« Ah type maghrébin vous voulez dire. » Dans Histoire de la violence [1], le second roman d’Édouard Louis, lorsque le narrateur décrit Reda, son violeur, le policier qui recueille la plainte manifeste une forme de reconnaissance : « Il triomphait, il était, je ne dirais pas très heureux, j’exagérerais, mais il souriait, il jubilait comme si j’avais admis quelque chose qu’il voulait me faire dire depuis mon arrivée, comme si je lui avais enfin apporté la preuve qu’il vivait du côté de la vérité depuis toujours, il répétait : “type maghrébin, type maghrébin”, et entre deux phrases il redisait : “type maghrébin, type maghrébin”. »
Le culturalisme contre l’explication sociologique
C’est la même reconnaissance qui s’est fait entendre, en France et en Europe, après la vague d’agressions contre des femmes dans la foule du Nouvel An, à Cologne et ailleurs : « des Arabes, ce sont des Arabes ! » La réalité semblait faite pour confirmer les stéréotypes : « on vous l’avait bien dit ! » Qu’il s’agisse de Syriens, comme on l’a cru d’abord, ou de Maghrébins, comme on l’a su ensuite, peu importe. Le fait prenait valeur d’explication : si des Arabes commettent des violences sexistes, c’est parce qu’ils sont arabes. La preuve ? Ils agissent en bande. Ou encore : c’est parce qu’ils sont musulmans. Et qu’importe si ces brutes étaient imbibées d’alcool : l’islam, vous dis-je.
Arabe ou musulman, les deux registres se confondent volontiers : c’est le cas dans une tribune de Kamel Daoud [2], publiée par plusieurs journaux européens, qui a suscité la controverse [3]. Certes, son interprétation en termes de « misère sexuelle dans le monde arabo-musulman » récuse d’emblée les « fantasmes » de l’extrême droite, mais c’est pour mieux s’en prendre à « l’angélisme » occidental (qui ne paraît pourtant pas dicter les politiques d’asile européennes) : « On voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme. »
Loin de réduire sa différence culturelle, la migration ne ferait que la durcir. En effet, « sa culture est ce qui lui reste face au déracinement et au choc des nouvelles terres. » Dans le New York Times [4], Kamel Daoud enfonce le clou : avec l’immigration, l’exotisme orientaliste à distance cèderait la place à « une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident ». L’argument résonne avec celui de la féministe allemande Alice Schwarzer, connue pour sa critique d’un antiracisme qu’elle juge « politiquement correct » : nier l’échec de l’intégration serait faire preuve d’une « fausse tolérance » [5].
Mais la charge de l’écrivain algérien, à l’adresse d’un public « occidental », repose quant à elle sur un paradoxe familier : s’il peut dénoncer le « piège culturel », c’est que lui-même a su y échapper ; en même temps, c’est parce qu’il appartient à cette culture qu’il est légitime pour la dénoncer. En tout cas, les commentateurs ne s’y sont pas trompés : de l’intérieur ou de l’extérieur, il s’agit bien de culturalisme. Aussi n’ont-ils pas manqué de rappeler l’essai d’Hugues Lagrange qui a fait polémique en 2010, au lendemain du discours de Grenoble, contre Le déni des cultures dans les sciences sociales. Et les protestations de chercheurs contre les « clichés orientalistes » de Kamel Daoud [6] n’ont fait que redoubler les sarcasmes médiatiques contre « la confrérie des sociologues » [7].
Il n’est pas surprenant que le Premier ministre français, qui a utilisé ce même lexique de la « confrontation » culturelle à propos des Roms, intervienne dans la controverse pour soutenir l’écrivain contre ses détracteurs : « Ce que demande Kamel Daoud, c’est qu’on ne nie pas la pesanteur des réalités politiques et religieuses ; que l’on ait les yeux ouverts sur ces forces qui retiennent l’émancipation des individus ». Or, il convient de le rappeler, c’est le même homme politique qui, contre les sciences sociales, n’a cessé de marteler la formule de Nicolas Sarkozy : « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Manuel Valls serait-il en train de se contredire ? Il tente aujourd’hui d’ébaucher un subtil distinguo : « il faut bien sûr chercher à comprendre, ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication. » Mais qu’importe la cohérence : si le Premier ministre rejette avec force l’explication sociologique, c’est pour lui substituer une interprétation culturaliste.
Quel est l’enjeu de cette… distinction ? Pour comprendre le monde, la sociologie critique invite à rompre avec les fausses évidences du sens commun : pour expliquer les traits culturels sans verser dans l’essentialisme, elle met l’accent sur leurs transformations historiques. Le culturalisme, au contraire, se donne la culture comme explication intemporelle. C’est la revanche du bon sens : contre la rationalité scientifique, il donne raison au café du Commerce. Les sciences sociales sont accusées de ne rien comprendre à la société. Pis encore : les sociologues [8] se voient traités d’« idiots utiles » de « l’islamo-fascisme ». C’est qu’ils rejettent les amalgames culturalistes en soulevant une question simple : pour condamner des délinquants, est-il juste, ou utile, de stigmatiser tout un groupe social, comme si les méfaits d’individus impliquaient une responsabilité collective ?
Ce culturalisme est d’autant plus inconséquent qu’on le réserve aux autres. Il ne nous vient pas à l’idée de parler de la culture franco-chrétienne de « nos » harceleurs et de « nos » violeurs, même en bande. Quand des militaires de l’opération Sangaris sont accusés de viols perpétrés sur des enfants en Centrafrique et de bestialité imposée à des jeunes filles [9], qui incrimine la culture française, alors même qu’il s’agit de l’armée nationale ? Qui dénonce un « piège de la culture occidentale » ? Il semble que seules les « tournantes » soient interprétées en termes culturels, comme si, hors des « banlieues », les viols en réunion relevaient de logiques purement individuelles.
Au contraire du culturalisme, lorsque le féminisme dénonce la « culture du viol », c’est pour parler de « nous », soit de « nous tous » et non pas d’« eux » seulement – par exemple, aux États-Unis, avec le « date rape » [10], dans les fraternités blanches des campus. On sait en effet qu’aucune culture n’a le monopole des agressions sexuelles : en Allemagne même, l’Oktoberfest [11] s’avère très dangereuse pour les femmes, comme en France les fêtes de Bayonne [12]. Or qui s’en soucie d’habitude ? Depuis des décennies, militantes et chercheuses nous appellent à appréhender la violence sexuelle comme un rapport de pouvoir qui travaille les sociétés – les « nôtres » et pas uniquement les « autres ».
Géopolitique sexuelle
Mais il y a plus. Le problème du culturalisme, c’est qu’en nous donnant l’illusion de comprendre, il nous en empêche. « Type maghrébin » : pas besoin de chercher plus loin ; on tient la clé. Les agresseurs sont « arabo-musulmans » ? Ils ne font donc qu’exprimer leur… « arabo-musulmanité ». « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette », déclarent doctement nos médecins de Molière. Comment dépasser la tautologie ? Bien sûr, la violence des hommes, quelle que soit leur origine, vise à remettre les femmes à leur place ; mais c’est tracer sur le corps des femmes des signes qui s’adressent, tout autant qu’à elles, aux autres hommes. Voilà ce que le féminisme nous demande de penser : le sens politique, voire géopolitique, de ce qui s’est passé.
S’il est pertinent de noter qu’à Cologne, les coupables étaient arabes, alors, il ne l’est pas moins de noter que leurs victimes étaient blanches. La violence des agresseurs n’est pas aveugle ; ils savent ce qu’ils font. Ce n’est pas la même chose qu’un rappel à l’ordre qu’ils adresseraient à « leurs » femmes. En s’en prenant à « nos » femmes, en plein centre-ville, ils envoient en même temps un message aux hommes blancs. Pour le comprendre, songeons aux viols dans les guerres civiles, comme à l’époque de la Partition entre l’Inde et le Pakistan, en 1947 : la violence sexuelle creuse des frontières entre les nations. L’exemple plus récent de la guerre en Bosnie, au cœur de l’Europe, nous rappelle que les rôles peuvent changer d’un conflit à l’autre : il y a vingt ans, si les victimes de viols étaient musulmanes, ce n’était pas le cas de leurs agresseurs.
C’est pourquoi la culture n’est pas tant l’explication que l’enjeu même de la violence. Le culturalisme le plus sévère pour le « monde arabo-musulman » s’accorde avec l’islamisme le plus hostile à « l’Occident » pour opposer « eux » à « nous » ; ce sont donc les deux faces d’une même idéologie. Changeons de perspective : et si les agressions de Cologne et d’ailleurs n’étaient pas tant l’expression spontanée d’une culture que la mise en scène délibérée, en termes sexuels, du « conflit des civilisations » ? C’est bien sûr le sens de la comparaison avec les viols de guerre. « La guerre, c’est le viol », écrivait Juliette Keating le 7 janvier [13] ; la proposition peut d’ailleurs être retournée : le viol, c’est la guerre – c’est-à-dire qu’il s’agit d’une arme de guerre.
Envisager pareille interprétation revient à soulever une hypothèse : les agressions pourraient bien avoir été organisées. Qu’on n’aille pas crier aussitôt au conspirationnisme. Car c’est le ministre allemand de la Justice, Heiko Maas [14], qui a suggéré d’emblée cette hypothèse : « personne ne me fera croire que cela n’a pas été coordonné ou préparé. » Il ne s’agit donc pas ici de suggérer que le pouvoir nous cache la vérité, mais que nous ignorons ce dont nous avons pourtant connaissance. En effet, sur place, on a retrouvé un papier traduisant, de l’arabe en allemand, des insultes sexistes ; autant dire qu’il ne s’agit pas d’improvisation.
Mais ce n’est pas tout : une institutrice a décrit ce qu’elle a vu : des « tactiques de coordination ». « J’ai regardé quelque temps trois hommes habillés avec élégance qui donnaient des instructions. À un moment, un groupe de trois ou quatre hommes venaient les voir, recevaient des instructions, et étaient renvoyés dans la foule. Puis un autre groupe, de quatre ou cinq, venait les voir : ils gesticulaient dans plusieurs directions pour les y envoyer à nouveau. » Si ce témoignage rapporté dans The Guardian [15] n’a pas été repris, en tout cas en France, n’est-ce pas qu’il est incompréhensible d’un point de vue culturaliste ?
Sans doute la police a-t-elle enquêté sur des « mafias » maghrébines, ou en tout cas des réseaux criminels, comme à Düsseldorf [16]. Reste qu’on voit mal l’intérêt qu’avaient ces voleurs à la tire à organiser de telles violences sexuelles : les bandes organisées préfèrent d’ordinaire ne pas attirer l’attention ; pourquoi rechercher ainsi la publicité ? Et surtout, leur participation ne suffit pas à expliquer que des événements comparables se soient produits, le même soir, à Hambourg et Stuttgart, mais aussi à Zurich et Helsinki. Des informations qui n’ont guère plus été répercutées en France suggèrent une piste pour expliquer cette « coïncidence » qui ne peut en être une.
Comme le rapporte le 10 janvier Die Welt [17], Walid Salihi (ou Tarek Belgacem), le Maghrébin abattu à Paris devant le commissariat de Barbès, un an jour pour jour après l’attentat contre Charlie Hebdo, avec en poche un drapeau de Daech, était un demandeur d’asile résidant en Allemagne. Or la police allemande a révélé son arrestation en 2014 à Cologne pour agression sexuelle. En outre, selon le tabloïd allemand Bild [18], son téléphone portable le situerait dans cette ville autour du Nouvel An ; un de ses amis y aurait d’ailleurs été arrêté dans la foule. Si ces informations étaient confirmées, c’est un autre scénario qui se dessinerait, plus politique (voire géopolitique) que culturel.
L’hypothèse du terrorisme sexuel
Bien sûr, l’établissement des faits relève du travail policier. Mais invoquer la culture arabo-musulmane ne permet nullement d’expliquer la préméditation de ces actes, ni leur coordination. Il faut donc chercher ailleurs. On peut commencer par se demander à qui profite le crime ; autrement dit, quels auront été ses effets ? Les agressions de Cologne et d’ailleurs ont fait reculer, autant que les attentats en France et plus récemment en Belgique, toute volonté politique d’échapper à la logique du « conflit des civilisations » – en particulier face à la « crise des réfugiés ».
Ce n’est sans doute pas un hasard si, le 13 novembre devant le Stade de France, un terroriste, avant de se faire exploser, a soigneusement préservé le (vrai – faux) passeport syrien qu’il avait pris la peine d’apporter pour l’occasion. Signer ainsi son forfait, c’était manifestement vouloir agiter l’opinion publique contre l’accueil des demandeurs d’asile. Car il faut y insister : la stratégie explicitement revendiquée par Daech, y compris au lendemain des attentats de Saint-Denis et Paris, c’est de polariser en exacerbant l’islamophobie et la xénophobie, pour éliminer la « zone grise » [19] de la coexistence entre groupes en Occident.
En Allemagne, les agressions sexuelles coïncident avec les vœux de Nouvel An de la Chancelière, qui ce soir-là proclame hautement son refus de la xénophobie [20] : « Il est évident que nous devons aider et accueillir ceux qui cherchent un refuge chez nous ». La diffusion de sa déclaration avec un sous-titrage en arabe renforçait le message : « J’en suis convaincue : si elle est correctement appréhendée, la grande tâche actuelle qui consiste à accueillir et à intégrer tant de gens est une chance pour demain. » De ces vœux pieux, on ne parlera plus en janvier ; car le soir de leur diffusion, les violences de Cologne et d’autres villes allemandes et européennes ont sonné le glas de la politique d’ouverture d’Angela Merkel.
En partant des résultats politiques de ces agressions, il est donc possible d’émettre l’hypothèse que Daech (ou quelque autre organisation), en s’appuyant sur des bandes criminelles pour instrumentaliser, non pas la « misère » (la violence n’est pas le symptôme de l’abstinence), mais le ressentiment sexuel de certains migrants (qu’aggrave sans doute un sentiment d’injustice), a semé la terreur en vue d’infléchir le cours politique de l’Europe. Dès le 12 janvier, le journaliste Jacques Munier évoquait d’ailleurs sur France Culture « une nouvelle stratégie de déstabilisation du terrorisme islamiste », « en adéquation avec la stratégie de violence sexuelle de l’État islamique sur ses territoires, et dont il aurait entrepris de développer de nouvelles formes en manipulant les migrants en Europe. » [21]
Il serait donc légitime de parler de « terrorisme sexuel » [22], soit d’un usage du corps des femmes pour relancer ce qu’on pourrait qualifier de « conflit sexuel des civilisations ». Bien sûr, ce n’est qu’une hypothèse ; encore faut-il se demander pourquoi elle est rarement envisagée, voire pourquoi elle semble avoir disparu de l’espace public : serait-il si difficile d’imaginer que le terrorisme puisse passer par le sexe ? Il est vrai que cela n’arrange personne ; il y a de quoi inquiéter tout le monde. Sans doute cette piste n’est-elle pas confirmée ; mais c’est dans la nature des hypothèses ; en tout cas, elle n’a pas été infirmée. Quant à l’hypothèse culturaliste, pourquoi continue-t-elle de prévaloir, alors même qu’elle ne rend pas compte de la préparation et de la coordination officiellement évoquées, autrement dit, bien qu’elle soit démentie par les faits ? Qu’est-ce qui rend le culturalisme crédible malgré tout, comme si le doute était réservé aux autres interprétations ?
La possibilité d’une manipulation devrait au moins nous servir de mise en garde. Il en est qui, à l’instar d’Elisabeth Badinter [23], ont cru bon de reprocher aux féministes de rester silencieuses face aux agressions de Cologne, par peur des récupérations racistes : « s’il faut bien sûr se garder des amalgames, il ne faut surtout pas, pour autant, tomber dans le déni. » Reste qu’il est difficile de partager sa conviction que la critique de l’islam serait aujourd’hui « un sujet tabou ». Marine Le Pen, présidente du Front national, applaudit d’ailleurs la philosophe [24] : « Elisabeth Badinter avait parfaitement raison de dire que la gauche, par clientélisme, par une peur fantasmée de la stigmatisation de l’islam ou de l’amalgame, abdique devant des mises en cause très graves de la laïcité et des droits des femmes. » Or il importe de le souligner : c’est seulement dans une perspective culturaliste que le féminisme se retrouve en opposition avec l’antiracisme. Si le culturalisme est aussi l’arme des terroristes, pour lutter contre le terrorisme, le sexisme ou le racisme, n’est-il pas dangereux de reprendre à son compte pareille grille de lecture ?
Aujourd’hui, en France et en Europe, on voudrait nous faire croire que deux camps s’affrontent : d’un côté la nébuleuse terroriste, de l’autre les démocraties. Pourtant, à l’instar de la France, celles-ci semblent prêtes à sacrifier leurs principes pour les sauver. Peut-être l’opposition politique fondamentale passe-t-elle plutôt entre un camp où se rejoignent paradoxalement des ennemis jurés qui, au nom de l’Islam ou de l’Occident, partagent une même vision du monde en termes de « conflit des civilisations », et dont les femmes sont aujourd’hui le champ de bataille, et un autre, réunissant des citoyens de toutes cultures, religieuses ou pas, qui peinent à se faire entendre parce qu’ils tentent d’échapper à ce piège culturaliste. Dans ce contexte, expliquer, ce n’est pas excuser ; mais c’est choisir son camp.
Eric Fassin