Mesdames et Messieurs les anthropologues, historiens et sociologues bien-pensants,
Permettez-moi tout d’abord de vous dire que vous avez tort. En tant que femme, musulmane, française de naissance, algérienne ayant vécu une décennie en Algérie, permettez-moi de vous dire que vous avez tort. L’islamophobie que vous devriez combattre n’est pas celle de Kamel Daoud mais la vôtre. En effet dans son premier texte, comme dans le second, publié par le New York Times, “The sexual misery of the Arab World” [2], M. Daoud ne blâme pas l’Islam pour le rapport malsain des musulmans au sexe, mais l’Islamisme. Or dans votre lecture hâtive, vous avez fini par assimiler ces deux notions très différentes, et c’est en fait cela l’Islamophobie.
L’Islamisme est un fléau qui doit être combattu, car en effet, comme l’a très bien dit l’homme que vous cherchez à faire taire, pour cette idéologie dévastatrice “l’orgasme passe par la mort, pas l’amour”, et c’est un discours qui à l’ère d’internet, se propage tel un feu de forêt. C’est cette idéologie là, celle niant l’aspect naturel du sexe terrestre, et accusant la femme d’être porteuse de la luxure humaine, qu’il faut blâmer pour les agressions de Cologne.
Force est d’admettre toutefois, qu’il y a, même dans les cercles musulmans modérés, un terrible tabou autour de la question du sexe. Les femmes sont couvertes car elles sont, dans l’imaginaire aujourd’hui, la source des pulsions sexuelles, et donc abjectes, des hommes. Cela n’est pas né de l’Islam mais d’une interprétation erronée de l’Islam. Les hommes n’étant ainsi pas éduqués pour comprendre ces pulsions, se voient, par conséquent, comme impurs et souillés par ces idées malsaines que provoquent les femmes trop visibles. La cause en est simple, personne ne parle de sexe, c’est formellement interdit car il s’agit-là d’un sujet impur. Les films et séries sont censurés. Le baiser qui réveille Blanche-Neige après son long sommeil est lui aussi coupé au montage dans les dessins animés sur la chaîne algérienne, et le prince charmant est le frère et non plus l’amoureux. Cela peut faire sourire, c’est cependant révélateur d’un malaise profond relatif à toute forme d’expression d’affection entre hommes et femmes. Le simple fait d’embrasser son époux dans la rue est considéré comme un acte honteux. Alors, s’il vous plaît, ne faîtes pas taire, vous aussi, un homme qui essaie de briser cette loi du silence. Vous ne savez pas le courage qu’il faut pour vivre et travailler en Algérie tout en tenant ces propos pleins de vérité.
Kamel Daoud écrit qu’il ne faut pas fermer la porte aux réfugiés, tout comme il explique qu’il ne faut pas fermer les yeux sur cette différence culturelle profonde. Il conseille d’en parler, de communiquer afin de comprendre l’autre et qu’il comprenne le nouveau monde dans lequel il entre, non pas pour le convaincre d’une “conversion”, mais pour un exercice paisible des modes de vie de chacun, dans le respect de l’ordre public. Ce n’est que de cette façon que l’on combat l’obscurantisme, qu’il soit islamiste ou d’extrême-droite. Nier la différence ne la fait pas disparaître, ouvrir des frontières sans créer des ponts de communication pour assurer le vivre-ensemble paisible, est exactement ce qui donnera plus de voix aux partis racistes et islamophobes, car ils se nourrissent de l’incompréhension. C’est ce que vous explique M. Daoud, et c’est pourquoi je vous demande de ne pas tenter de le censurer ou de le diaboliser, mais bien de l’écouter et de le comprendre. Votre amalgame entre Islam et Islamisme est la preuve que nous sommes tous, aussi bien-pensants soit-on, victimes des tensions sociales que nous vivons actuellement, criant à l’Islamophobie dès que quelqu’un pointe du doigt la complexité de la relation de l’Homme à sa culture et à son éducation dans un monde qui ne les partage pas. Il ne suffit pas de nous tolérer les uns et les autres , il ne suffit même pas de nous aimer, encore faut-il nous écouter, jusqu’au bout, et faire l’effort intellectuel et humain de se mettre à la place de l’autre sans nos préjugés, car nous en avons tous. Le discours sur “la supériorité des valeurs occidentales” que vous évoquez, consiste à prétendre, comme vous le faîtes, qu’il suffit de traverser vos frontières pour parfaitement vous décoder, croire que l’étranger va automatiquement s’intégrer car votre façon de vivre est logique et accessible à tous sans effort aucun. Car le but de cette ouverture à l’autre n’est pas la désintégration culturelle de l’individu puis son intégration dans une identité occidentale nouvelle vide de son passé, mais bien l’établissement d’un dialogue.
La France est un pays qui n’aime pas les tabous, et pourtant ici comme ailleurs, il y a culturellement des choses qui se ne disent pas. Or dire que le monde arabo-musulman a un rapport malsain au sexe n’a rien de choquant, dans certaines régions les femmes sont cachées sous des draps sombres, il n’y a pas de preuve plus criante que cela. C’est un appel nécessaire qui aspire à un changement aujourd’hui vital. Il y a quelques générations la question était différente, car les personnes se mariaient, ou étaient mariées, jeunes, jeunes filles comme jeunes gens. Aujourd’hui, en Algérie et ailleurs, ce n’est plus le cas. Les femmes et les hommes se marient bien après leurs 25 ans, rarement avant 30 pour les hommes, et le sexe leur est nié, et la séduction leur est interdite.Cela ne signifie pas pour autant que leur épanouissement passera par la mimique des comportements occidentaux liés au sexe, mais le fait de pouvoir parler ouvertement de sexe, leur permettra de créer un modèle sain de sexualité, fondé sur une égalité entre hommes et femmes et dans le respect de leurs cultures propres. Car avant que vous ne qualifiiez également mes mots d’emprunts de “paternalisme colonial”, je ne mets pas sur un piédestal l’hypersexualisation de la société occidentale à laquelle je ne concède aucune “mission civilisatrice”, mais je reconnais la chance que j’ai de vivre dans un pays où je peux librement parler de sexe et où mon corps ainsi que les choix que je fais dans ma vie sexuelle n’appartiennent qu’à moi, car ce n’est pas le cas partout dans le monde musulman. Ici j’ai le droit d’utiliser ou non Tinder, de rester vierge jusqu’au mariage ou non, j’ai le droit d’être hétérosexuelle ou homosexuelle, et j’ai le droit d’écrire ce papier.
Tout comme pour Kamel Daoud, il ne s’agit pas pour moi d’accabler tous les musulmans, ni de prétendre qu’ils sont tous des pervers du fait de la culture dans laquelle ils baignent, car cela serait entièrement faux, mais bien d’amorcer un dialogue salvateur et sain. Un dialogue qui permettra au public européen de comprendre les personnes qu’elles accueillent, comme celles qui vivent ici, pour leur faciliter cette transition qui n’est pas toujours des plus simples ; ainsi qu’un dialogue qui permettra à beaucoup de personnes, qui vivent sous l’influence de l’Islamisme, de moins se détester lorsqu’elles ressentent un désir qui est tout à fait naturel et humain. Il s’agit, à travers nos plumes libres, d’ouvrir la voie à ceux qui veulent pouvoir parler de sexe comme un élément naturel de la vie, afin d’en finir avec les trop lourds tabous qui nourrissent les dangereuses idées reçues d’un côté comme de l’autre, et de créer, par le dialogue, un espace public du respect de chacun.
Ce que les agresseurs de Cologne ont fait est inexcusable, et ils doivent être punis selon la lois pour leurs actes, mais la montée de l’extrême-droite en Europe ne peut en aucun cas être une excuse pour ne pas parler des autres victimes de ce type d’actes dans le monde musulman et qui n’ont pas la même couverture médiatique. Ce n’est pas non plus une justification pour fermer les yeux sur les maux du monde arabe, dont des populations entières souffrent, et que M. Daoud ou Marieme Helie Lucas [3], entre autres, essaie de dénoncer.
Exprimez, Messieurs Dames les bien-pensants, votre désaccord, mais n’ayez pas la lâcheté ou la condescendance de ne pas prendre en compte nos avis critiques envers notre propre culture. Nous insistons sur ces critiques non pas parce que nous dénigrons notre monde musulman, mais bien parce que nous voulons le voir libre de tout obscurantisme.
Aujourd’hui par la peur de la xénophobie vous laissez fuiter ces idéologies islamistes sur le sol français, qui vont nourrir l’islamophobie que vous craignez. Il est temps de dire ouvertement ce qui relève de l’Islam et ce qui appartient à sa perversion. Je n’ai jamais vu autant de jeunes femmes voilées en France, et pour la plupart, alors même qu’elles sont d’origine maghrébine, le voile qu’elles arborent est d’origine islamiste iranienne ou saoudienne et non musulmane, et donc en aucun cas symbole de la culture transmise par leurs parents ou grands-parents ; mais bien d’une idéologie découverte en France et sur laquelle vous fermez les yeux par peur de donner vie, par des mots, à l’amalgame déjà présent, et qui ne peut être combattu que par le dialogue. De plus la majorité des imams qui prêchent dans nos mosquées sont, en accord avec la loi française, étrangers et donc éloignés de la réalité des jeunes français pratiquants, et ce n’est pas normal. Au lieu que l’Europe soit le berceau d’un nouvel Islam modéré et ouvert, vous l’étouffez par votre silence et par une forme de complaisance emprunte de préjugés néocoloniaux. La communauté musulmane française paisible se retrouve alors prise en étau entre l’islamophobie, le paternalisme, et l’islamisme, et tous la regardent de haut.
Non Messieurs Dames les bien-pensants, il n’est ni normal, ni musulman, que des jeunes filles cachent leurs corps et nient leur féminité sous des draps noirs parce qu’elles pensent être coupables du désir interdit chez les hommes ou parce qu’elles pensent que c’est ainsi qu’elles mériteront leur respect. Pourtant je ne suis pas contre le port du voile, je reconnais à la femme adulte la capacité de décider par elle-même la façon dont elle souhaite vivre ou non sa croyance, mais il existe une nette différence entre la pudeur dont le voile est le symbole, et l’invisibilité du concept féminin dans l’espace public que produit le niqab. Ce n’est pas là l’expression du libre et paisible exercice du culte musulman, qui ne préconise en aucun cas la négation de la femme ; mais bien le signe de la nécessité d’établir un dialogue interculturel en France, autant qu’un dialogue sur le sexe dans le monde arabe. Car si le sexe est le tabou des musulmans et l’instrument des islamistes, les musulmans semblent être le tabou de la France et l’instrument de l’extrême-droite.
Soraya