Tournant le dos à son alliance avec Jean-Luc Mélenchon, la direction communiste veut justifier la démarche qui l’a conduite à accepter le jeu incertain d’une primaire à gauche. Son pari, cette fois, pourrait bien ne pas enthousiasmer les militants. En fait la période porte à des interrogations de long souffle.
1. Où en est le PCF ? Malgré une brève période de rémission, entre 1993 et 1998, il a connu un déclin électoral continu depuis la fin des années 1970. Il s’est amorcé d’abord dans les scrutins nationaux, puis dans les élections locales. Depuis 1973, la direction communiste s’interroge. Selon les moments, elle a nié la réalité du recul, puis elle a cherché des explications externes (l’anticommunisme, l’antisoviétisme), ou des raisons conjoncturelles (le vote utile), ou des causes organisationnelles (les militants n’ont pas assez bien appliqué la ligne politique).
En fait, elle n’a jamais vraiment su pourquoi le PC reculait car… elle n’a jamais compris pourquoi il avait autrefois progressé. Le parti communiste est devenu en France un parti de masse quand il a pu assumer trois fonctions en même temps : une fonction de représentation sociale (celle d’un groupe ouvrier en expansion qui a su se constituer en mouvement) ; une fonction utopique (l’incarnation au XXe siècle d’une espérance, celle de la « République sociale », dont rêvaient les sans-culottes et les communards) ; une fonction politique (la désignation d’une forme propulsive de rassemblement, plus dynamique que la seule « concentration des gauches » chères aux radicaux d’autrefois).
Or ces trois fonctions ont été bousculées par l’évolution sociopolitique des années d’après 1945. Faute de pouvoir les reformuler, par crainte de voir diluer son « identité », le PCF a érodé sa propre fonctionnalité et donc les bases de son utilité perçue. On dit parfois que le PCF s’est servi des ouvriers et que les ouvriers se sont servis de lui : à partir des années 1970, ils en ont de moins en moins éprouvé le besoin.
Cela a affecté sa composition sociale, ou du moins ce que l’on pense en savoir. Il semble acquis que le PC reste un parti féminisé, vieilli, dont les adhérents sont d’origine très populaire (deux tiers d’ouvriers et d’employés), à l’image de la population active française. Mais son encadrement n’a plus la texture prolétarienne qui était la sienne. Les formations sociales supérieures, les enseignants, les cadres de la fonction territoriale occupent une place dominante dans la hiérarchie interne du parti. En revanche, les ouvriers et les employés ne comptent plus que pour un quart, alors qu’ils étaient majoritaires jusqu’au début des années 1990. Quant à l’organisation locale du PC dans l’espace du travail (la cellule d’entreprise), elle a progressé dans les années 1960, puis s’affaisse continument depuis 1975. Le recul et la déprolétarisation n’ont donc pas commencé avec la « mutation », mais à l’époque même de Georges Marchais. Même la phase de rétraction qui suit 1984, avec le retour partiel à une phraséologie plus « ouvriériste », n’a pas interrompu le mouvement
2. En nombre de cartes officiellement placées auprès des adhérents, le maximum pour toute l’histoire du PC a été atteint en 1978 (près de 570 000 adhérents recensés par les sources internes alors non publiées). Depuis cette date, les effectifs n’ont cessé de baisser. Depuis quelque temps, la direction annonce un effectif théorique de 120 à 130 000 cartes remises aux adhérents. Des sondages partiels, au niveau de quelques fédérations départementales, laissent entendre que la réalité est au-dessous de ce chiffre. Et de toute manière, il ne s’agit là que des cartes « placées ». Les cotisants (qui ont un rapport à l’organisation plus soutenu que le simple adhérent) seraient moins de 65 000 (en attendant des chiffres plus récents) et la participation aux consultations nationales internes des dernières années a varié entre 60 et 34 000 (en 2012, avant le précédent congrès).
Incontestablement, cela suffit à faire du PC la principale force militante de la gauche de gauche. Dans les manifestations, il a encore les effectifs les plus fournis et les plus visibles des organisations politiques présentes. Mais l’efficacité politique du militantisme n’est plus la même. Bien sûr, une large part de ce tassement s’explique par le discrédit général des partis. Ils apparaissent comme trop institutionnels, trop axés sur des questions de pouvoir, trop refermés sur eux-mêmes et sur leurs propres intérêts partisans. Leurs fonctions majeures sont souvent assumées par d’autres : le communicant a pris le pas sur le propagandiste, l’éducation populaire passe par d’autres réseaux, la sélection des candidatures peut elle-même se faire par d’autres procédures, « primaires » ou « votations citoyennes ». Globalement, les partis semblent ne pas accorder assez d’importance aux individus, en tout cas quand ceux-ci ne disposent pas des ressources personnelles pour se faire valoir.
En bref, une formule a le mérite de dire de façon ramassée le constat le plus répandu : la « forme parti » est obsolète. Cela ne signifie pas que l’organisation politique n’a plus de place ni de sens, mais que la forme verticale, hiérarchique et exclusive que l’histoire lui a donnée au départ ne correspond plus aux conditions modernes de l’élaboration, de la décision, de l’application et de l’évaluation des choix. Or force est de constater que le parti communiste a été le prototype par excellence du parti politique moderne. Un étudiant en science politique étudiant l’organisation des partis disposait naguère, comme modèle type idéal, de l’organigramme d’un parti communiste. Est-il dès lors étonnant que ce « modèle », si souvent décrié, parfois envié et toujours imité, ait pâti tout particulièrement de l’évolution des dernières décennies ?
3. Le discrédit du soviétisme a longtemps laissé entendre que, dans l’intitulé « parti communiste », le second terme, « communiste », était le plus discriminant. Il est vrai que les PC ont partout souffert de ce qu’ils ont trop longtemps établi un signe d’équivalence entre le soviétisme et le communisme. Mais, en sens inverse, nous sommes à un moment où le paradigme du « commun » revient sur le devant de la scène publique. Or cela ne suffit pas à relancer le terme historique ancien et à redynamiser ceux qui en font la base de leur identification.
On peut donc légitimement se demander si, contrairement aux apparences, le problème principal se trouve, moins dans le second terme (« communiste ») que dans le premier (« parti »). En finissant par accorder plus d’importance au parti qu’au communisme, en s’auto-persuadant que le communisme ne voulait rien dire s’il ne se constituait pas en « parti politique », on s’est habitué peu à peu à confondre le communisme et le parti communiste. Ce faisant, on a oublié que, quand Marx et Engels écrivait leur Manifeste du parti communiste, ils ne se référaient pas à une « forme parti » qui… n’existait pas encore.
Quand se déploie la crise, non seulement du parti, mais de la politique en général, le temps est sans doute venu de dissocier plus radicalement la finalité et l’instrument, le communisme et le modèle classique de parti qui est censé le faire vivre dans l’espace politique, institutionnel et extra-institutionnel. Le communisme a besoin d’exister dans l’espace politique ; rien ne dit que pour cela il a aujourd’hui besoin de se constituer en parti politique séparé.
4. Il existe en France, depuis plus de deux siècles, un courant plébéien, démocratique et révolutionnaire. C’est principalement par son intermédiaire que les « catégories populaires » dispersées se sont hissées au rang de « peuple politique ». Or le PCF en a été l’expression politique majeure pendant une grande part du XXe siècle. Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, ce fut un fait. Mais, justement, nous n’en sommes plus là désormais. Le courant critique est aujourd’hui plus divers, plus complexe qu’autrefois. C’est une chance : qui dit diversité dit élargissement. C’est aussi une source de difficulté : qui dit diversité dit problème de cohérence.
Jean-Luc Mélenchon a assorti sa proposition de candidature de l’idée que la campagne électorale de 2017 pouvait être le point de départ d’un « mouvement ». On peut discuter l’opportunité de son propos et la méthode retenue d’un processus que l’on ne doit pas au demeurant sous-estimer (plus de 90 000 soutiens, ce n’est pas rien…). Il reste que l’on aura du mal à discréditer l’intuition qui est à la base de son action : il y besoin de « mouvement » à la gauche de l’échiquier politique.
Réfléchissons bien sur le passé. Le communisme français d’hier était d’autant plus fort qu’il n’était pas qu’un parti politique. Il constituait une vaste galaxie raccordant de l’action partisane, syndicale, associative, culturelle et municipale. Il le faisait de manière souvent directive, en subordonnant l’ensemble des activités qu’il contrôlait au parti, selon un modèle qui fut aussi celui de la social-démocratie européenne. Mais, d’une certaine façon, il était lui-même un véritable « mouvement ». Il ne l’est plus du tout aujourd’hui. Sans doute parce qu’aucun parti politique, quel qu’il soit, ne peut plus et ne doit plus aspirer à jouer ce rôle.
Et on ne règlera pas le problème en se disant que, peut-être, un ensemble de partis peut réaliser ce qu’un seul ne peut faire. Que fut dès son origine le Front de gauche ? Un cartel de partis. Or, s’il sut créer une belle dynamique, jusqu’en 2012, il n’est pas parvenu pour autant à être un mouvement.
En fait, il y a dans le cartel partisan un double handicap. Dès l’instant tout d’abord où le cartel relie des partis de dimension et d’impact différents, il ouvre vers des conflits d’hégémonie : qui dispose du plus grand nombre d’instruments et de signes du pouvoir et de l’influence ? Par ailleurs, en privilégiant la forme partisane, il présuppose qu’il est lieu principal où s’opèrent l’animation et la maîtrise absolue du champ politique. Dès lors, il est difficile d’empêcher qu’il ne finisse peu à peu, soit par s’enfermer dans la conviction qu’il a le monopole de l’action politique (les autres organisations, non partisanes, sont réduites au rang de forces d’appoint), soit qu’il en vienne à subordonner toutes les autres formes à ses capacités d’orientation politique. Le social, le culturel et le politique ne sont plus alors articulés : les deux premiers sont subordonnés au troisième. Or, très vite, la subordination nourrit le désir d’éloignement ; elle pousse de fait à la séparation. On a perdu en articulation du social et du politique ce que l’on a gagné en autonomie du social… C’est ce qui est advenu historiquement à la sphère française du communisme.
Auquel cas, le problème du parti communiste n’est pas seulement un problème de forme ou de statuts, mais un problème fonctionnel, dans une réalité où l’économique, le social, le culturel et le politique interfèrent les uns sur les autres comme jamais. Le libéralisme a réglé la façon à sa manière : le politique doit laisser la main à l’économique. Si l’on ne se résout pas à cette « fatalité », et si l’on ne veut pas substituer l’État au marché, que fait-on ? Si le parti politique ne peut plus avoir le monopole de l’organisation politique, comment parvenir à un « mouvement » qui ne soit pas un parti ou une simple coalition de partis ?
Il faut se convaincre de la nécessité d’un « mouvement » qui fasse, de toutes les démarches critiques déployées dans la société, une « force » politique. De ce point de vue, le cartel vaut certes toujours mieux que l’isolement ; mais il ne suffit pas. La régulation verticale (la hiérarchie) ne convient plus. La régulation horizontale (le réseau, le rhizome) ne veut pas dire grand-chose : dans le réseau, il y a des nœuds plus importants que d’autres et il peut y avoir des pilotes. Le monopole partisan et l’hégémonie d’un parti peuvent sortir par la porte et rentrer par la fenêtre. À partir du moment où chaque courant (communiste, socialiste, décroissant, écologiste, autogestionnaire, féministe…) se constitue en parti séparé, le risque est immense que s’installe une double évolution : chaque parti finit par se considérer en lui-même comme une fin et non comme un moyen ; il finit par tout faire pour assurer son hégémonie sur le « mouvement.
5. J’ai dès lors envie, moi qui me dis communiste, de poser deux questions à celles et ceux qui sont encore membres du PC.
• On peut très bien considérer que le communisme politique reste d’actualité. C’est en tout cas mon cas. Dois-je pour autant penser qu’il ne peut fonctionner que s’il se constitue en organisation politique séparée, quitte à penser ensuite son alliance avec d’autres ?
• On peut croire à la pertinence d’un projet et d’un parti pris de type communiste. On peut en même temps juger qu’ils seront plus utiles et plus expansifs dans un mouvement composite, qui ne serait ni communiste, ni socialiste, ni écologiste, ni… tout autre terme que l’on souhaitera y ajouter. D’une manière ou d’une autre, la crise atteint toutes les variantes sans exception de l’alternative et de la critique. Sous des formes multiples, elle touche à la fois le PC, les Verts et l’extrême gauche. N’est-ce pas l’indice qu’il y a, dans la séparation organisationnelle de ces courants, la source principale d’une obsolescence, que le courant en question soit récent (l’écologie politique) ou qu’il ait sur ses épaules le poids de deux siècles (les souches diverses du communisme) ?
S’imaginer qu’il faut fusionner toutes les sensibilités pour n’en faire qu’une seule n’est ni possible ni souhaitable. Est-ce une raison pour les enfermer dans des identités closes, dont le parti protège jalousement la clôture ? L’angoisse de la diversité perdue ne s’apaise-t-elle que dans la séparation ? L’originalité du mouvement contemporain de la critique sociale, du défilé de rue à la Nuit debout, rend plus urgent que jamais l’essai de réponse à ces questions.
Roger Martelli