Entre 1979 et 1983, les deux Allemagnes ont vu sur leur territoire respectif le déploiement d’un arsenal considérable d’armes conventionnelles et d’armes atomiques dans la course aux armements États-Unis/URSS. « Aucune des deux superpuissances ne veut la guerre » note Marion Dönhoff, alors rédactrice en chef de l’hebdomadaire libéral Die Zeit dans son éditorial, « mais chacune a une peur panique que l’autre veuille la déclencher... et les Européens se trouvent encastrés dans deux systèmes régis par deux hommes politiques dont on connaît la paranoïa ; l’un soutient systématiquement chaque mouvement révolutionnaire qui éclate dans le monde, l’autre parle tantôt d’une guerre atomique limitée, tantôt de la nécessité d’avoir le potentiel indispensable pour mener une guerre nucléaire longue... Les manœuvres de dissuasion ont bien sûr empêché la guerre pendant trente ans, mais est-ce suffisant pour garantir la paix jusqu’à la fin du siècle » [1] ? Dans le cas contraire, l’Europe serait le champ de bataille de la Troisième Guerre mondiale et les deux Allemagnes les deux pays à être réduits à néant : 400 000 soldats soviétiques (27 divisions), 170 000 soldats de l’Armée nationale populaire (NVA) + 50 000 gardes-frontières stationnaient alors en RDA, près d’un million de soldats (y compris la Bundeswehr étaient massés en RFA) [2]
En cas d’attaque, seul 3 % de la population ouest-allemande aurait trouvé refuge dans des abris. Selon l’OMS, les pertes civiles auraient été multipliées par seize par rapport aux pertes militaires, même si les engins avaient touché leurs cibles. Dans un pays à très forte densité de population comme la RFA, l’angoisse croissante, surtout parmi les jeunes, témoignait de leur volonté de sortir de l’engrenage du surarmement.
Helmut Schmidt, chancelier social-démocrate (1974-1982), plus atlantiste que son prédécesseur Willy Brandt, se trouvait dans une situation difficile : les négociations américano-soviétiques de Genève étaient au point mort, les négociations entre partenaires occidentaux et des partenaires occidentaux avec Jimmy Carter pour empêcher l’installation de fusées SS-20 en Europe de l’Est s’avéraient ardues : « Il s’agissait de nouveaux engins soviétiques, capables d’atteindre l’ensemble du théâtre européen. Leurs caractéristiques (nombre, souplesse d’emploi et une relative précision) leur permettaient théoriquement de détruire en vingt minutes les 450 objectifs fixes (bases, aérodromes, etc.) de l’OTAN... les SS-20 étaient l’arme de découplage stratégique entre l’Europe et les États-Unis, le cauchemar des Occidentaux depuis l’apparition des armements nucléaires soviétiques. » [3] Les négociations aboutirent, en 1979, à ce qu’on appelle « la double décision de l’OTAN : on proposait à l’URSS le retrait des SS-20 ; si elle s’y refusait, les États-Unis installeraient en Europe, à partir de 1983, 108 fusées Pershing-II et 464 missiles de croisière capables d’atteindre le territoire soviétique ». Ces fusées et missiles de croisière (en tout 572) étaient très précis... « et permettaient de réaliser toute une série de frappes anti-forces sur le sol soviétique impossibles auparavant. En particulier le Pershing-II était une arme extraordinaire, capable, en quelques minutes, d’atteindre un camion à plus de 2 500 km et de faire pénétrer profondément dans le sol une tête nucléaire très perfectionnée » [4]
Les nouveaux engins devaient être installés en RFA, en Grande-Bretagne, en Italie et au Benelux : « L’objectif de l’URSS était de faire échouer la mise en place des Pershing, non pas par la négociation, mais en faisant craquer la RFA... sous le poids des pacifistes. » [5]. Helmut Schmidt soumis à la fois à la pression de l’aile gauche du SPD et des pacifistes tenta d’affirmer la nécessité de négociations pour le désarmement, mais aussi la mise en place de missiles américains (Nachrüstung) pour répondre aux SS-20 si les négociations échouaient. Pour le gouvernement allemand, la double décision de l’OTAN signifiait paix et sécurité. Mais la présence d’armes nucléaires n’était-elle pas une menace plus qu’une protection ? Nombreux furent les articles de protestation dans des journaux comme le Frankfurter Rundschau, le Berliner Tageszeitung (TAZ), dans des publications des Églises, des revues féministes (Emma, Courage), nombreux furent les appels à manifester pour la paix. Le quotidien Die Welt fit paraître aussitôt un contre-argument : supprimer les armes nucléaires à l’Ouest était loin d’être une garantie suffisante pour la population, car les puissances adverses feraient-elles de même ?
L’opposition à la politique de défense fit renaître un puissant mouvement pacifiste qui se concrétisa par l’appel de Krefeld, en novembre 1980, signé par Petra Kelly (députée des Verts au Bundestag à partir de 1983), le général Bastian (qui démissionna de l’armée en signe de protestation) et le pasteur Martin Niemöller, demandant au gouvernement de renoncer au déploiement des Pershing.
Une grande manifestation pacifiste se déroula à Bonn, le 10 octobre 1981, à l’appel d’écrivains (dont Walter Jens, Heinrich Böll, Margarete Mitscherlich, Luise Rinser, Eugen Kogon, Bernt Engelmannn...), de théologiens (dont Martin Niemöller, Brigitte et Helmut Gollwitzer, Dorothee Sölle, Uta Ranke-Heinemann, fille de l’ancien président de la RFA, Gustave Heinemann), d’universitaires (Ossip Flechtheim, Wolfgang Abendroth...), d’hommes politiques (dont Otto Schily, ministre de l’Intérieur du gouvernement Schröder), des mouvements écologiques, des féministes comme le groupe de travail des femmes social-démocrates (ASF) qui affirmèrent que la volonté de paix des femmes était étroitement liée à la lutte politique pour leurs droits.
En juin 1982, le Parti social-démocrate réuni en congrès à Munich refusa le principe de l’installation des Pershing en RFA. Le SPD qui n’avait pas oublié que le pacifisme faisait partie de son patrimoine et constatant que son électorat rejoignait les Verts et les Alternatifs, chercha à tout prix à éviter l’élargissement du fossé entre le parti et les autres mouvements pour protéger Schmidt.
Mais désavoué par son aile droite, puis par son partenaire gouvernemental le Parti libéral (FDP), le chancelier dut laisser sa place au chrétien-démocrate Helmut Kohl. En novembre 1983, le Bundestag vota de justesse l’installation de 572 Pershing-II et Cruise missiles ; le SPD et les Verts ont voté contre, approuvés par des milliers de pacifistes et des écrivains accourus sur place. Le stationnement des fusées enlevait à la RFA toute souveraineté politique au profit des États-Unis car toutes les unités allemandes étaient placées sous le contrôle de l’OTAN. L’inquiétude de la population grandit, Marion Dönhoff dénonça la croissance du budget de recherche et de développement de l’armement : « Depuis 1970, Moscou a entamé une course aux armements que personne à l’Ouest n’aurait cru réalisable. Aux États-Unis sous la présidence de Reagan, le Congrès et le Sénat viennent d’augmenter les dépenses militaires pour 1982-1983 à des sommes jamais atteintes. En 1981, les dépenses représentaient 178 milliards de dollars (6 % du PNB) et devraient atteindre 355 milliards jusqu’en 1986 (10 % du PNB) » [6]
Le mouvement pacifiste, qui reprit vigueur à cette époque-là, avait déjà un certain nombre d’années d’existence. À Berlin-Ouest qui, selon l’historien Alfred Wahl, passait pour être « le microcosme de la République fédérale », les manifestations contre la guerre au Vietnam avaient débuté dès 1966. Deux forces jouèrent alors un rôle important : l’opposition extraparlementaire (APO) et son noyau dur, le SDS, l’ancienne organisation étudiante du SPD, les mouvements alternatifs dont beaucoup de femmes et des sympathisants communistes. Sous le gouvernement de coalition SPD/FDP de Willy Brandt (1969-1974), les Soviétiques tentèrent d’exploiter le pacifisme et la peur de l’armement nucléaire en RFA pour semer la discorde dans le camp occidental : « On assista à la mise en place d’un véritable bilatéralisme germano-soviétique : la RFA devint le premier partenaire de l’URSS en Europe occidentale et l’axe essentiel de sa stratégie de division des Occidentaux. Avec un certain succès. » [7]
À la même époque, deux instituts de recherche pour l’étude des conflits et le travail sur une politique de paix et de sécurité ont vu le jour ; l’un, la Deutsche Forschungsgesellschaft für Friedens-und Konfliktforschung à Francfort/Main sous l’égide du Land de Hesse et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (l’équivalent de notre CNRS), l’autre, le Forschungsinstitut für Friedens-und Sicherheitspolitik à Hambourg. À Francfort (où sur les 22 chercheurs occupant un poste élevé, deux seulement étaient des femmes), cinq groupes travaillaient sur une meilleure connaissance de la dynamique de l’armement dans le conflit Est-Ouest et les moyens de mettre en place une politique de dissuasion. Interdisciplinarité, indépendance temporelle puisque les chercheurs n’avaient pas de mission ponctuelle à remplir, ce sont eux qui étaient les mieux placés pour faire connaître les dégâts considérables que pourrait causer un seul de ces missiles, tout en étant écartelés entre l’angoisse que leur conférait leur savoir et les limites de leurs possibilités d’action [Ute Volmerg « Friedensforschung, eine männliche Wissenschaft ? », Gruppendynamik : Alma Maters Töchter 18, no 3, 1987, p. 205-215.]] Deux fondations travaillaient également sur cette thématique : la Fondation Volkswagenwerk et la Fondation Berghof für Konfliktforschung. Dès 1983, le gouvernement Kohl supprima l’indépendance de l’Institut de Francfort en l’intégrant dans la section Politik de la Deutsche Forschungsgemeinschaft et on n’entendit plus parler des autres organismes.
La grande manifestation des pacifistes d’octobre 1981 citée précédemment fut, toutes proportions gardées, la plus médiatisée. Généralement les média occultèrent ce type de démonstration organisée, d’après eux, par des groupes marginaux téléguidés par une cinquième colonne de Moscou infiltrée à Berlin-Ouest, d’autant plus que certains pacifistes véhiculaient le slogan « plutôt rouges que morts » (eher rot als tot), qu’ils manifestaient leur volonté de rompre avec les deux blocs et recherchaient l’indépendance. Des personnes dignes de foi m’ont affirmé que la STASI avait infiltré des agents dans le but de semer le trouble et de faire croire que seule la RDA souhaitait vraiment la paix.
Pourtant les thèmes porteurs pacifisme, protection de l’environnement, antimilitarisme, surtout la volonté de paix étaient des thèmes soutenus depuis longtemps par les Églises en RFA. Le Congrès protestant, le Kirchentag, qui se réunit tous les deux ans, se déroula du 17 au 21 juin 1981 à Hambourg, et rassemblant quotidiennement plus de 100 000 personnes, eut pour thème la prière pour la paix. Peu après la clôture du Kirchentag, le journal Rheinischer Merkur constata qu’il serait désormais impossible à tout citoyen, que ce soit dans les Églises ou dans les partis politiques, d’ignorer ou de prendre à la légère le vaste mouvement pacifiste dont le rassemblement évangélique avait été le catalyseur [8]. En novembre de la même année, le Conseil de l’Église évangélique d’Allemagne (EKD) publia son mémorandum intitulé Sauvegarder, promouvoir, renouveler la paix. Au nombre des rédacteurs se trouvaient, en dehors des théologiens, des hommes politiques de la CDU tels que le bourgmestre de Berlin-Ouest, Richard von Weizsäcker, président de la République de 1984 à 1994, son successeur à la présidence Roman Herzog (1994-1999), Erhard Eppler, Jürgen Schmude du SPD. Erhard Eppler et d’autres députés qui avaient participé aux manifestations pour la paix se joignirent à celle de juin 1982, en conclusion des grandes marches de Pâques. Le Kirchentag suivant (1983) prit comme thématique « Choisir la vie », interdire les conflits armés pour protéger les enfants déjà nés, les enfants à venir, pour appeler les mères à s’unir pour la paix.
Au sein de la RFA, l’Église protestante continuait à intensifier la collaboration avec l’Église catholique et les autres groupements engagés dans le pacifisme, les femmes d’obédience partisane, les autonomes, les écologistes.
L’Église catholique avait, elle aussi, pris position en faveur de la paix (les synodes épiscopaux, les déclarations du cardinal Joseph Höffner, en automne 1981). Les jeunes catholiques se sentaient soutenus par le Saint-Siège et choisirent comme devise les paroles de Pie XII : « La volonté de paix est solide comme l’acier. » Le jour de la Fête-Dieu (férié dans les Länder à majorité catholique), 150 000 personnes prièrent pour la paix devant un autel érigé sur la place de l’ancien Hôtel de Ville, à Bonn. Au même moment, Helmut Schmidt reçut 14 chefs d’État pour le sommet de l’OTAN. Objectif : préserver la paix. La veille, devant le Bundestag, Reagan avait déclaré qu’il marcherait en tête de la manifestation si quelqu’un arrivait à le convaincre qu’elle serait une garantie de paix. Mais Reagan n’en a pas été convaincu... [9]
Le Congrès de l’Église catholique, le Katholikentag à Düsseldorf, dans la première quinzaine de septembre 1982, avait repris la même thématique « la paix et le désarmement » [10]. Même si le document du Comité central des catholiques allemands était plus critique à l’égard des tendances pacifistes que le mémorandum protestant, que son analyse opposait sans nuances le bloc communiste aux pays pourvus d’une constitution démocratique, même si le Conseil de l’Église protestante s’est voulu plus conciliant à l’égard des groupes pacifistes pour ne pas s’éloigner des jeunes, le document catholique qui préférait rassurer les fidèles modérés avait une importance capitale [11].
À la même époque, de l’autre côté du rideau de fer, Erich Honecker proposait comme axiome au 10e Congrès du SED, en avril 1981 « Le socialisme et la paix sont de même nature » [12]. C’est au Conseil de la paix ou à toute autre organisation de masse que fut confiée la mission d’organiser des manifestations au moment opportun ou de collectionner des signatures. Cent mille jeunes furent rassemblés à Berlin-Est en 1981, 15 000 à Dresde manifestèrent à la Pentecôte 1982 sous l’égide des Jeunesses communistes (FDJ) contre l’escalade de l’armement en Occident [13]]]. Mais le véritable mouvement pacifiste en RDA, fait de minorités, essentiellement d’intellectuels, de jeunes chrétiens et d’éléments contestataires « vient au contraire d’en bas, un mouvement qui monte des racines », constata l’écrivain est-allemand Stefan Heym [14]. En RDA, les Églises n’ont cessé de prendre position pour la paix en critiquant l’enseignement prémilitaire, la militarisation de la société, en refusant la logique de la dissuasion nucléaire et de la course aux armements. « Elles constituaient de fait le seul espace de liberté (réduite mais réelle) qui puisse accueillir un mouvement de paix autonome et fournir un forum ou un lieu de rencontre pour des personnes politiquement et/ou socialement marginalisées qui ne sont pas nécessairement chrétiens. » [15]
La rencontre d’intellectuels des deux Allemagnes que Stefan Heym prit l’initiative d’organiser à Berlin-Est les 13 et 14 décembre 1981 sur le thème de la paix et du désarmement [16] le fut avec l’autorisation de Honecker ; pourtant, les participants dénoncèrent à la fois l’installation des SS-20 et des Pershing ; cette rencontre eut le mérite d’avoir mis à l’ordre du jour la revendication d’un mouvement pacifiste autonome, analogue à celui de la RFA. Le Pr Robert Havemann, assigné à résidence à Berlin-Est pour avoir critiqué le régime, dans une lettre adressée à ses amis de l’Ouest leur demanda de soutenir au maximum le mouvement autonome en RDA, sans cesse harcelé par les autorités. Au même moment, dans une circulaire aux membres de la liste alternative de Berlin-Ouest, Heinrich Böll alla dans le même sens.
Mouvement pacifiste à l’Ouest, accusé de procommunisme, mouvement autonome de la paix à l’Est, accusé d’être manipulé par les revanchards de Bonn : on note toute l’ambiguïté, l’utilisation impropre et abusive de certains termes volontairement mal définis, l’instrumentalisation idéologique des concepts de paix et d’antifascisme, l’association faite par le SED et le régime dès le début de la guerre froide entre fascisme et impérialisme américain.
Afin d’alimenter une propagande anti-impérialiste, les autorités est-allemandes saluèrent d’abord avec enthousiasme les manifestations pacifistes à l’Ouest pour s’apercevoir très vite qu’elles donnèrent une impulsion au mouvement pacifiste autonome en RDA. Il fallait le neutraliser au plus vite avant qu’il prenne de l’ampleur ; l’exemple polonais pourrait lui donner une autre dimension politique et mobiliser la population est-allemande. C’est le moment que choisit la Chambre du peuple pour voter une nouvelle loi sur le service militaire (25 mars 1982) qui devait permettre, selon le ministre de la Défense Heinz Hoffmann, un renforcement de l’armée, une union plus étroite entre l’armée et le peuple, une compensation (accompagnée d’une série d’autres mesures) du déficit en jeunes recrues dû aux années de faible natalité. Cette loi stipulait que les femmes pourraient être appelées sous les drapeaux en cas d’urgence ; elle fut fortement appuyée par Margot Honecker, ministre de l’Éducation et épouse du secrétaire général du parti, ainsi que par Klaus Gysi, secrétaire d’État au même ministère et père de Gregor Gysi, le fondateur du parti postcommuniste (1990) PSD. Les cours d’enseignement militaire obligatoires pour tous les jeunes (garçons et filles) de 15 et 16 ans depuis 1978 comportaient quatre séances de deux heures et un stage pratique de défense civile de douze jours en fin d’année scolaire.
C’est précisément contre l’éventuel enrôlement dans la Bundeswehr que les Allemandes de l’Ouest protestèrent avec force. Dès 1974, Georg Leber, alors ministre de la Défense, avait évoqué la possibilité d’un service militaire féminin, mais c’est surtout son successeur, Hans Apel, qui remit avec insistance la question sur le tapis ; son argument majeur : c’est la meilleure application de l’égalité hommes/femmes. En réalité et comme en RDA, il fallait pallier le manque d’effectifs correspondant aux années de faible natalité. À l’instar du ministre, la grande prêtresse du féminisme Alice Schwarzer se déclara favorable au service armé des femmes au nom de l’émancipation. Cependant, l’article 12, § 4 de la Loi fondamentale est très clair : « En aucun cas, elles (les femmes) ne doivent être employées à un service armé. » Les lois d’urgence votées en mars 1967, qui devaient permettre à l’État de faire face à des situations mettant en cause son existence, incluent un règlement obligeant les femmes à effectuer des services civils : l’article 12 § 4 de la Loi fondamentale stipule d’ailleurs « les femmes âgées de 18 ans révolus à 55 ans révolus peuvent être affectées à ces services par la loi ou en vertu d’une loi... ». Le gouvernement comptait 200 000 femmes (médecins, infirmières, aides-soignantes, femmes de service, cuisinières) sans lesquelles une grande partie de la machinerie militaire aurait été paralysée.
L’argument de l’égalité des sexes est très ambigu : un certain nombre d’hommes politiques y sont favorables mais rejettent l’IVG en invoquant les exterminations à Auschwitz (ce qui rappelle les propos d’un député d’extrême droite à l’Assemblée nationale, en 1975, face à la ministre de la Santé, Simone Veil). De nombreux groupements féministes signèrent un appel de protestation contre le service armé des femmes, paru dans toute la presse [17]. La Confédération générale des syndicats (DGB) alla dans le même sens et souhaitait une éducation familiale antimilitariste, des tables rondes pour apprendre à penser autrement ; le service militaire tomberait dans la tranche d’âge où les femmes donnent naissance à leur premier enfant [18]. Les femmes sont donneuses de vie, donc porteuses de paix, la déduction est logique, dit-on ; mais porteuses de paix dans les sociétés à domination masculine uniquement. Autre argument : les femmes sont opposées à la violence parce qu’elles sont de nature conciliante, pacifique (friedlich). « Je ne suis pas contre une action de violence parce que je suis femme », peut-on lire dans le Berliner Tageszeitung, « mais parce qu’une stratégie conflictuelle ne correspond ni aux réalités politiques de l’Allemagne fédérale, ni à une société de liberté. Les femmes ne sont pas pacifistes de nature » [19]. Les Allemandes en ont assez de faire partie des victimes civiles des violences masculines. Vulnérabilité, souffrance des victimes qui mériteraient compassion et protection. En s’identifiant aux détenteurs du pouvoir, on peut se protéger du rôle de victime, mais contrairement à ce que dit l’histoire des mentalités, ce n’est pas un mécanisme spécifiquement féminin. La relation des femmes à la violence, à la colère, à la radicalité fut toujours tabouisée. On parle peu de la peur des femmes face à la violence notamment dans la guerre et l’après-guerre, de la peur qui les paralyse. Depuis 1945, les Allemands (les hommes et les femmes) passent sous silence leurs angoisses et leurs propres fantasmes face à la violence. C’est précisément dans ce pays que les mouvements féminins se sont créés ou recréés tardivement après la fin de la guerre et n’ont pas été assez vigilants pour intervenir avec insistance dans la mise en place des instances politiques de leur pays. L’étude de l’histoire des Allemandes en RFA en est une preuve : jusqu’en 1950, la priorité fut donnée à un retour à la normalité et au maternalisme. Les autorités d’occupation, notamment les Français, ont pesé d’un poids très lourd sur le refus de la mise en place de commissions féminines.
Tout ce qui est politique concerne chaque citoyen, homme et femme. L’Autrichienne Johanna Dohnal, secrétaire d’État dans le gouvernement de Bruno Kreisky dans les années 1970 et responsable des questions féminines, insista au Congrès des femmes de l’Internationale socialiste sur leur devoir de faire partie de tous les secteurs de la politique [20] et sur le fait qu’il y avait une corrélation étroite entre les objectifs des femmes pour la paix et d’autres objectifs de leur lutte (le chômage, la réduction du temps de travail...) et de leur lutte au quotidien contre l’agressivité, dans l’éducation des enfants contre la violence, le refus d’acheter des jouets de guerre. La question de la paix contribue beaucoup à la politisation des femmes.
De quels moyens pouvaient-elles disposer puisque les institutions officielles ne bougeaient guère, pour sortir des sentiers battus. Aucun des trois partis qui se sont partagés le pouvoir depuis 1949 n’avait agi. Les écologistes (les Verts) et les mouvements alternatifs représentaient une nouvelle force politique avec un électorat avant tout jeune et féminin, même si cette force restait disparate et mobilisait surtout pour des questions ponctuelles. Les femmes furent attirées par ce nouveau parti représentant une alternative politique en raison de ses revendications à la fois écologiques et sociales, de son antimilitarisme inconditionnel, de ses structures démocratiques orientées vers la base. Les Verts entrèrent d’abord dans quatre Diètes régionales (Brême, 1979 - Bade-Wurtemberg, 1980 - Berlin, 1981 - Basse-Saxe, 1982) en prenant essentiellement des voix au SPD ; le parti fit son entrée au Bundestag en 1983 et Petra Kelly, ancienne adhérente du SPD, très active en faveur de la paix, insista à la tribune du Parlement sur le fait que la paix signifiait davantage que l’absence d’une guerre (voir également sa lettre ouverte à Willy Brandt Kompromisslos in Lebens-und Überlebensfragen) [21]. « La paix, dit-elle, c’est la protection de l’environnement, c’est empêcher la déforestation pour y installer des bases de missiles [22], c’est lutter contre l’implantation de centrales nucléaires. » Des vigneronnes et des ménagères de la région du Kaiserstuhl, près de Fribourg-en-Brisgau, manifestèrent dans les années 1970 avec leurs collègues de l’autre rive du Rhin contre la construction d’une centrale à Wyhl (avec succès puisque la centrale ne fut pas construite suite à une série d’autres manifestations importantes).
Des femmes ont marché pour la paix en Europe, aux États-Unis, mais c’est en Allemagne fédérale qu’elles furent le plus actives. En consultant les liasses de dossiers sur la participation des femmes aux initiatives pour la paix dans les centres de recherche et les fondations à Berlin, à Cologne [23], en lisant les tracts, les appels à manifester, les pétitions, les articles de certains journaux et les comptes rendus de camps de résistance, de sit-in, de sit-down, de simulations de mort atomique à proximité des bases militaires, on est impressionné par le nombre, la médiatisation presque inexistante si ce n’est pour condamner. Dans l’impossibilité de les citer tous, plus ou moins réussis d’ailleurs, en voici quelques exemples significatifs : en été 1981, des milliers de femmes se relayèrent dans une marche pour la paix au départ des pays scandinaves vers Paris, plus de 200 000 d’entre elles signèrent l’appel contre la menace de guerre nucléaire. Pendant ce temps, des Allemandes affluèrent de différentes régions de la RFA vers les futurs emplacements des Pershing-II. Depuis la Sicile, Amsterdam, Copenhague, Berlin-Ouest, elles arrivèrent à Vienne (Autriche) le 6 août 1982, jour anniversaire de la bombe d’Hiroshima. Deux ans auparavant, en août 1980, elles avaient marché au départ de Berlin-Ouest vers la Cour internationale de La Haye. D’autres étaient parties vers Genève, pour une Conférence des femmes pour le désarmement dont on ne parla guère. En Grande-Bretagne, à Greeham-Common-Newsbury, elles furent 30 000 à manifester contre l’emplacement de missiles de croisière ; à Rome, des Autrichiennes attirèrent l’attention sur une lettre adressée au pape le 18 septembre 1983 et signée par des milliers d’entre elles à travers l’Europe : « Nous demandons à l’Église de condamner les menaces de mort qui pèsent sur nos familles et sur toutes les familles du monde ». La Ligue internationale des Femmes pour la paix et la liberté (créée en 1915), une ONG à statut consultatif auprès des Nations Unies, réunit 70 000 signatures dans la seule Allemagne fédérale, mais le secrétaire général de l’ONU (en 1981, l’Autrichien Kurt Waldheim) n’a pas daigné accepter la pétition de 150 000 signatures des femmes pour la paix.
Nombreux furent aussi les appels et pétitions d’associations spécifiques mixtes de médecins, de juges, de procureurs, d’enseignants de tous les niveaux, d’informaticiens, de sportifs... et la question réitérée : Comment être sûr de pouvoir éviter l’erreur humaine dans une alerte informatisée aux États-Unis comme en Union soviétique ? L’année 1983 vit une tempête de manifestations. À Gorleben (où le gouvernement prévoyait de construire une usine de traitement de déchets nucléaires), 60 personnes, jeunes et moins jeunes, notamment des femmes, se relayèrent 24 h/24 h pendant une semaine en organisant des sit-in sur les routes d’accès. La police les délogea deux fois par jour, releva l’identité de certains, en arrêta d’autres pour quelques heures ; la même chose se produisit à Brokdorf (usine de plutonium) et à Wackersdorf où les autorités renoncèrent à construire une centrale nucléaire.
Dans le massif du Hunsrück (Rhénanie/Palatinat), le camp de résistance des femmes de Hasselbach (futur dépôt de 96 missiles de croisière) rassembla environ 600 femmes pendant un mois en été 1983 et elles récidivèrent jusqu’en 1988. Des groupes de travail préparèrent des campagnes de protestation contre les bordels pour les soldats américains, des sit-in pour empêcher les départs en manœuvres. L’objectif premier de ces campagnes, que ce soit à Mutlangen (emplacement des Pershing-II, à Francfort-Hausen (entrepôts de montage des Pershing), à Grossengstingen (dépôt de lance-fusées)... Ces groupes tentèrent de développer des forces de résistance spécifiques, d’expliquer les rapports entre la violence au quotidien envers les femmes et le militarisme, d’éveiller la vigilance pour ne pas se laisser intoxiquer par la désinformation.
Les femmes ne furent pas seules à bouger. À l’initiative de la Fondation Bertrand-Russell pour la paix, une Conférence européenne pour le désarmement nucléaire se réunit à Bruxelles du 1er au 4 juillet 1982 ; objectif : créer une zone libre de tout armement nucléaire du Portugal à la Pologne [24] et voter une Charte pour une Europe sans armes atomiques, charte élaborée par Michaela von Freyhold et Rudolf Bahro, expatrié de RDA pour avoir publié à l’Ouest un ouvrage devenu célèbre L’Alternative. Pour une critique du socialisme réellement existant (1976). La thématique d’une Europe sans armes nucléaires fut reprise un peu plus tard à l’Université libre de Berlin-Ouest à l’appel de groupes alternatifs et d’associations confessionnelles ; une assistance nombreuse réclama une autre politique de paix. Au cours de la journée de débats, les noms de Schmidt et de son ministre des Affaires étrangères Genscher, accusés de soutenir l’escalade, furent conspués, l’atmosphère souvent houleuse empêcha les orateurs de se faire entendre. Le Parti communiste ouest-allemand, le DKP, avait refusé toute participation à cette réunion. Robert Havemann fit lire une lettre de protestation écrite à Brejnev contre l’installation des SS-20, lettre restée sans réponse. Il en appela à l’union par-delà les différences partisanes pour ne pas rester éternellement coincé dans un ghetto pour la paix [25]. Donner la priorité à un changement des structures mondiales, mobiliser l’opinion publique pour faire avancer la paix, c’est ce qu’écrivit également le physicien de renom mondial, Carl Friedrich von Weizsäcker dans la préface de son étude Les conséquences de la guerre, les mesures préventives pour l’éviter.
Quant aux camps, sit-in, installations sauvages sur des lieux à proximité des dépôts militaires et des centrales nucléaires, les autorités répondirent par une avalanche d’amendes dont l’ensemble fut estimé, en 1985, à plus de 40 000 marks et se traduisit par un appel de dons à travers le pays. Günther Frankenberg, professeur de droit pénal à l’Université de Francfort/Main, avait ouvertement posé la question : des manifestations passives (sit-in, teach-in...) devaient-elles être considérées comme des manifestations violentes, donc répréhensibles, puisqu’elles n’entraînent aucune dépense de force physique [26] ? Les juridictions, différentes selon les Länder ont prononcé des peines différentes pour les mêmes délits. Les sept femmes inculpées après le sit-in de protestation à Francfort-Hausen furent acquittées alors que les participantes au sit-in de Mutlangen furent condamnées à une amende de 300 marks ou vingt jours de prison par le Tribunal de première instance de Schwäbisch Gmünd pour entrave à la circulation, considérant la résistance passive comme un acte de violence. Certaines femmes jugèrent que la prison avait un impact beaucoup plus grand dans l’opinion publique et même à l’intérieur d’une prison : les étudiantes Leonie Glahn et Christa Kröger, Martha Kuder, 64 ans, membre du SPD et Inge Aicher-Scholl, 70 ans, médecin, mère de cinq enfants et sœur de Hans et Sophie Scholl, des étudiants du groupe de résistants munichois Weisse Rose, exécutés en 1943. En 1987, Inge Aicher-Scholl fut la première récipiendaire du prix de la paix de l’Allgäu, décerné par l’Association internationale des médecins opposés aux conflits nucléaires (Vereinigung internationaler Ärzte für die Verhütung des Atomkriegs). Une instruction fut ouverte à Bonn contre 105 personnes (parmi lesquelles Katia Bloch, la veuve du philosophe Ernst Bloch, la cantatrice Katia Ebstein, Bernt Engelmann...) qui avaient appelé à un sit-in devant le dépôt d’armes nucléaires à Hasselbach (Hunsrück). Certaines femmes furent condamnées à des amendes allant de 490 à 980 marks pour entrave aux manœuvres militaires malgré les protestations du Comité de coordination du mouvement de la paix contre la « criminalisation » des participants.
Après la signature à Washington, en décembre 1987, du traité INF (Intermediate Nuclear Forces) « éliminant les armes américaines et soviétiques de 500 à 5 500 km de portée... désormais la RFA et la RDA seraient les seuls territoires où tomberaient des armes nucléaires tactiques en cas de guerre : il y eut en conséquence tout de suite en RFA une forte pression pour passer au triple zéro et dénucléariser complètement » [27]. Il est difficile de mesurer l’impact de ces multiples actions pour préserver la paix ; se demander si le jeu en valait la chandelle, toutes les questions que l’on se pose à ce sujet n’ont pas de mise, la paix ne peut se mesurer en termes de statistiques ou de pourcentages.
Jamais les menaces de guerres ne seront écartées, mais gardons jusqu’au bout la foi de Gandhi : « Si la non-violence devient la loi de l’humanité, l’avenir appartient aux femmes. »
Marianne Walle, Université de Rouen
Résumés (français, English)
Français
Entre 1979 et 1983, les deux Allemagnes ont vu sur leur territoire respectif le déploiement d’un arsenal considérable d’armes conventionnelles et d’armes nucléaires dans la course aux armements États-Unis/URSS. Le présent article est une brève analyse du contenu et de la portée des mouvements pacifistes en Allemagne fédérale, largement soutenus par un grand nombre d’intellectuels, par les Églises (notamment l’Église protestante), les Verts, des députés social-démocrates, des mouvements de femmes ; ces dernières protestèrent également contre un éventuel enrôlement dans la Bundeswehr. Les manifestations et les prières pour la paix furent importantes et nombreuses, mais très différentes des manifestations initiées et soutenues par le gouvernement de l’ex-RDA. Nous tenterons de voir de quels moyens spécifiques disposaient les femmes pour lutter contre le surarmement de leur pays, tels que des camps de résistance, des sit-in à proximité des bases de l’OTAN et des campagnes d’information.
English
Des femmes dans les mouvements pacifistes en Allemagne fédérale (1979-1983)
Between 1979 and 1983, during the US-Soviet arms race, the two German States had seen on their respective territory the deployment of a considerable arsenal of conventional and nuclear weapons. This article is a short analysis of the content and importance of the pacifist movements in the Federal Republic of Germany, widely supported by the intelligentsia, the Churches (particularly the Protestant Church), the Green Party, many Bundestag members of the Social-Democratic Party and women’s movements which protested also against the possible enlistment of women in the Bundeswehr. The demonstrations and prayers for peace were important, numerous, but very different from those in the German Democratic Republic, which were organized and supported by the government. We try to see in what specific ways women could resist the overarming of their country, such as resistance camps, sit-ins near NATO air bases, and information campaigns.