« Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? » Tel était le titre de l’article publié dans le numéro d’octobre-novembre 1997 de la Boston Review, sous la plume de la philosophe Susan Moller Okin. A partir d’un certain nombre d’exemples choisis dans l’actualité récente, celle-ci montrait comment, au nom du respect des cultures des groupes et des populations minoritaires, les sociétés occidentales en arrivaient de plus en plus souvent à relativiser, à tolérer voire à justifier, en leur sein même, des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des femmes : mariages forcés, polygamie, excision, crimes d’honneur,... Et de rappeler que la tolérance des autorités françaises quant à la polygamie avait abouti, à la fin des années 1990, à l’existence d’environ 200000 personnes vivant dans des familles polygames à Paris.
Elle notait en outre la tendance, fréquente parmi les avocats du multiculturalisme, à considérer une culture minoritaire comme un tout monolithique, sans jamais interroger les conflits internes qui la traversent. A écouter uniquement le discours de leurs porte parole – la plupart du temps des hommes, souvent âgés, donc gardiens (et bénéficiaires) des traditions –, en ignorant tout de la situation des individus dominés à l’intérieur même du groupe, à commencer par les femmes et les enfants (la situation dramatique des femmes migrantes, aujourd’hui, en est une éclatante démonstration).
La polémique provoquée par ce texte fut immédiate, longuement nourrie, souvent virulente [1]. On reprocha avec véhémence à Okin d’oublier les multiples manifestations de la domination masculine et du sexisme dans les démocraties libérales (nullement habilitées, donc, à « donner des leçons de féminisme » à qui que ce soit). L’article était une nouvelle illustration d’un féminisme « ethnocentré », « blanc », « patriarcal » voire « guerrier »c, et des limites de l’universalisme « occidental » (sic).
Le débat fut peu suivi en France, sinon par quelques spécialistes, et totalement ignoré des militantes – le terme « multiculturalisme » avait à l’époque mauvaise presse de ce côté-ci de l’Océan. La question pourtant n’était pas nouvelle : dès 1975, des militantes africaines (et certains universitaires français) avaient taxé de racisme impérialiste toutes celles d’entre nous qui s’avisaient de soulever le problème - le scandale - de l’excision. Et nous avons tous en mémoire les interminables lazzis reçus, depuis l’affaire de Creil en 1989, dès lors qu’était évoquée la question du voile à l’école.
Il y a donc conflit entre deux des principes-clé de la pensée progressiste occidentale : celui de l’égalité des sexes, et celui du respect des « différences » culturelles des minorités. Depuis les incidents du 31 décembre à Cologne, il nous explose littéralement à la figure. En avons-nous vraiment pris la mesure ?
En Allemagne, Alice Schwarzer, féministe de toujours et directrice de la revue Emma, condamna l’omerta, propice à tous les fantasmes, observée en un premier temps par la police, et demanda que soient publiées toutes les informations sur l’origine des violences et sur celles des agresseurs. Elle s’interrogea également sur les politiques mises en place pour faciliter l’accueil et l’intégration de près d’un million de migrants, pour la plupart des hommes, jeunes, célibataires, originaires de régions où le machisme fait loi – où, comme le disait récemment Kamel Daoud, « la femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée ».
D’autres au contraire dénoncèrent ces propos comme « racistes », « xénophobes » et, bien sûr, « islamophobes » et arguèrent, pour leur part, de la banalité du mal. L’on rappela que les violences contre les femmes « ont lieu dans tous les pays, dans tous les milieux, dans tous les espaces », que les femmes « ne sont pas en sécurité où que ce soit dans le monde », que « la culture du viol est largement répandue sur la planète ». L’on affirma que les violences de Cologne étaient liées « non à l’islamisme, mais au masculinisme, idéologie sans frontières », et que « les cultures européennes ne sont pas moins misogynes que les cultures moyen-orientales ». Cologne n’était finalement qu’un point de détail, un avatar de plus de l’immémoriale violence patriarcale.
Et de citer, à l’appui les statistiques de viols, publiées chaque année, (8615 viols déclarés, soit 23 par jour). C’est trop, beaucoup trop. Mais ailleurs ? L’on peut faire remarquer à ces jeunes militantes que ces chiffres ont au moins le mérite d’exister, qu’ils sont publics, à la portée de tout un(e) chacun(e) – et qu’ils permettent prises de conscience, analyses et mobilisations ; mais qu’il est en revanche des pays où de telles statistiques sont simplement impensables, où le viol n’est ni nommé, ni reconnu, et encore moins sanctionné. Pour certains, et pas seulement Daech, il est recommandé par le Coran à l’encontre des femmes « mécréantes » ; pour d’autres, une femme violée risque, au mieux, le rejet des siens et le statut de paria, au pire la lapidation ou le « crime d’honneur ».
Ces militantes pensent-elles vraiment qu’il est pareil, pour une femme violée, de pouvoir en parler, de pouvoir porter plainte, et espérer voir son violeur châtié – ou au contraire, être condamnée au silence et risquer une mort atroce si le crime venait à être découvert ? Ne voient-elles pas que, dans leur crainte (légitime) de donner prise à l’extrême-droite de Pegida ou du FN, elles en arrivent tout simplement à effacer les différences entre Etats de droit et régimes totalitaires ou dictatures, entre la Loi et la barbarie (et, par conséquent, à excuser celle-ci) ? Michelle Perrot eut un jour, devant ce type d’arguments, cette réponse définitive : « mais alors, à vous suivre, nous n’avons plus aucune raison de défendre les démocraties ! ».
Entre culture du viol et culture de l’excuse, pour les féministes que nous sommes, la voie est étroite. Demander aux femmes de maintenir un périmètre d’un bras autour d’elles dans la rue, ou aménager à Cologne des « espaces protégés » où elles pourraient se réfugier lors du Carnaval de février (« se réfugier » !), c’est céder à la première. Banaliser les faits, s’en tenir à la longue litanie des « violences contre les femmes », à l’interminable constat de l’universel et millénaire pouvoir patriarcal, c’est conforter la seconde. Et pourtant, plus que jamais, il faut rappeler cette devise, en tête de la première manifestation de nuit du MLF à Paris, en 1974 (oui, 1974 !) : « NOUS VOULONS SORTIR DANS LES RUES, SEULES, SANS RISQUE, SANS PROTECTEUR ».
Liliane Kandel
Sociologue, ancienne membre du Mouvement de Libération des Femmes, essayiste