Le 9 décembre 2015 [1], Jean-Luc Mélenchon et le Parti de Gauche réunissaient autour d’eux un certains nombre de spécialistes (universitaires, chercheurs, politologues, officiers généraux en retraite) pour parler des questions de défense.
Cette rencontre poursuivait la Journée Défense du PG organisée en février 2014 [2] et qui s’était concrétisée par un numéro de la Revue de Défense nationale (RDN), présentée en décembre par son rédacteur en chef, le colonel Jérôme Pellistrandi [3]. La situation militaire de la France, les questions stratégiques, le service militaire, la privatisation de la guerre, l’ONU et quelques autres thèmes étaient au centre de ces deux rencontres. Je voudrais aborder ici certaines de ces questions.
« Sous l’uniforme, tu restes un travailleur »
Tout d’abord, sans peut-être suivre les organisateurs quant à l’importance [4] de ces deux journées, et sans cacher les désaccords que l’on a avec eux, JLM et le Parti de gauche ont raison de souligner qu’ils sont bel et bien les seuls à gauche, en tout cas dans la « vraie gauche », à se soucier des problèmes de défense. Dans le reste de « la gauche de la gauche », ces questions se réduisent bien souvent à un antimilitarisme un peu pavlovien qui n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur certaines prises de position politiques.
Il n’en fut pas toujours ainsi. Dans les années 60 et 70, des courants de la gauche extra-parlementaire avaient une véritable réflexion sur ces questions. Revendiquant l’héritage de Léon Trotsky, fondateur de l’Armée rouge ; faisant leur la victoire des Vietnamiens dans leur guerre d’indépendance de Trente ans contre les Français puis les Américains ; passionnés par la Révolution cubaine née de la lutte armée ; bousculés par la Révolution des oeillets initiée par le Mouvement des Forces Armées (MFA) au Portugal ; ces organisations discutaient des problèmes de stratégie militaire et politique, de la lutte armée et du rapport aux institutions militaires.
C’était l’époque du travail dans l’armée, de la nécessité de l’apprentissage des armes, des comités de soldats en 1973-1974, et du mot d’ordre « On te donne un fusil, prend-le » [5]. Rappelons que cette démarche était loin d’être populaire dans les milieux jeunes, largement opposés à une armée, par ailleurs identifiée aux guerres coloniales. Lycéens et étudiants étaient surtout préoccupés d’échapper au service militaire et, en 1973, la remise en question partielle des sursis par la Loi Debré avait déclenché un immense mouvement de la jeunesse scolarisée.
L’an prochain la Révolution. Pardon, les élections
Alors que c’est-il donc passé pour que tout cela ait disparu ? A mon sens, deux événements ont pesé : d’une part la disparition du service militaire obligatoire à partir de 1996 et, d’autre part, à partir du milieu des années 80, l’évanouissement de l’horizon révolutionnaire.
La fin du service militaire en France et dans la grande majorité des pays européens, scellait la fin d’une époque où il était un passage obligé des jeunes gens vers la « vie d’homme ». Et la professionnalisation des armées concrétisait pour les familles, les fameux « dividendes de la paix » : cette restitution aux individus d’une année de leur vie, que beaucoup considéraient comme une année gâchée, signifiait l’éloignement que l’on croyait, de la guerre.
Inutile de s’étendre sur la fin de l’actualité de la Révolution dans les années 80. Disons simplement que cet horizon disparu, la place de la violence dans le processus d’émancipation et la réflexion stratégique se sont évanouies. Alors même que la constitution d’un corps militaire professionnel aurait dû engendrer débats, réflexions et... réponses à cette nouvelle donne, tout est passé à la trappe. Pourquoi discuter des modalités de la prise du pouvoir si l’échéance paraît moins probable qu’un gain au loto ?
C’était mieux avant ?
Faut-il pour autant revenir au bon temps du service militaire d’un an, obligatoire pour tous comme le préconise le Parti de Gauche [6] allant jusqu’à en faire la condition pour accéder à la fonction publique ? C’est une position a priori très populaire : 80% des Français le souhaiterait si l’on en croît les sondages. Et la télé-réalité, avec l’émission « Garde à vous » s’en empare. En fait, le service militaire est aussi populaire aujourd’hui qu’il était impopulaire quand il existait. Si on demandait : « Êtes-vous d’accord pour que vos fils/filles partent en Irak ou au Mali » obtiendrait-on le même succès ? Car le service militaire n’est pas fait pour apprendre à faire son lit au carré et à être poli à table. Il est fait pour répondre en cas de guerre. Outre le coût, la faisabilité (locaux, encadrement, équipement...) qui rendent la chose presque impraticable après 20 ans d’arrêt, peut-on ignorer toute la dose d’ennui et d’inutilité que portait ledit service dans la forme qu’il avait ?
Personne ne demande ce rétablissement dans les armées, sinon quelques généraux en retraite qui y trouvent là une posture originale. Et puis, quels droits pour ces appelés ? Seraient-ils contraints aux mêmes devoirs de réserve que les militaires d’active ? Et si non, comment penser une armée à deux vitesses ? Et pour quelles missions ? Pour quelle durée et pour quelle formation ? Quelle rémunération ? On le voit, et je n’ai fait qu’effleurer le problème, le nombre de questions posées est considérable.
Selon que vous serez faible ou puissant...
Abordons maintenant un autre point de discorde, plus important. Défendre d’abord les intérêts de la France, voici le point de départ du « Nouvel indépendantisme » prôné par JLM. Pourquoi pas ? Toutefois, même en se ralliant à l’aphorisme un poil cynique du général de Gaulle selon lequel en politique internationale, on n’a pas d’amis mais que des intérêts, il nous semble quand même difficile de marcher sur certains principes si l’on se veut de gauche. Laissons cela au PS. Or, le mépris affiché de Mélenchon pour les « petites nations » ne me semble pas faire partie de ces principes.
Certes nous sommes (encore) dans la catégorie des « grandes nations », par notre puissance économique, déclinante mais encore bien réelle, comme par notre histoire. Et il est vrai aussi comme le dit JLM, que nous avons l’un des plus grands domaines maritimes au monde grâce aux poussières de notre Empire avec les nombreux avantages que cela implique.
Là aussi, pourquoi pas... à condition qu’on reconnaisse à ces territoires un principe d’autodétermination allant s’ils le désirent, jusqu’à l’indépendance. Si quand JLM dit que la Guyane ou la Guadeloupe ne sont « ultrapériphériques » que vues de Berlin, c’est juste ridicule ; si quand il repousse méprisant les « obscures querelles multiséculaires des Lettons, des Estoniens ou des Lituaniens avec leurs voisins » [7], c’est une injure à l’histoire de ces « Terres de sang » [8] ; là où cela se corse, si j’ose dire, c’est quand il nous assène que Nouméa c’est la France [9].
S’agissant de la Nouvelle-Calédonie, il devrait tout de même se rappeler qu’en vertu des accords de Nouméa qui apaisèrent la grave crise de 1984, un referendum d’autodétermination est prévu en 2018, où l’hypothèse de l’indépendance existe, aux côtés d’autres solutions d’associations. Il serait bon que celui qui s’est autoproclamé candidat de la « vraie » gauche éclaircisse ses positions sur cette question essentielle du droit à l’autodétermination, quelles que soient par ailleurs les positions que l’on puisse prendre sur des échéances particulières. Il ne peut y avoir deux types de droits : celui des puissants et celui des autres, comme il ne peut avoir deux types de peuples : ceux qui par leur importance ont droit à l’indépendance, et ceux qui trop faibles ou trop petits n’ont droit qu’à rester dans l’orbite des « grands ».
Le retour du Grand Satan
Ce qui peut paraître paradoxal dans ce « nouvel indépendantisme » c’est que JLM refuse la notion d’un monde « multipolaire » telle qu’elle avait émergé par exemple dans les années 60 autour de la notion de non-alignés. Donc, il va falloir choisir son camp car il n’y a que deux solutions. Soit l’on est du côté des USA et ses affidés, à la tête desquels nous trouvons l’Allemagne et l’Europe « sous-traitance nord-américaine », soit l’on se range aux côtés des partenaires naturels de la France que sont la Russie et la Chine, agrémentées de quelques autres nations regroupées dans ce que l’on appelé les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) plus des latino-américains et des pays d’Afrique.
L’axiome de départ et le fil du raisonnement est simple : les Etats-Unis et leur appendice OTAN, c’est le Grand Satan chers aux Iraniens. Ils ne sont qu’une nation « aux abois » belliqueuse par nécessité, pour dissimuler qu’elle ne produit plus rien mais qui doit justifier coûte que coûte son immense budget militaire et qui donc se lance dans des guerres tous azimuts. Un peu juste tout de même. Rappelons que ce pays « aux abois » est devenu le premier producteur d’hydrocarbures du monde, ce qui lui permet une marge de manœuvre en politique étrangère que bien des pays souhaiteraient avoir, sans parler de son avance en matière d’industries du numérique. D’ailleurs, Nationbuilder, la plateforme numérique qu’utilise le candidat Mélenchon pour 2017 [10] est bien... américaine. Je trouve toujours savoureux de voir conspuer l’impérialisme US sur ces fleurons californiens que sont Twitter ou Facebook !
Là encore, on peut admettre ce refus viscéral des Etats-Unis et de leur désastreuse politique étrangère depuis 2001 et être en accord avec la nécessité de sortir impérativement de l’OTAN. Le débat n’est pas là. Il est de savoir au profit de quelle politique et de quelles alliances. Et c’est bien là où le bât blesse.
De BRICS et de broc
On comprend l’attrait que certains pays latino-américains, comme le Venezuela, l’Équateur ou la Bolivie peuvent exercer. Le goût de Mélenchon pour les caudillos « de gauche » ne surprendra personne. En revanche, il ne mentionne pas Cuba dont la position anti-impérialiste depuis des décennies devrait en faire un allié naturel. Est-ce parce que Cuba et les Etats-Unis viennent de signer un accord historique ?
Mais pourquoi cette obsession pour les BRICS, un pétard mouillé, le rassemblement de pays qui n’ont rien de commun entre eux sinon d’avoir fait frétiller un jour, des financiers enthousiastes... mais qui ont depuis déchanté.
Parle-t-on de l’Afrique du Sud engluée non seulement dans la récession, mais dans la corruption personnelle de son président [11] contre laquelle s’insurge tout un pays, où l’ANC dispute au FLN algérien le titre envié de mouvement de libération le plus rapidement corrompu, où les anciens syndicalistes sont devenus les juteux actionnaires des principales mines du pays, où le gouvernement a fait tirer sur les mineurs en grève en 2012, tuant 34 d’entre eux. Un véritable exemple pour toute la gauche !
Le Brésil alors ? Outre là aussi son économie « dans les choux » peut-on vraiment faire de la dérive du PT et de la corruption qui le touche, un exemple pour la gauche ?
Reste l’Inde, dont la population dépassera bientôt celle de la Chine. Mais si l’on regarde la surenchère nationaliste du parti au pouvoir qu’alimente l’agressivité de la Chine aux dépens de ses voisins, le passif militaire entre les deux pays, c’est plutôt au bas mot la défiance [12] qui régit les relations entre les deux pays. Et les relations chinoises avec le Pakistan, l’ennemi de toujours, ne vont pas arranger les choses.
Des alliés à prendre avec des pincettes
Restent les deux principaux protagonistes de cette nouvelle alliance : la Russie et la Chine qui devraient être nos alliés contre l’impérialisme américain. Les travailleurs y jouissent-ils de conditions particulièrement favorables ? Les droits politiques et syndicaux des citoyens, la liberté de la presse, sont-ils un modèle ? Le développement industriel, l’exploitation des matières premières sont-ils pensés dans une logique écologique ? Les droits des minorités nationales ou religieuses sont-ils respectés ? Leurs relations avec les autres pays sont-elles basées sur la communauté d’intérêts et le bien-être des populations ?
Difficile de répondre « oui »... à une seule de ces questions.
La Russie rêve de son ancienne puissance à la tête d’une économie basée sur les seules hydrocarbures (et la vente d’armes !). Dotée d’un nationalisme agressif, réduisant toute voix d’opposition à la portion congrue, elle se veut le fer de lance d’une Europe blanche et chrétienne face à la « dégénérescence » venue des États-Unis. Poutine est aujourd’hui le champion de l’extrème-droite européenne [13]. L’écœurante campagne menée les officines de propagande russes contre Angela Merkel sur les réfugiés [14] est la parfaite illustration de cette symbiose. Sans même parler de sa politique d’annexion en Crimée, de la guerre couverte en Ukraine, de son soutien à Assad qui se traduit depuis plusieurs mois par des bombardements aveugles sur ce qui reste de l’opposition syrienne et les populations.
Faut-il s’étendre sur la brutalité de l’exploitation du capitalisme sauvage en Chine ? L’effondrement brutal des Bourses qui fait tanguer tout le système international, rappelle que les bulles financières ne sont pas l’apanage des « vieux » capitalismes, Quant à la politique étrangère de prédation [15] dont font l’amère expérience Africains ou Grecs, utilisant de façon systématique la corruption des pouvoirs en place, elle ne vaut guère mieux là encore que celle des pires pays impérialistes. Aux yeux de Pékin, la France seule pèse-t-elle beaucoup plus que la Lettonie, sacs Chanel et tour Eiffel en plus ? Pas sûr.
Russie et Chine inquiètent et pas seulement les USA et leurs soutiens. Si les États-Unis ont et de très loin encore, le premier budget militaire du monde, la présidence d’Obama s’est caractérisée par une baisse substantielle du budget militaire, celui-ci passant de 4,6% du PIB en 2011 à 3,7% en 2014. Dans le même temps, celui de la Russie connaissait exactement le chemin inverse passant de 3,7% du PIB en 2011 à 4,5% en 2014. Quant à celui de la Chine [16], s’il est resté peu ou prou identique en pourcentage du PIB, il a doublé en huit ans et est aujourd’hui le deuxième du monde... Ironie de l’histoire, le Vietnam se rapproche militairement des États-Unis contre la politique d’expansion de la Chine à ses dépens. En fait, si l’on veut dégager une tendance générale, on peut dire que l’Occident réduit son armement quand les émergents s’arment à tour de bras [17]...
La guerre froide ? Même pas
Quant à l’Europe, elle disparaît de ce nouveau système d’alliances. Or, si l’Union européenne est aujourd’hui aux antipodes de ce qu’on souhaite, faut-il nier pour autant l’histoire de ces pays qui se sont construits les uns par rapport aux autres, imbriqués pour le meilleur ou le pire depuis des siècles. Puisque JLM se revendique de la pensée gaullienne en matière de politique étrangère, rappelons que le premier geste du général de Gaulle fut pour la réconciliation franco-allemande et pour jeter les bases de ce qui deviendra la Communauté européenne.
Les deux camps tracés par Mélenchon n’en sont pas : si la guerre froide faisait choisir entre deux systèmes idéologiques qui se voulaient opposés, aujourd’hui le choix proposé est entre le capitalisme et... le capitalisme. Au nom de quoi la gauche devrait-elle choisir les uns contre les autres ? Être viscéralement contre les USA et « l’Europe allemande » ne fait pas une politique de gauche. Cette place est prise par l’extrême droite qui donne le ton.
Il faut se rendre à l’évidence : que cela plaise ou non, le monde n’a jamais été aussi éclaté. La montée des nationalismes dans tous les pays est grosse d’immenses dangers. Tous les pays jouent pour eux-même à partir du moment où ils ont une certaine puissance. Les alliances se nouent et se dénouent, les volte-faces et les coups bas pleuvent entre alliés.
Le monde est-il plus sûr que du temps où les blocs s’affrontaient ? Que non. Bien au contraire. Mais créer des alliances artificielles en pensant résoudre ces tensions est une illusion qui mène à des compromissions que l’on voit à l’œuvre sur la Syrie. Mener une politique étrangère qui ne soit ni angélique ni cynique n’est guère aisé. Le pragmatisme doit régner en la matière, mais il ne faut pas renier ses principes au nom du réalisme. Et soutenir l’écrasement sous les bombes [18] d’une insurrection démocratique contre une dictature fait partie des reniements.
Ariane Pérez, 21 février 2016