènes » et plus généralement « indigènes », à un « vous », les « Blancs », les « Juifs ». Trois groupes/catégories uniques et étanches qui composeraient donc l’humanité aujourd’hui. Comme Thomas Sankara en son temps, en utilisant le « nous » des « indigènes », à la place du « je » – tu emploies pourtant ce pronom quand tu te mets en situation de professeure de l’école de pensée révolutionnaire post-moderne –, tu annonces que tu fais parti intégrante de ce « peuple » que formerait « les indigènes ». Tu galvanises une énergie autour d’un idéal-type, ce « peuple » des « indigènes ». Je ne vais pas ici te discuter la propriété de la troisième catégorie – les indigènes – moi, la fille d’indigène de la République, mais plutôt cet usage du pronom personnel pluriel. Tu utilises le « nous » afin de prouver l’importance que tu accordes à vouloir unifier des personnes autour d’un « élan », antiraciste, anticolonialiste, forcément juste, homogène, que tu incarnerais. Toi, l’Algérienne, fille de parents modestes, comme tu aimes à le répéter. En fait, tu n’exprimes jamais d’opinion personnelle. Tu énonces des vérités, que tu veux universelles, nécessaires. Des nouveaux savoirs à faire passer aux « dominants », les racistes, les féministes blanches, de France essentiellement, qui maltraitent les personnes de « ta communauté ». Tu exprimes des dogmes tout simplement. En cela, ta démarche est contreproductive. Tu t’éloignes, dans chaque discours, dans chaque texte, un peu plus de la liberté, de penser et d’agir. Tu imites ceux qui te contrôlent – les dominants, ceux dont tu te sens la « victime » – et tu contrôles à ton tour – les indigènes dont tu t’es faite porte-parole. Leur parole est kidnappée par toi et la tienne est sertie de certitudes dont tu n’as plus la maîtrise. Ces certitudes aliènent ceux dont tu revendiques la représentation, par le simple fait qu’on ne les entend pas, qu’ils n’ont pas la parole.
Par ailleurs, tu hiérarchises « la race » par rapport au genre, une valeur blanche, et tu relègues les luttes féministes loin derrière les luttes antiracistes. Je comprends bien que tu veux enfoncer l’épine dans le pied de certaines féministes françaises, laïcardes, qui n’ont pas avalé, comme toi et moi, mais à l’inverse, l’affaire du voile. Tu empruntes alors certaines théories au black feminism, pour attirer l’attention sur le lien à établir entre l’histoire (l’esclavage, la colonisation), le contexte géopolitique et les mouvements sociaux qui se créent. Tu fais éventuellement écho à leurs analyses, mais seulement sur la question des hommes racisés pris comme des brutes, barbares… Tu n’évoques pas dans la mondialisation/occidentalisation, le rôle prépondérant de la subalternisation, attitude occidentale/européo-centrée qui consiste à apporter soutien-aide à des populations considérées comme démunies, sans savoirs propres… et le tout sans consultation. De la même façon, tu t’obstines à t’arrêter au phénomène réel de racialisation (construction sociale de la « race »). Tu réduis ainsi ton propos. L’oppression que tu décris, mais aussi l’aliénation, recoupent tous les champs qui traitent de la domination, c’est-à-dire les relations sociales hiérarchisées avec rapports d’obéissance d’un groupe sur un autre, dont bien évidemment les hommes sur les femmes.
Ainsi tu picores et surtout tu ne tires pas les leçons de beaucoup d’autres. Il y a plus de quarante ans Angela Davis écrivait déjà : « Nous étions beaucoup à ressentir qu’on nous demandait de choisir entre race ou genre, et nous voulions traiter les deux conjointement. Nous nous sentions marginalisées dans nos mouvements pour l’égalité raciale de même que nous le ressentions dans les mouvements l’égalité des sexes. Si les féministes blanches de classe moyennes avaient tendance à être racistes, beaucoup de stratégies antiracistes avaient tendance à être masculinistes ». Et elle ajoutait un « authentique mouvement de libération doit lutter contre toutes les formes de domination : l’homme noir ne peut se libérer s’il continue d’asservir sa femme et sa mère » [1]. Plus récemment, trente ans auparavant, en 1982, dans un recueil intitulé « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques unes à être courageuses », des militantes afro-américaines se sont évertuées à dénoncer et à lutter contre l’invisibilisation des femmes noires dans les mouvements antiracistes états-uniens. Elles ont souligné à quel point le « nous les femmes » du féminisme ne les englobe pas, de la même façon que le « nous les Noirs » les laisse de côté. En cela, elles ont renouvelé la théorie de la domination. Encore plus près, dans le milieu des années 2000, des Sud-Africaines, et là cela devient intéressant car les modèles nord ou sud-américains ne se plaquent plus spontanément sur les analyses qu’on peut faire de la situation française, écrivaient en prélude du Forum Social Mondial : « Les débats sur les priorité du féminisme africain en 2004 et 2005 ont porté sur l’approfondissement de l’analyse de la mondialisation, des fondamentalismes et du militarisme ». Étonnamment, tu empruntes peu ou jamais ces mots. J’ai bien peur que tu ne participes ainsi du modèle de masculinité hégémonique. Et là, franchement, tu t’éloignes de Gramsci [2]. Où se situe donc ton amour révolutionnaire ? Peut-être, au fond, dans ta cuisine.
Joelle
Joelle Palmieri, 12 avril 2016