La presse allemande a la dent dure avec la Banque Centrale Européenne au lendemain de l’annonce par l’institution d’un paquet de mesures aussi amples qu’inédites en vue de combattre la faible inflation en zone euro. Le quotidien économique Handelsblatt fait ce vendredi 11 mars sa Une en montrant un Mario Draghi allumant un cigare avec un billet de 100 euros en flamme, le tout sous-titré « Whatever it takes. Le jeu dangereux de Mario Draghi avec l’argent des épargnants allemands ». Un titre du reste montré la veille dans les pages du journal, à la manière d’un « teaser », comme si la réunion de jeudi de la BCE n’avait rien changé au constat qui prévalait avant…
Ce qui est neuf et inquiétant, note en revanche l’éditorialiste, est que « le marché a perdu la confiance en Mario Draghi, le magicien des marchés ». Le journal en veut pour preuve qu’après le cours feu d’artifice en bourse de jeudi, à la suite de l’avalanche de mesures annoncées par la BCE, les places financières ont cédé à la désillusion.
« Des dégâts collatéraux énormes »
Le verdict : « Draghi et ses troupes ont creusé eux-mêmes un trou d’où ils peuvent à peine sortir. Et ils creusent maintenant encore plus profond ». Mais en chemin vers un objectif d’inflation de 2% devenu « illusoire » à atteindre, la BCE va provoquer « des dégâts collatéraux énormes » avec à la clé diverses « bulles financières », des banques encore plus fragilisées, et l’expropriation des épargnants. La BCE est ainsi en bonne voie pour « perdre la confiance », y compris chez ses plus fervents partisans durant la crise financière.
« Le président de la BCE Mario Draghi a choisi lui-même la mauvaise voie », renchérit le quotidien de « centre-gauche » Süddeutsche Zeitung » [un quotidien important et de qualité de Munich]. « Il déprécie l’argent sans générer de la croissance. Au lieu de cela, il exproprie les épargnants de facto et se prive d’armes contre une véritable crise qui pourrait bientôt survenir à travers le monde. Boursicoteurs et politiciens se sont habitués à l’argent pas cher comme à une drogue, laquelle doit résoudre leurs problèmes. Au lieu de cela, nous devrions tous en ressentir les effets secondaires. Le président de la BCE a mis le feu à tout son arsenal. Avec quel argent va-t-il soutenir l’Europe si une nouvelle grosse dépression à la 2008 devait se reproduire ? Mario Draghi est en route pour ruiner l’avenir de l’Europe », s’emporte le journal bavarois.
« Pour Draghi il n’y a pas de limites »
Le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung souligne de son côté que « pour Draghi il n’y a pas de limite, du fait que la BCE déclare elle-même que tout ce qu’elle fait est du ressort de son mandat. Cela est dangereux pour un organe indépendant de la politique comme une banque centrale. Néanmoins, la Cour européenne de justice, en conflit avec la Cour constitutionnelle allemande à propos de l’achat d’obligations d’État par la puissante institution européenne, lui a délivré un laissez-passer – bien que la BCE ne soit soumise à aucun contrôle démocratique, en dehors du fait que ce sont les chefs d’Etats et de gouvernements qui désignent ses administrateurs », note le journal francfortois.
Taux de refinancement amené à zéro, taux sur les dépôts enfoncé en territoire négatif, rachats d’actifs en quantité toujours plus importante… Pour Die Welt, « la BCE connaît aussi les risques énormes d’une telle politique monétaire. Le fait que les gardiens de l’euro poursuivent imperturbablement leur parcours vers une « Terra Incognita » monétaire témoigne de la montée d’un sentiment de désespoir ». Car, à elle seule, la politique des taux d’intérêt bas menée depuis des années n’a quasiment rien rapporté, relève le journal.
« Draghi Reloaded »
Le quotidien boursier Börsen Zeitung y va dans la métaphore cinématographique : « s’il s’agissait d’un film avec le président de la BCE dans le rôle principal, on pourrait parler de ‘Draghi reloaded’. Mais comme c’est souvent le cas avec ce genre de films à suites, ce nouvel épisode n’arrive absolument pas à convaincre, et cela n’est pas seulement dû à la réaction des marchés », juge le journal.
Certes, l’argument de Mario Draghi peut porter, quand il dit que ne rien faire aurait un effet catastrophique à court terme pour l’économie, mais « les risques sur le long terme, en en faisant trop, deviennent bien plus graves en situation d’urgence. Cela vaut pour la stabilité financière, le tissu socio-politique et finalement la confiance des citoyens dans une devise et dans l’argent. Que cette dernière soit perdue ne peut pas être dans l’intérêt de ‘Super Mario’ ».
Enfin, le quotidien populaire Bild [le Blick suisse] a surtout voulu rendre service à ses lecteurs : investir en actions, dans l’immobilier ou cacher sous l’oreiller, la question se pose à chacun. D’où un dossier titré en un « taux à 0% : ce que vous devez faire avec votre argent », « votre argent » étant surligné en bleu comme la cravate portée hier par Mario Draghi. Comme quoi l’épargnant allemand grincheux peut encore trouver matière à s’arranger avec la politique d’argent pas cher…
Jean-Philippe Lacour