Cologne : les faits
Sur ce qui s’est passé à Cologne le 31 décembre 2015, deux éléments : une analyse de Marieme Helie Lucas datant du 5 janvier, et le point sur ce qu’on savait le 31 janvier
Marieme est une militante féministe algérienne, sociologue. Elle anime le site SIAWI (Secularism Is a Women’s Issue) qui jouit d’une grande autorité dans la gauche laïque internationale. Dès le 5 janvier 2016, elle y publie une analyse qui s’adresse à la gauche tout entière, dont celle qui, sous prétexte d’antiracisme, nie ou excuse par avance toute délinquance des immigrés ou des réfugiés de pays musulmans. Voici le début de son texte :
"Les faits avérés elle ne parle pas de faits avérés par la police :
Au réveillon de fin d’année 2015 ont eu lieu des attaques concertées contre les femmes dans l’espace public, à caractère sexuel, simultanément dans une dizaine de villes, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Suisse, en Suède, en Finlande… Plusieurs centaines de femmes, à ce jour, ont porté plainte pour agression sexuelle, vol, et viol.
Ces attaques ont été perpétrées par des hommes jeunes issus de l’émigration (qu’ils soient immigrés, demandeurs d’asile, réfugiés récents, ou autre...) originaires du Maghreb et du Moyen Orient.
Les réactions ont été sans surprise :
– Occultation des faits, de leur coordination internationale et de leur magnitude aussi longtemps que possible par les gouvernements, leurs polices, et les media, sacrifiant comme à leur habitude les droits des femmes à la paix sociale.
– Levée préventive de boucliers à gauche et parmi un nombre important de féministes pour défendre les étrangers présumés ‘musulmans’ en tant que victimes potentielles de racisme (notons le glissement sémantique de ‘arabes’ ou ‘maghrébins’, une localisation d’origine géographique, comme les ont décrit les femmes agressées et la police, à ‘musulmans’.)
– Clameurs sécuritaires à l’extrême droite et premier passage à l’acte en Allemagne où s’est produit un pogrom anti bronzés, sans discrimination d’origine.
Déni et racisme : Un schéma classique qui accompagne la montée de ’extrême droite intégriste musulmane en Europe depuis les années 80."
S’ensuit un rappel d’événements du même ordre, dont le premier, auquel elle a assisté :
– En 1969, à Alger, au Ier Festival Culturel Panafricain : alors que de nombreuses femmes sont présentes, un cri ordonne « Les femmes à la maison ! » ; des hommes de plus en plus nombreux le reprennent ; elles finissent par quitter la place sous les rires.
– Les deux autres sont connus de tous : en 2011, place Tahrir, les agressions sexuelles contre les femmes ; de même à Tunis, quelques mois plus tard.
J’ai eu un long échange avec Marieme sur ces « faits avérés » : à travers les témoignages qu’elle a reçus, elle ne doute pas que des salafistes ont diffusé un ordre politique, sous une forme quelconque ; cet ordre a été reçu par de jeunes migrants à qui une telle consigne (punir les femmes allemandes pour leur dévergondage par des agressions sexuelles et des vols) convenait parfaitement ; ils l’ont adaptée à leurs moyens de communications ordinaires. Même si je ne considère pas qu’il s’agit de « faits avérés » (je serais étonnée que cela puisse l’être un jour), je juge cette hypothèse hautement probable : un ordre politique diffusé à des idiots utiles, qui le jugent instantanément délectable.
Il s’est produit à Cologne, la nuit de la Saint-Sylvestre, une vague d’agressions contre des femmes d’une ampleur inédite en Allemagne. La même nuit, douze autres régions ont connu aussi ce phénomène d’agressions en groupe, bien qu’avec une ampleur moindre. Après un moment de déni, les autorités allemandes ont lancé une enquête importante (4 procureurs généraux, 130 enquêteurs pour Cologne seulement) ; le nombre de plaintes a crû très vite, plusieurs centaines au bout d’un mois, dont la moitié environ pour agression sexuelle.
Les enquêteurs n’ont trouvé aucune preuve permettant de dire qu’il s’agirait d’une forme de criminalité organisée, seulement des appels sur les réseaux sociaux à se rendre à la fête de Cologne. Quelques dizaines d’hommes ont été mis en examen : la plupart sont Marocains ou Algériens, trois seulement sont des réfugiés venant des zones de guerre de Syrie et d’Irak. Presque tous sont des demandeurs d’asile et des immigrés sans papiers, arrivés en Allemagne depuis moins d’un an. L’enquête connaît les difficultés ordinaires en matière d’agression sexuelle, les femmes étant dans l’incapacité de décrire avec précision ou de reconnaître leurs agresseurs. Aujourd’hui encore, on en sait à peine plus.
De « Cologne, lieu de fantasmes » à « La misère sexuelle du monde arabe »
Le 31 janvier 2016, Kamel Daoud publie, dans Le Monde, l’article qui va donner lieu à l’affaire, Cologne, lieu de fantasmes. A cette date, Le Monde a publié trois opinions sur les événements de Cologne : le 14 janvier, un billet sympathique et anodin de la féministe iranienne Chahla Chafiq ; mais surtout, le 30, les deux opinions contrastées de Nacira Guénif et Claude Habib, représentant chacune une forme de féminisme. Guénif, une sociologue bien connue pour ses polémiques avec le mouvement féministe « blanc » (Les féministes et le garçon arabe), et sa dénonciation du « racisme d’Etat » (La République mise à nu par ses immigrés), signe un texte intitulé Gare aux indignations sélectives, qui incrimine l’islamophobie occidentale. Habib, une professeure de lettres modernes, proche d’Alain Finkielkraut et de la revue Esprit, tire « Les leçons d’un réveillon en Europe », dans un texte au ton assez rude, qui souligne à la fois la brutalité sexiste des agresseurs musulmans, et la frilosité des responsables politiques occidentaux, Il ne faut pas désespérer le 9.3.
A mon sens, Le Monde a dû juger ces échanges insuffisants, si bien qu’il a publié la traduction d’un article de Kamel Daoud, paru le 10 janvier dans La Repubblica, Le corps des femmes et le désir de liberté des hommes déracinés. C’était une mauvaise idée, aussi bien pour le journal que pour l’auteur : la connaissance de la situation avait beaucoup progressé depuis vingt jours, si bien que l’aspect que Daoud a privilégié Cologne, lieu de fantasmes — pose problème.
C’est d’ailleurs l’une des objections que je fais à ce texte au moment où j’en prends connaissance : Daoud insiste sur les fantasmes des protagonistes de l’événement « Cologne », sans faire état de ce qu’on peut dire des faits au 31 janvier. De plus, il renvoie dos à dos tous les fantasmes, et il conclut, à l’adresse de la fraction angélique des Européens : ah, vous vous imaginiez qu’il suffisait de sauver des corps de réfugiés ; vous allez aussi devoir construire des âmes, celles de musulmans capables de vouloir l’autonomie des femmes — c’est votre responsabilité. Enfin, dans certains passages manifestement rédigés à la va-vite, il reproduit sans nécessairement le savoir des clichés occidentaux (communs dans l’extrême-droite) à propos des fantasmes sexuels que nourriraient les immigrés et les réfugiés.
Dix jours plus tard, le billet de Daoud est mis au pilori par un groupe de 19 chercheurs, qui l’accusent de recycler les clichés orientalistes les plus éculés. En guise d’analyse des faits de Cologne, en eux-mêmes gravissimes autant qu’inédits, Daoud aurait proposé une série de lieux communs navrants, les sempiternels clichés islamophobes, qui recycleraient ceux de l’orientalisme (l’islam, religion de mort, de Renan ; et la psychologie des foules arabes, de Le Bon). D’une part, Daoud aurait enfermé les réfugiés originaires des pays musulmans dans une culture essentialisée, qui se réduirait à une religion, l’islam, entendue comme une entité homogène. Cette culture islamique aurait un rapport pathologique avec la sexualité : de là, selon Daoud, les violences de la nuit de la Saint-Sylvestre. En face, il aurait campé une Europe émancipée et sexuellement épanouie. Enfin, Daoud exhorterait les Européens à ré-éduquer ces étrangers à qui ils ont offert la survie, et à leur imposer leurs valeurs. Or, selon ces 19 chercheurs, Daoud est un intellectuel laïque, minoritaire dans son pays, qui, en écrivant ce genre de choses dans la presse européenne, confirme l’islamophobie majoritaire et justifie la racialisation des violences sexuelles des immigrés.
Ces chercheurs font donc au texte de Daoud des objections en partie justifiées, mais quelques signes indiquent qu’il s’agit en réalité d’un procès politique, intenté au nom de la science à un non-savant. Ainsi, les auteurs rejettent le terme de culture, auquel Daoud recourt plusieurs fois (et dans un texte de sciences sociales, leur argument serait pertinent). Mais ils montrent le bout de leur nez en situant Daoud comme un laïque, minoritaire dans son pays, et ils montrent plus que le bout de leur nez ils quand l’accusent à plusieurs reprises d’islamophobie. De fait, Daoud n’aime pas l’islam, mais l’accuser d’islamophobie dans un débat français, équivaut à le traiter de raciste anti-immigrés. D’ailleurs, ils l’accusent expressément de contribuer par ses propos au racisme français.
Le lendemain, j’écris dans Le Monde un papier qui n’a pas compté dans la polémique, et dont il n’y a pas lieu de parler (disons pour aller vite que j’y ai mal évalué la situation). Par contre, Daoud réplique aux chercheurs, ce même 12 février, par deux textes : d’une part, il annonce dans l’Echo d’Oran son prochain retrait du journalisme, se disant écœuré du sort qu’on lui a fait ; d’autre part, il publie dans le New York Times une opinion encore plus vigoureuse que celle du Monde sur La misère sexuelle du monde arabe. Ce nouvel article est centré sur ce qui avait suscité la colère des universitaires, mais cette fois, Daoud a veillé aux termes qu’il emploie : il s’octroie le droit de recourir à des termes généraux, parlant d’arabes ou de musulmans, et il maintient sa critique de leur misère sexuelle. Au surplus, il a omis son précédent appel à l’engagement éducatif des Occidentaux.
Une « affaire » rondement menée
Cet article du New York Times transforme la polémique en une affaire : en vingt-quatre heures, un homme qui a été accusé personnellement se mue en défenseur d’une cause plus générale que la sienne, et il prend l’opinion internationale à témoin. Deux semaines plus tard, il a remporté la victoire sur ses adversaires : le parti des 19 chercheurs n’a été soutenu par personne dans la grande presse ; et les voix des intellectuels connus, une à une, se sont portées au soutien de Daoud, et de sa critique de la misère sexuelle du monde arabe. Tous disent leur ras-le-bol de la notion pipée d’islamophobie.
Le 2 mars, Jocelyne Dakhlia, la porte-parole du groupe des 19 chercheurs, tente
néanmoins de sauver la face dans un billet au Monde, publié dans un dossier qui fait le bilan de cette polémique. Elle est contrainte de rendre hommage au courage dont Daoud fait preuve depuis longtemps en Algérie, et au fait qu’il est célébré à bon droit comme une figure de résistance, tout en maintenant telles quelles les positions du groupe. Mais celles-ci apparaissent désormais pour ce qu’elles sont une dénonciation de ce qu’un musulman, dans son pays, ne saurait pas devenir athée ni vouloir une réforme de l’islam ; et qu’en Europe, il doit s’abstenir de critiquer l’islam, et de nourrir l’islamophobie occidentale, laquelle serait le faux-nez du racisme.
Ces considérations proprement politiques sont, tout au long du texte, introduites par un sujet collectif, Nous chercheurs : leur statut de savants (et non la pertinence particulière de leur propos) suffirait ainsi à les mettre en surplomb d’une mêlée qui ne concernerait que des islamistes et des laïques, tous des subalternes dépourvus de pensée, et voués aux affects.
Jeanne Favret Saada