Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la police de Cologne comptabilise désormais 652 plaintes concernant les violences du 31 décembre [1], dont 200 sont liées à des agressions sexuelles. Autant en une nuit qu’en trois mois l’an dernier, souligne Le Monde [2]. On parle d’un millier d’hommes impliqués, quand ce n’est pas 2.000 selon le Welt am Sonntag, toujours cité par Le Monde [3]. Dix-neuf suspects ont été identifiés pour l’instant, pour la plupart originaires d’Afrique du Nord, et pour certains réfugiés [4].
Pourtant, les premières informations n’ont été communiquées par la police qu’à partir du 4 janvier, à l’occasion d’une conférence de presse. Et les premiers articles français sur le sujet datent du 5 janvier (Slate ne fait pas exception [5]). Pourquoi police et médias ont-ils mis autant de temps à réagir ? « Il a fallu quasiment une semaine avant que la nouvelle des agressions commises lors du réveillon du Nouvel An apparaisse dans la presse et sur les réseaux sociaux », a commenté la leader des Femen, Inna Shevchenko [6], qui ne comprend pas que cela n’ait pas été rendu public avant.
Que s’est-il passé entre le 31 décembre et le 5 janvier pour que l’on en sache si peu sur un événement impliquant autant de personnes dans une ville d’un pays voisin ? Surtout que des faits comparables se sont aussi produits à Hambourg, Stuttgart, Düsseldorf et dans d’autres villes allemandes, ainsi qu’à Helsinki (Finlande) et Zurich (Suisse) [7].
Certains médias admettent eux-mêmes un retard à l’allumage général : Le Monde évoque « des agressions sans précédent, dont le pays n’a saisi l’ampleur que mardi 5 janvier » [8], ou le fait que « la presse n’a publié que peu de clichés de ces événements, qui n’ont suscité que tardivement l’attention médiatique » [9]. « On peut voir là une preuve de plus de la tendance du complexe médiatico-politique à filtrer les mauvaises nouvelles idéologiques », avance même un sociologue canadien dans une tribune publiée par Le Figaro [10].
Les victime ont-elles porté plainte tout de suite ? La police, dépassée ce soir-là, a-t-elle limité les éléments diffusés à la presse ? Les politiques ont-il eu du mal à en parler quand ils ont su que les agresseurs pouvaient être des migrants ? Puis les organisations militantes à se saisir de l’affaire ?
1. La police débordée
Deux rapports de police datés des 2 et 4 janvier, publiés par le tabloïd Bild [11], Die Zenit [12] et Der Spiegel [13] le 7 janvier, donnent plus de détails sur le « chaos » qui a régné cette nuit-là. Les autorités ont été débordées par les événements [14], malgré leur mobilisation le soir du réveillon. Seules cinq personnes ont été arrêtées sur les lieux du drame, rapportait le 3 janvier le quotidien local General-Anzeiger [15].
La police de Cologne a étrangement indiqué, le 1er janvier à 8h57, sur son site internet, que la nuit de la Saint-Sylvestre s’était déroulée « calmement », « comme l’an passé », fait remarquer le quotidien Die Welt [16]. Ce n’est que trois jours après les faits, le 4 janvier, qu’elle a consenti à organiser une conférence de presse au sujet de cette vague d’agressions. « C’est une nouvelle dimension de la violence, nous n’avons jamais vu ça », a alors déclaré Arnold Plickert, président du syndicat de la police en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
Le 8 janvier, une semaine après les faits, le chef de la police à Cologne, Wolfgang Albers, a été suspendu de ses fonctions par le ministre de l’Intérieur du gouvernement de la région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, à cause de l’inaction de ses services et du temps qu’il a mis à rapporter les faits [17].
2. Des témoignages qui ont émergé lentement
A une époque où l’on peut partager presque instantanément ce que l’on voit et ce que l’on vit sur internet, la réaction sur les réseaux sociaux et les médias ce soir-là ne semble pas proportionnelle aux chiffres.
Face au peu d’informations données par la police et sur les réseaux sociaux, certains médias allemands n’ont pas réagi tout de suite. La ZDF s’est même excusée, parlant « d’erreur d’appréciation » sur sa page Facebook [18]. La chaîne a argué qu’elle voulait enquêter et interroger des victimes avant de relater les faits.
Reuters a montré des images de feux d’artifice comme on en voit partout un 31 décembre [19], l’AFP n’avait pas d’images du tout. En revanche, beaucoup de fausses images ont circulé, comme celles-ci, publiées sur Twitter le 6 janvier [20] : [Voir article original]
Puis, peu à peu, des récits nous sont parvenus. L’hebdomadaire Focus a diffusé le 4 janvier une vidéo amateur tournée sur les lieux, alors en plein chaos, où ont eu lieu ces agressions de masse [21].
On lisait encore, six jours plus tard dans Libération, les propos de cette jeune femme de 28 ans :
« Personne n’a jamais vu une chose pareille. Les hommes se jetaient sur les femmes comme si nous avions été du bétail. J’ai dû marcher 200 mètres le long du quai à la descente du train. Je crois qu’on m’a tripotée 100 fois, qu’on m’a mis 100 fois la main aux fesses ou sur les seins. »
D’autres témoignages ont été rapportés par la presse allemande à partir du 5 janvier et dans les jours qui ont suivi [22]. [Vidéo sur l’article original]
3. Des politiques dans l’embarras
Face au manque d’informations données par la police, les politiques n’ont pas réagi tout de suite.
Angela Merkel, qui s’est engagée en 2015 en permettant l’accueil de 1,1 million de migrants [23] (majoritairement des Syriens et des Afghans), n’est pas revenue sur l’accueil de ses derniers [24], mais a été contrainte de réagir, après avoir appelé la maire de Cologne le 5 janvier [25]. Son discours s’est durci à mesure que le mécontentement a grandi [26] :
« Le sentiment de se sentir livré sans aucun secours –en l’occurrence pour une femme– est inacceptable aussi pour moi d’un point de vue personnel. Il s’agit de donner un avertissement clair à ceux qui ne veulent pas respecter notre droit. »
Pour ne rien arranger, la maire de la ville de Cologne, Henriette Reker, a gaffé en conseillant aux femmes, le 12 janvier, de toujours se tenir à un « bras de distance » des hommes [27].
Il a fallu attendre le 10 janvier pour que le ministre de la Justice annonce un durcissement plus rapide que prévu de la législation relative aux violences sexuelles en Allemagne.
4. Les féministes et antiracistes divisés
Les réactions auraient aussi pu venir plus rapidement de la « base » des associations militant contre le racisme ou en faveur des droits des femmes. Mais un malaise a aussi pris la communauté féministe, partagée, selon certains, entre d’un côté le légitime souci de dénoncer de tels actes et de l’autre, celui de ne pas stigmatiser par effet d’amalgame les étrangers, et notamment les migrants.
Sur son blog, l’avocate Yael Mellul a regretté que des personnalités de gauche aient réagi très prestement sur la déchéance de nationalité et qu’elles n’aient pas mis la même énergie lorsqu’il s’agissait des femmes agressées de Cologne [28] :
« Nous attendons encore des engagements et des condamnations aussi fermes et unanimes de la part de ces mêmes associations et personnalités, féministes, de gauche, antiracistes. »
Pour Yael Mellul, un tabou autour des agressions commises par des migrants existe, qui fait des agresseurs de Cologne des « intouchables » :
« Depuis une semaine, alors que nous dénonçons ces violences, on nous demande à gauche de nous taire, ou de « rester prudentes » afin de ne pas « faire le jeu » [sous-entendu, de l’extrême-droite]. »
Les raisons de cet apparent silence (jamais démontré, puisqu’il faudrait pouvoir montrer des refus de s’exprimer qui par définition, n’existent pas) sont forcément multiples. Mais pour Valérie Toranian, ex-directrice de Elle France et aujourd’hui directrice de La Revue des deux mondes, qui s’exprime sur le site de sa publication [29], il n’y a guère de doute. C’est parce que l’on a « minimisé » la « montée de l’islam politique et son influence négative sur les droits des femmes ». Par peur de passer pour néo-colonialistes, islamophobes ou racistes, de nombreuses féministes auraient évité de critiquer les dérives islamistes.
La leader des Femen, Inna Shevchenko, estime aussi que le « politiquement correct et les concerts de louanges autour du multiculturalisme » ont eu pour résultat une forme d’aveuglement autour des violences, et particulièrement des violences commises contre les migrantes. La militante, qui reconnaît avoir elle-même mis du temps à réagir, déplore aussi le « silence des gens de gauche, y compris des féministes, à cause des origines des agresseurs, afin de ne pas laisser prise à un discours raciste » [30].
Tout en dénonçant le même silence, d’autres féministes revendiquées ont mis longuement en garde contre les généralités qui pourraient être tirées sur les migrants après ces agressions [31]. « Les agressions sexuelles du 1er janvier, commises pour partie par des demandeurs d’asile, ont été récupérées par toutes celles et ceux souhaitant stopper leur arrivée », fustige sur son blog Valérie, alias Crêpe Georgette, qui goûte peu les accusations de ses consœurs militantes [32]. Les migrants ne sont d’ailleurs pas les premiers auteurs de violences sur les femmes, rappelle-t-elle : 13% des femmes allemandes ont été victimes de violences sexuelles, « majoritairement par des gens qu’elles connaissaient ».
5. Dilemme
Et comment comprendre que la police suédoise a dû révéler ne pas avoir divulgué d’informations sur des événements similaires qui se sont déroulés en 2014 et 2015, lors d’un festival estival de musique ? [33] Ils prennent une nouvelle dimension aujourd’hui. La raison invoquée par la police est la suivante :
« Nous aurions certainement dû révéler cette information, ça ne fait pas de doute. Pourquoi ça ne s’est pas fait, nous ne le savons tout simplement pas. Nous savons que près de cent hommes ont été à l’époque placés en garde à vue pour avoir agressé une quinzaine de jeunes filles. »
Explicables par un faisceau de causes simultanées, les réactions à retardement autour des événements de Cologne soulignent au final un vrai dilemme : s’il faut toujours prendre le temps de réagir à des informations confirmées, à trop attendre, à hésiter à réagir, les « prudents » peuvent aussi laisser le champ libre aux pires interprétations, produisant l’effet inverse de celui recherché en voulant éviter les amalgames.
Mélissa Bounoua et Aude Lorriaux
Note d’ESSF :
Retard dans l’information d’abord, retard dans les réactions ensuite. Les questions soulevées dans cet article sont sans conteste légitimes et les réponses réfléchies. On a cependant le sentiment que bon nombre d’organisations féministes françaises n’ont pas été consultées par les auteures, alors que de premiers communiqués commençaient à être publiés ou allaient l’être les jours suivants – notamment des communiqués condamnant sans ambiguïté aucune les attaques sexistes, fussent-elles commises par des migrants, tout en s’élevant contre leur instrumentalisation politique et xénophobe.
Voir notamment, disponible sur notre site :
Osez le féminisme (ESSF 36958), Après Cologne : Pour chaque femme violée, notre indignation est totale :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36958
Collectif National pour les Droits des Femmes (ESSF 36959), Après Cologne : Nous serons toujours solidaires des femmes victimes de violences :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36959
Déclaration unitaire signée par plus de trente organisations en France (ESSF 36977), Déclaration unitaire : Cologne : Contre les violences faites aux femmes, contre le sexisme, contre le racisme ! :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36977
Ces communiqués ne sacrifient pas la défense des femmes à la supposée « intouchabilité » de migrants, tout en luttant (comme les auteurs de l’article de Slate) contre les « amalgames ».
Concluons comme les auteures le font :
« s’il faut toujours prendre le temps de réagir à des informations confirmées, à trop attendre, à hésiter à réagir, les « prudents » peuvent aussi laisser le champ libre aux pires interprétations, produisant l’effet inverse de celui recherché en voulant éviter les amalgames »