« Rien n’est plus subversif de l’ordre républicain que le communautarisme, dont le voile est l’étendard. », Jean-Claude Guibal, député UMP [1].
« Le voile islamique à l’école ne constitue, cela va de soi, que le totem du communautarisme. Il implique directement la revendication d’une identité religieuse qui n’a pas sa place à l’école publique, voire – cela dépend des ressorts véritables des jeunes filles concernées – une volonté de différenciation, incompatible à coup sûr avec les principes jumeaux de la laïcité et de l’intégration. », Alain Duhamel, éditorialiste [2]
Au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 en France, Jean-François Copé, secrétaire général de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), a dénoncé le « droit de vote des étrangers », promis par le candidat socialiste François Hollande, comme un « droit de vote communautariste ». Quelques semaines auparavant, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant (UMP) avait explicité ce lien entre droit de vote et communautarisme en invoquant les risques de voir, en cas d’élection d’étrangers dans les conseils municipaux, des écoles servir de la viande halal aux enfants.
L’un des principaux tracts du président sortant Nicolas Sarkozy reprenait d’ailleurs la thématique :
« Une France forte c’est une France qui dit non au communautarisme :
– avec Nicolas Sarkozy nous refusons le droit de voter et d’être élu pour les étrangers extracommunautaires proposé par François Hollande ;
– donner le droit de vote aux étrangers, c’est prendre le risque de soumettre les maires à des pressions communautaires : créneaux horaires pour les femmes dans les piscines municipales, personnel voilé dans les crèches. »
Quiconque découvrirait, hors contexte, ces citations, n’y comprendrait assurément rien. Le paradoxe est en effet complet : pour lutter contre un fléau nommé « communautarisme », dont on peut supposer à bon droit qu’il s’agit d’un repli excessif et dangereux sur sa « communauté », voire d’une exclusion des « extracommunautaires », on affirme qu’il faut exclure des « extracommunautaires » de la citoyenneté ! Quant au rapport avec la mixité des piscines ou les repas de cantine, il ne va pas de soi.
C’est cette confusion qu’il s’agit ici de démêler, en resituant le contexte et la genèse sociohistorique du discours anticommunautariste et en examinant son usage pour décrire la situation des « banlieues » françaises. Une fois dégagés les soubassements idéologiques et politiques de ces manœuvres rhétoriques, leur propos réel apparaît clairement.
Un discours de stigmatisation
Mais qu’est-ce, d’abord, que le communautarisme ? Fait marquant déjà souligné par de nombreux auteurs [3] : personne ne s’en réclame. Le communautariste, c’est toujours l’autre. Nous avons affaire à une catégorie polémique, visant à disqualifier un adversaire. Comme l’a relevé Fabrice Dhume, analysant un important corpus de productions journalistiques et politiques :
La sémantique ne laisse pas de doute : l’idée de « communautarisme » repose sur une lecture réactionnelle, qui dénonce inlassablement le « risque », la « dérive », la « menace ». […] C’est l’antithèse du « Progrès » (« rétrograde », « passéiste », « repli »). C’est l’incarnation du Mal lui-même, dans sa version morale et religieuse, mais aussi médicale : « plaie », « cancer », « abcès », « gangrène ». […] Face à « l’ordre républicain », les « communautaristes » « s’opposent », « réclament », « revendiquent », « profitent », « contestent », « provoquent », « perturbent ». [4]
Cette « perturbation » s’enracine, toujours selon le discours anticommunautariste dominant, dans un attachement trop intense ou trop exclusif à une « communauté », c’est-à-dire à une appartenance dite « primaire », en générale culturelle, nationale, régionale, ou plus souvent raciale ou religieuse – mais on parle aussi du communautarisme homosexuel.
La manifestation concrète de ce « communautarisme » est de deux ordres : repli, voire sécession (la complaisance dans un « entre-soi » exclusif, le refus de la « mixité ») ; ou conflictualité et revendication (la demande de droits ou de passe-droits spécifiques, adaptés à un particularisme). Ces éléments de définition, nous allons le voir, ne sont pas sans poser des problèmes.
Mais, auparavant, soulignons un autre fait remarquable : la très grande jeunesse du concept même de communautarisme. Inexistant il y a vingt ans, apparu pour la première fois dans un dictionnaire en 1997, le mot est aujourd’hui sur toutes les lèvres. C’est en 2005, à l’issue d’une année dominée par la polémique sur le « voile à l’école », puis par celle sur l’« œuvre positive » de la tutelle coloniale, que le terme s’impose dans le débat public.
Comme le souligne Fabrice Dhume, « son occurrence comme mot clé sur le moteur de recherche Internet Google est passée de 91 100 au 3 mai 2005 à 634 000 au 30 mars 2006, et 1 030 000 au 3 mai 2007 » [5].
Tout laisse donc penser que, loin de refléter des évolutions notables au sein de la société française (qu’elles soient d’ordre politique, social ou territorial), l’irruption du mot « communautarisme » traduit la manière dont les débats publics se sont structurés en France dans les années 2000 sur les questions de l’immigration, du passé colonial ou de l’islam. Pourtant, avant de dégager les fondements idéologiques de son usage, revenons sur les populations auxquelles le terme semble le plus appliqué : les habitants des « banlieues ».
Un repli communautaire en banlieue : quels critères ?
La publication en juillet 2004 d’un rapport de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG), abondamment médiatisé, marque un moment clé de l’imposition de la rhétorique du « communautarisme ». Rédigé à partir d’une enquête sur les « quartiers sensibles surveillés », il conclut à la montée en puissance d’un phénomène de « repli communautaire » [6].
Ce dernier est évalué à partir de huit critères, sur lesquels nous reviendrons : un nombre important de familles d’origine immigrée, « pratiquant parfois la polygamie » ; un « tissu associatif communautaire » ; la « présence de commerces ethniques » ; la « multiplication des lieux de culte musulman » ; le port d’« habits orientaux et religieux » ; les graffitis « antisémites et anti-occidentaux » ; l’existence, au sein des écoles, de classes regroupant des primo-arrivants, ne parlant pas français ; la « difficulté à maintenir une présence de Français d’origine ».
Ce qui frappe, c’est d’abord la manière dont on se focalise sur des comportements et des mentalités jugés mauvais, en lieu et place de toute compréhension des logiques sociales à l’œuvre dans ces quartiers. On peut légitimement s’étonner, par exemple, de l’importance accordée à des questions comme les habitudes alimentaires (« ethniques » ou pas, halal ou pas) ou vestimentaires (« laïques » ou pas), qui paraissent dérisoires face à la persistance du chômage et de la précarité : rappelons simplement qu’en 2010 le taux de chômage dans lesdites Zones urbaines sensibles (ZUS) a progressé de 2,3 points par rapport à 2009, pour atteindre 20,9 % [7] (contre 9,4 % en moyenne nationale). De fait, le souci du « repli » exclut de sa focale les phénomènes qui, pourtant, frappent de plein fouet les territoires étiquetés « hors de la République », comme la crise économique et le creusement des inégalités sociales.
En d’autres termes, s’il importe de pointer le renforcement de la ségrégation socioéconomique et sans doute raciale, la désigner sous le label du « communautarisme » en occulte les causes. Ainsi, le rapport des Renseignements généraux de 2004 évoque la concentration des « familles d’origine immigrée », mais sans jamais expliquer ce qu’elle doit aux politiques de logement : d’abord l’exclusion des immigrés du logement social pendant des décennies, ensuite l’accent mis sur l’accession des classes moyennes à la propriété (qui délaissent alors les grands ensembles), et enfin le désengagement de l’État dans la construction et la réhabilitation du logement social [8].
Interpréter le nombre de classes d’école regroupant des primo-arrivants comme un phénomène problématique imputable au « repli » des concernés revient également à passer sous silence les origines politiques de la concentration spatiale des populations immigrées dans les quartiers périphériques. L’insuffisante adaptation du système scolaire aux vagues successives de la massification est par ailleurs tue, au profit d’une focalisation sur l’effet déstabilisateur des élèves étrangers.
Dès 2004 dans ce rapport des Renseignements généraux, et de façon croissante depuis, la question de l’islam se fait centrale. Au début de l’année 2011, les débats se sont ainsi focalisés sur les « prières de rue », fréquemment dénoncées comme une entreprise délibérée d’occupation de l’espace public par des fanatiques, bref : comme une « offensive communautariste ». La même année, les résultats d’un rapport sur l’islam dans les banlieues [9] ont été interprétés de façon alarmiste comme une montée du communautarisme : « Banlieues, islam : l’enquête qui dérange », titrait le journal Le Monde le 4 octobre 2011.
Mais de quoi parle-t-on réellement ? La présence de lieux de culte musulman ne peut être considérée comme un critère raisonnable, tout d’abord parce que la proportion des lieux de culte par pratiquant est dix fois moins élevée pour les musulmans que pour les chrétiens. La présence de croyants dans la rue résulte précisément de la difficulté qu’ils rencontrent pour ouvrir des salles de prière. Surtout, de même que le mot « islamisme » est utilisé pour désigner des mouvements politiques et sociaux du monde musulman en insistant sur leur hostilité à l’égard de l’« Occident » et de la « modernité » [10], le mot « communautarisme » contribue à jeter la suspicion sur tout rapport à l’islam (port du voile, religiosité, fréquentation des mosquées et de leurs réseaux sociaux).
Or rien ne permet de dire qu’une pratique religieuse ou une religion exprime, en soi, une hostilité par rapport au reste de la société et une intolérance vis-à-vis des autres croyants. Gilles Kepel, un des auteurs du rapport de 2011, souligne d’ailleurs que le recours à l’islam doit aussi se comprendre comme une tentative, face à la stigmatisation, de reconstituer une image positive de soi-même. Quant à une autre enquête portant sur un thème similaire et insistant davantage sur le sentiment de discrimination vécu par les musulmans, il est symptomatique qu’elle ait été totalement passée sous silence par la presse, quand elle n’était pas vivement critiquée [11].
Loin d’en proposer une évaluation objective, le discours anticommunautariste tend ainsi à réduire tout phénomène de repli ou d’entre-soi, parmi les groupes minoritaires, à une manifestation, socialement inexplicable et moralement inacceptable, de fermeture, d’asocialité, voire de racisme ! Or ces comportements peuvent tout simplement être analysés comme des manières de s’adapter ou de résister face à une situation difficile ou un déni de droit.
C’est par exemple le cas des réseaux associatifs ou du développement des petits commerces, dans lesquels on peut voir des pratiques de solidarité ou tout simplement des lieux de rencontre et de convivialité. Plutôt que d’en faire, comme le rapport des Renseignements généraux de 2004, l’un des indices funestes du repli communautaire, on pourrait même y voir autant d’espaces qui permettent de lutter contre la délinquance et contre le « sentiment d’insécurité », concrètement et sans doute plus efficacement que les dispositifs les plus répressifs. C’est en somme une inversion des causes et des effets qui s’opère : le repli est appréhendé non pas comme une conséquence de la stigmatisation, de la discrimination et de la relégation spatiale, mais comme une cause, sinon la cause, de tous les problèmes.
Ce mauvais procès n’est en réalité pas nouveau. Le même genre de reproche fut adressé aux Juifs dès le début du XXe siècle, au nom déjà du vivre-ensemble, de la mixité et de l’« universalisme », ce qui amena Jean-Paul Sartre à y consacrer de belles pages dans ses Réflexions sur la question juive (1946). À l’accusation de repli communautaire adressée aux Juifs, le philosophe oppose une réfutation implacable, qui s’applique exactement de la même manière aux groupes aujourd’hui visés par la rhétorique et l’idéologie anticommunautariste – notamment les musulmans. Si ce repli existe bel et bien, explique-t-il, ses causes sociales en font un phénomène qui n’a rien de spécifiquement « communautaire », mais qui se révèle au contraire absolument universel : c’est le repli stratégique, le réflexe de survie naturel, normal, légitime, de toute personne subissant une violence et voulant s’en préserver.
Ensuite, poursuit Sartre, ce phénomène objectivement universel de repli sur un entre-soi par fuite d’un macrocosme social hostile possède également une dimension universelle, et même universaliste, sur le plan subjectif : ce que cherchent, trouvent et apprécient les Juifs dans les moments d’entre-soi qu’ils sont amenés à cultiver, c’est, nous dit Sartre, le plaisir non pas d’être juifs parmi les Juifs, mais au contraire d’être enfin homme parmi les hommes, sans que leur soit renvoyée leur identité juive. L’entre-soi permet ainsi d’échapper aux assignations identitaires hétéronomes, violentes, permanentes, que renvoie une société raciste. Rester entre Juifs, c’est avoir l’assurance de ne pas être perçu comme « un Juif » mais comme un individu à la fois singulier et semblable. C’est aussi goûter au plaisir de pouvoir enfin se laisser aller à « être soi-même », sans être obsédé par l’hyper-réflexivité à laquelle les racisés sont condamnés (« comment, en tant que Juif, vais-je être perçu si je fais ceci ? », « et si je fais cela, ne va-t-on pas dire que c’est parce que je suis juif ? »)…
Il en va évidemment de même aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’entre-soi gay, lesbien, trans, dans des bars, des espaces festifs et/ou militants ; de l’entre-soi banlieusard ; de l’entre-soi racial ou de l’entre-soi musulman ; ou encore de l’entre-soi féminin, celui des groupes féministes comme celui des « soirées entre copines »… ou des horaires non mixtes dans les piscines !
Un discours policier
Ce qui frappe ensuite, c’est la dimension policière de la politique anticommunautariste. Non pas seulement au sens où l’on confie aux Renseignements généraux le soin de diagnostiquer l’étendue du mal, mais au sens plus large où Jacques Rancière définit la police : « une gestion de l’ordre social visant à exclure toute politique », c’est-à-dire tout dissensus, toute discorde, toute conflictualité et toute visibilité des « sans-part » que sont les ouvriers, les immigrés, les minorités [12]… Le paradoxe doit être souligné : la « communauté » se voit parée de toutes les vertus quand elle est nationale, et elle appelle une allégeance, un amour, un dévouement impérieux et exclusifs (un « bon communautarisme »). Elle devient suspecte dès qu’elle est régionale, sociale, sexuelle, religieuse, ou plus précisément dès que, sous ces différentes modalités, elle est minoritaire.
Tel est le constat, aussi peu contestable qu’embarrassant politiquement, que fait Louis-Georges Tin :
« Malgré la vigilance de tous ceux qui sont hostiles aux communautarismes, et ils sont nombreux, trois communautés fondamentales échappent à leur critique : celles qui sont liées au travail, à la famille et à la patrie. […] Toutes les critiques portées contre les communautés en général pourraient s’appliquer tout autant, sinon plus, à ces trois-là. […] Elles sont en fait le point de vue, et donc le point aveugle de toute vision, et notamment de toute vision anticommunautaire. »
Le communautarisme minoritaire est en somme perçu comme un facteur de discorde et de division de la communauté globale telle qu’on la rêve : organique, harmonieuse, hiérarchisée et soudée comme une entreprise (Travail) ou comme un clan (Famille), autour d’un référent national (Patrie) – donc sans politique. C’est ce que révèle aussi la hantise du « prosélytisme » qui accompagne souvent celle du communautarisme. Une société où le prosélytisme est en soi diabolisé, c’est-à-dire où personne ne doit chercher à convaincre l’autre de se ranger à son avis, est tout simplement une société où l’on ne discute plus, où n’existe plus de liberté d’expression, d’espace public, de vie politique et démocratique.
Ici s’enracine un autre paradoxe à l’œuvre autour de la notion de communautarisme : le même mot sert alternativement, parfois au sein d’un même discours, à qualifier (et disqualifier) tantôt un « prosélytisme », une « offensive » et des « revendications » (outrancières, déraisonnables, inacceptables), tantôt des phénomènes de « repli » (régressifs, égoïstes, voire « racistes ») – alors qu’il semble évident qu’un repli peut difficilement être offensif, prosélyte ou revendicatif…
Mais la contradiction ultime se trouve ailleurs encore : que ce soit en 1999 pendant le débat autour du PACS, du mariage gay et de l’homoparentalité, ou ces dernières années à propos des immigrés, enfants d’immigrés, musulmans et non-blancs, c’est toujours au moment où des citoyen-ne-s discriminé-e-s et relégué-e-s (banlieusard-e-s, racisé-e-s, femmes, homosexuel-le-s, lycéennes et étudiantes voilées…) s’unissent pour revendiquer les mêmes droits et demandent à rejoindre les autres dans des territoires, des univers sociaux ou des modes de vie qui leur sont interdits (les centres-villes, les lieux de loisir, le travail qualifié, le mariage et la parentalité, l’école publique, le monde associatif et politique, les postes de pouvoir) qu’on les accuse de se particulariser, de se replier sur eux-mêmes et de diviser la société française en réclamant des « droits particuliers ».
La figure de l’adolescente ou de la femme voilée apparaît à cet égard paradigmatique. Sans doute constitue-t-elle, avec le musulman barbu demandant de la viande halal, l’image emblématique de ce qu’on appelle aujourd’hui « communautarisme ». La loi du 15 mars 2004, votée au nom de la lutte contre le communautarisme, a eu pour principal effet d’exclure de l’école publique des jeunes filles qui voulaient y rester. Le communautarisme aurait consisté, en l’occurrence, à demander un enseignement particulier dans des écoles particulières : les élèves voilées demandaient au contraire à recevoir, avec tout le monde, le même enseignement que tout le monde.
Plus radicale encore – mais pas rare – est la position qui consiste à dire que le voile, étant par nature communautariste, risque de « communautariser » par contagion toute la société française. On en conclut alors qu’il faut exclure les femmes voilées de tous les espaces où elles peuvent rencontrer d’autres femmes et d’autres hommes – qu’il s’agisse des sorties scolaires, du monde professionnel, du monde associatif ou de la sphère politique. Là encore, c’est au nom de l’anticommunautarisme que l’on sépare les populations… et que l’on renvoie finalement chacun et chacune dans sa communauté !
Cette dimension policière du discours anticommunautariste affleure aussi dans le rapport des Renseignements généraux de 2004. Ses critères prêteraient en effet à rire s’ils ne révélaient, derrière la volonté affichée de repérer les situations les plus dramatiques, la force de l’idéologie assimilationniste en France : le maintien, chez les immigrés et leurs descendants, de toute référence au pays « d’origine » est une fois de plus considéré comme un déficit d’intégration. Cette idéologie ne donne pas seulement une image tronquée et normative des mécanismes d’intégration : elle traduit aussi une hostilité obsessionnelle aux manifestations visibles, en France, de la présence d’une importante population issue de l’immigration postcoloniale. Jamais explicite dans le rapport, cette obsession transparaît dans la focalisation sur les commerces et les vêtements « ethniques », comme dans la hantise du regroupement spatial induit par la construction des quartiers d’habitat social. On retrouve ainsi logiquement, parmi les huit critères des Renseignements généraux, la proportion de familles immigrées.
On pourrait imaginer que ce critère de la « concentration » reflète le souci de l’accompagnement social, et donc de la présence des services publics requis par la présence de populations à faibles revenus. En réalité, la solution proposée trahit la préoccupation principale : le maintien d’une « présence de Français d’origine ». Cette dernière catégorie, d’ailleurs profondément raciale, révèle une inquiétude profonde quant à la possible disparition d’une identité « française » et « blanche », qui ne saurait être garantie que par la présence d’une certaine proportion de population « de souche ».
Enfin, à travers le thème de la concentration dans l’espace s’exprime une vision profondément moralisatrice des classes populaires, considérées comme sous-civilisées et supposées ne pouvoir progresser que par effet de contagion, grâce à la proximité de classes moyennes incarnant le « bon modèle » à suivre.
Ethnocentrisme majoritaire
L’une des caractéristiques les plus remarquables du discours anticommunautariste, c’est enfin la tranquillité avec laquelle il fonctionne suivant un double standard. Les méfaits « communautaristes » reprochés aux groupes minoritaires – lorsqu’ils ne sont pas fantasmés ou démesurément grossis – sont souvent des faits qui n’ont en eux-mêmes rien de répréhensible, et en tout cas rien de spécifique aux groupes en question.
L’existence d’une préférence pour l’entre-soi, par exemple, quelle que soit son étendue réelle parmi les jeunes banlieusards, immigrés, musulmans et autres « communautaristes », fait difficilement oublier l’entre-soi bourgeois, blanc et masculin qui structure le monde des « décideurs » économiques et politiques. Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont d’ailleurs souligné à quel point la haute bourgeoisie s’organise autour d’un souci de préserver un entre-soi territorial, social, conjugal qui correspond en tout point à ce qui se dénonce quotidiennement sous le nom de « communautarisme ».
Autre exemple de ce double standard : la candeur avec laquelle le rapport des Renseignements généraux propose comme critères de « repli communautaire » le port de vêtements ou la présence de commerces « ethniques ». En quoi porter un habit de telle ou telle couleur, un couvre-chef de telle ou telle longueur est-il un facteur d’aggravation pour les quartiers populaires ? S’ils marquent une absence d’intégration, quelles tenues faut-il leur opposer ? Un costume trois pièces, un tailleur ? Quant aux commerces dits ethniques, s’inquiète-t-on autant de la concentration des crêperies dans le quartier parisien de Montparnasse ou de la vente de fallafels dans le Marais que des boucheries halal et autres épiceries « arabes » ou « orientales » ?
Droit de vote des étrangers, viande halal dans les cantines, soutien présumé de « 700 mosquées » au candidat François Hollande : autant de problématiques hétéroclites placées sous la rubrique générale de « communautarisme » par la campagne de Nicolas Sarkozy. Un fil les relie pourtant, qui saute assez vite aux yeux. D’une manière ou d’une autre, ces discours visent toujours des étrangers ou des immigrés, plus souvent encore des musulmans.
Les fondements idéologiques du discours anticommunautariste n’enlèvent rien à l’intérêt de travailler sur les « communautés » et les « groupes communautaires », sur leur émergence et éventuellement leur renforcement, à condition bien sûr de définir précisément ce dont on parle. Reste que, comme d’autres termes en France (notamment « insécurité » ou « repentance ») ou dans des pays voisins (le « multiculturalisme » au Royaume-Uni ou en Allemagne, le « relativisme culturel » en Italie), le mot « communautarisme » est devenu ce que Pierre Tevanian appelle une « métaphore du racisme respectable » [13] : un moyen de désigner, sans avoir à le nommer, un groupe racialisé, le plus souvent les Arabes, les Noirs et/ou les musulmans.
Sylvie Tissot