Histoire et authenticité
Le retour par l’histoire à l’authenticité du peuple dominé se fera par une étude des sources culturelles antérieures à la colonisation. Le retour à l’histoire doit toujours être vu dans la perspective de désaliénation de l’intellectuel colonisé. Selon Frantz Fanon, « cette recherche passionnée d’une culture nationale en deçà de l’ère coloniale tire sa légitimité du souci que se partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle ils risquent de s’enliser. Parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont en train de se perdre, donc d’être perdus pour leur peuple, ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s’acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne, le plus anté-coloniale de leur peuple. »[1]
C’est dans cette perspective d’un retour aux sources anté-coloniales qu’il faut comprendre, dans Algérie d’avant 1954, la réintroduction de figures historiques comme celle de l’Emir Abdelkader par les militants nationalistes[2]. Les mêmes nationalistes évoquaient fièrement, dans leurs journaux, les grandes figures de la civilisation arabo-islamique. La même constatation pou rrait être faite à propos de l’Afrique subsaharienne ou l’on exalte les figures d’El Hadj Omar Tall, de Samori, d’Ousman Dan Fodio ou de Béhanzin ou les anciens empires de l’Afrique de l’Ouest. Une des marques significatives de ce retour aux sources historiques anté-coloniales est le fait qu’après avoir recouvré leur indépendance certains territoires colonisés aient repris les noms de ces anciens empires. Sous impulsion de Kwame Nkrumah la Gold Coast devint le Ghana afin de se rattacher à l’ancien empire d’Afrique de l’Ouest et l’ancien Soudan français pris le nom de Mali évoquant l’ancien empire médiéval. Par là ils montraient leur volonté de rompre avec un passé colonial asservissant et de revenir aux sources d’une histoire émancipatrice.
Ali Shariati se place clairement dans cette perspective lorsqu’il appelle a un retour aux sources historiques. Pour lui aussi le retour aux sources historiques doit être une étape dans la désaliénation de l’intellectuel colonisé qui par son retour à l’histoire et à la culture populaire doit en même temps se relier, se reconnecter avec un peuple duquel il s’était éloigné. « Pour remédier à cette faiblesse, nous dit l’intellectuel iranien, nous n’avons pas besoin d’aller encore chercher ailleurs »meilleurs que nous« . Notre passé - en ce qu’il a conservé de forces vives - nous transmet un enseignement inestimable. Les grands savants de l’islam, les philosophes, les juristes et les scientifiques, malgré leur réussite scientifique et intellectuelle vivaient dans le peuple. Liés avec les masses , ils vivaient aussi simplement que les paysans dans les campagnes et avec les couches les plus démunies et opprimées sur le plan économique, culturel et moral dans les villes et arrivaient à établir de véritables relations avec eux. Alors qu’aujourd’hui dès qu’un élève de lycée obtient son baccalauréat il se distingue du peuple qui le considère malgré lui comme un étranger. »[3]
Le retour aux sources historiques des peuples colonisés est d’autant plus nécessaire que l’un des objectifs principaux des colonisateurs était de couper les peuples qu’ils dominaient, de leur passé, de leur culture et de tout ce qui faisait leur spécificité. La politique « intégro-assimilationniste » des puissances impérialistes avait une double fonction : premièrement, déculturer les peuples colonisé afin de créer un vide idéologico-culturel ; deuxièmement, une fois le vide idéologico-culturel établi, acculturé ces peuples à la culture occidentale. Cette logique « intégro-assimilationniste » repose sur une négation complète de la culture et l’identité de l’« autre ».
En effet, l’une des taches idéologico-culturelle que se donne les tenants de la culture dominante est de transformer la culture des peuples colonisés et post-colonisés. "Quand on réfléchit, écrit Frantz Fanon, aux efforts qui ont été déployés pour réaliser l’aliénation culturelle si caractéristique de l’époque coloniale, on comprend que rien n’a été fait par hasard et que le résultat global cherché par la domination coloniale était bien de convaincre les indigènes que le colonialisme devait les arracher à la nuit. Le résultat consciemment poursuivi par le colonialisme, était d’enfoncer dans la tête des l’indigènes que le départ du colon signifierait pour eux le retour à la barbarie, encanaillement, animalisation. Sur le plan de inconscient, le colonialisme ne cherchait donc pas à être pe rçu par l’indigène comme une mère douce et bienveillante qui protège l’enfant d’un environnement hostile, mais bien sous la forme d’une mère qui, sans cesse, empêche un enfant fondamentalement pervers de réussir son suicide, de donner libre cours à ses instincts maléfiques. La mère coloniale défend l’enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique.
Dans cette situation les revendications de l’intellectuel colonisé n’est pas luxe mais exigence de programme cohérent. L’intellectuel colonisé qui situe le combat sur le plan de la légitimité, qui veut apporter des preuves, qui accepte de se mettre nu pour mieux exhiber l’histoire de son corps est condamné à cette plongée dans les entrailles de son peuple.
Cette plongée n’est pas spécifiquement nationale. L’intellectuel colonisé qui décide de livrer combat aux mensonges colonialistes, le livrera à l’échelle du continent. Le passé est valorisé. La culture, qui est arrachée du passé pour être déployée dans toute sa splendeur, n’est pas celle du pays. Le colonialisme, qui n’a pas nuancé ses efforts, n’a cessé d’affirmer que le nègre est un sauvage et le nègre n’était pour lui ni l’Angolais, ni le Nigérien. Il parlait du nègre. Pour le colonialiste, ce vaste continent était un repaire de sauvages, un pays infesté de superstitions et de fanatismes, voué au mépris, lourd de la malédiction de Dieu, pays d’anthropophages, pays de nègres. La condamnation du colonialisme est continentale. L’affirmation par le colonialisme que la nuit humaine a caractérisé la période anté-coloniale concerne l’ensem ble du continent africain. Les efforts du colonisé pour se réhabilité et échapper à la morsure coloniale, s’inscrivent logiquement dans la même perspective que celle du colonialisme. L’intellectuel colonisé qui est parti très loin du côté de la culture occidentale et qui se met en tête de proclamer l’existence d’une culture ne le fait jamais au nom de l’Angola ou du Dahomey. La culture qui est affirmée est la culture africaine. Le nègre qui n’a jamais été aussi nègre que depuis qu’il est dominé par le blanc quand il décide de faire preuve de culture, de faire œuvre de culture s’aperçoit que l’histoire lui impose un terrain précis, que l’histoire lui indique une voie précise et qu’il lui faut manifester une culture nègre."[4]
Le simple retour aux sources historiques de son peuple, de sa culture, de sa civilisation ne sont pas suffisant à l’intellectuel colonisé pour rompre définitivement avec l’aliénation coloniale. De plus un simple retour aux sources historiques risquerait de l’enfermer dans un passé idéalisé. Des lors il ne ferait plus que répéter inlassablement l’histoire passée, les idées mortes, de manière atavique.
Selon Frantz Fanon, l’intellectuel colonisé devra passer par trois étapes intellectuelles afin de sortir définitivement de l’aliénation coloniale et de rentrer pleinement dans la lutte pour l’émancipation de son peuple. "Dans une première phase, l’intellectuel colonisé prouve qu’il a assimilé la culture de l’occupant. Ses œuvres correspondent point par point à celles de ses homologues métropolitains. L’inspiration est européenne et on peut aisément rattacher ces œuvres à un courant bien défini de la littérature métropolitaine. C’est la période assimilationniste intégrale. On trouvera dans cette littérature de colonisé des parnassiens, des symbolistes, des surréalistes.
Dans un deuxième temps le colonisé est ébranlé et décide de se souvenir. Cette période de création correspond approximativement à la replongée que nous venons de décrire. Mais comme le colonisé n’est pas inséré dans son peuple, comme il entretien des relations d’extériorité avec son peuple, il se contente de se souvenir. De vieux épisodes d’enfance seront ramenés du fond de sa mémoire, de veilles légendes seront réinterprétées en fonction d’une esthétique d’emprunt et d’une conception du monde découverte sous d’autres cieux. Quelquefois cette littérature de pré-combat sera dominée par l’humour et par l’allégorie. Période d’angoisse, de malaise, expérience de mort, expérience aussi de nausée. On se vomit, mais déjà par dessous, s’amorce le rire.
Enfin dans une troisième période, dite de combat, le colonisé après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de se perdre avec le peuple, va au contraire, secouer le peuple. Au lieu de privilégier la léthargie du peuple il se transforme en réveilleur de peuple. Littérature de combat, littérature révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase un grand nombre d’hommes et de femmes qui auparavant n’auraient jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la veille de leur exécution ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phase qui exprime le peuple, de se faire le porte-parole d’une nouvelle réalité en actes."[5]
Afin de devenir un « réveilleur de peuple », un « secoueur de peuple », l’intellectuel colonisé ne devra pas se contenter de faire œuvre littéraire, d’écrire des poèmes ou des articles de théorie philosophico-politique mais il devra s’engager dans la lutte pour l’émancipation concrète de son peuple c’est-à-dire contre l’impérialisme et le colonialisme. Comme l’écrit Fanon : « l’intellectuel colonisé cependant tôt ou tard se rendra compte qu’on ne prouve pas sa nation à partir de la culture mais qu’on la manifeste dans le combat que mène le peuple contre les forces d’occupation. »[6] En même temps, par cet engagement pour l’émancipation de son peuple, l’intellectuel colonisé forgera les armes qui lui serviront à sa propre désaliénation, à sa propre libération.
Engagement et libération
Pour Frantz Fanon l’engagement de l’intellectuel colonisé dans la lutte de libération nationale est un impératif qui doit aller de pair avec son travail intellectuel. L’engagement de l’intellectuel colonisé devient, pour lui, quasiment un état de fait lié à sa condition de colonisé, voire peut-être même d’être humain. Dans un moment historique, fortement marqué par l’existentialisme sartrien, l’engagement était perçu comme relevant de la condition humaine. L’engagement, même si c’est celui du refus de s’engager, était vu comme étant le propre de l’homme à partir du moment ou il se trouvait « jeté au monde ».
L’intellectuel colonisé doit agir sans distinction en utilisant des armes politiques et des armes purement intellectuelles ou culturelles. Les deux modes d’actions relèvent du devoir de l’intellectuel colonisé ou post-colonisé dans sa lutte contre l’impérialisme, le colonialisme ou le post-colonialisme et plus généralement pour la libération de l’homme dominé. Selon le psychiatre martiniquais, "l’homme colonisé qui écrit pour son peuple quand il utilise le passé doit le faire dans l’intention d’ouvrir l’avenir, d’inviter à l’action, de fonder l’espoir. Mais pour assurer l’espoir, pour lui donner densité, il faut participer à l’action, s’engager corps et âme dans le combat national. On peut parler de tout mais quand on décide de parler de cette chose unique dans la vie d’un homme que représente le fait d’ouvrir l’horizon, de porte r la lumière chez soi, de mettre debout soi-même et son peuple alors il faut musculairement collaborer.
La responsabilité de l’homme de culture colonisé n’est pas une responsabilité en face de la culture nationale mais une responsabilité globale à l’égard de la nation globale, dont la culture n’est, somme toute, qu’un aspect. L’homme de culture colonisé ne doit pas se préoccuper de choisir le niveau de son combat, le secteur où il décide de livrer le combat national. Se battre pour la culture nationale, c’est d’abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible. Il n’y a pas de combat culturel qui se développerait latéralement au combat populaire."< SPAN class=MsoFootnoteReference>[7]
Ali Shariati partage les mêmes vues que Frantz Fanon sur la nécessité pour les intellectuels colonisés et post-colonisés de s’engager dans l’action politique en général et dans la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme en particulier. Dans son effort de réflexion théologique (Ijtihad) l’intellectuel iranien alla jusqu’à placer l’action devant la croyance dans l’ordre de ses priorités. Il peut ainsi être considéré comme l’un des fondateurs d’une « théologie islamique de l’acte ». Il s’appuyait en cela sur le verset coranique 110 de la sourate III, La famille d’Imran : « Vous êtes la meilleur communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez en Allah. »[8] Selon lui l’ordonnancement même des termes du texte coranique montre le prima de l’action sur la croyance puisque la croyance en Dieu n’intervient qu’en troisième temps après deux injonctions à l’action dans le texte coranique. Par cette interprétation dynamique du Coran, Ali Shariati voulait mettre l’action au centre de la vie du croyant[9]. Le musulman devant agir et créer et non se contenter de croire passivement. Pour lui l’homme est avant tout ce qu’il fait et non ce qu’il est ou ce qu’il prétend être. L’existence n’est jamais donnée mais est un perpétuel effort de création. Selon lui le croyant doit s’interdire de considérer comme définitive la situation présente de la société marquée par l’injustice et l’iniquité. Cela interdit définitivement la passivité au croyant.
En cela, Ali Shariati s’opposait résolument à toutes les lectures quiétistes de l’Islam qui voudrait que la religion n’ait aucun impact social et politique. Les bourgeoisies libérales acceptent la croyance religieuse mais à condition qu’elle ne soit pas un moteur de l’action sociale et notamment l’instrument principal de la contestation de son hégémonie. C’est la raison pour laquelle les classes dirigeantes du Sud - les « bourgeoisies compradores » pour reprendre les termes de Lénine - s’opposent souvent violemment à se type de compréhension du sentiment religieux[10]. La lecture quiétiste de la religion leur permet, en jouant sur des sentiments profondément encrés dans la vie des classes populaires, de désamorcer toute contestation. La religion est ainsi manipulée et utilisée comme « l’opium du peuple » alors que comprise dans son sens profond elle peut devenir la source à laquelle viennent s’abreuver ceux qui luttent pour une véritable libération de l’Homme.
En deçà de ces réflexions sur le rôle social, politique et potentiellement libérateur de la spiritualité, l’engagement politique participe pleinement de la formation globale de l’intellectuel colonisé ou post-colonisé, selon Ali Shariati, car elle lui permet de prendre et de rester en contact avec les réalités sociales du monde dans lequel il vit. L’un des dangers qui guette l’intellectuel est de s’enfermer dans une connaissance purement livresque et théorique qui le couperait de son environnement social, politique et culturel. L’intellectuel colonisé et post-colonisé ne doit jamais oublier que ce ne sont pas les idées, malgré leur rôle moteur, qui fond l’histoire mais les luttes politiques et sociales concrètes ; celles qui remettent en cause du système d’exploitation et de domination globale. "Le combat politique, affi rme Ali Shariati, au sens large, permet à l’homme de réaliser ses aptitudes sociales les plus élevées et il constitue pour l’intellectuel une entreprise constructive et formatrice. La lutte sociale est un facteur essentiel de sa prise de conscience de soi en tant qu’intellectuel.
Un intellectuel derrière son bureau entouré d’un monceau de livre ou préoccupé par des débats théoriques entre amis et collègues, ne peut se considérer comme un révolutionnaire populaire tout en cherchant les solutions parmi les hypothèses et les textes des idéologues. Mais seule l’expérience de l’action politique peut lui permettre de corriger ses réflexions, le guérir de la maladie des mots et lui faire connaître ses propres limites. Son mérite, son intelligence, sa rapidité d’action, son courage, son sens du sacrifice et même son honnêteté et son intégrité morale ne peuvent être mesurés sans l’expérience du combat.
Le combat politique est un champ d’action qui permet à l’intellectuel de saisir concrètement les concepts qu’il apprend dans les livres. Par ailleurs, il lui permet la confrontation et le contact avec des réalités que l’on ne trouve jamais dans l’atmosphère calme et sécurisant des échanges intellectuels.
C’est encore à la faveur du combat politique que l’intellectuel se familiarise avec le peuple, ses revendications, ses besoins, ses idéaux, sa force et sa faiblesse. Le combat lui permet aussi de se rendre compte des possibilités d’action, d’éviter de se couper des masses - maladie qui atteint souvent l’intellectuel - et l’engage à avancer devant le peuple mais en liaison avec lui. De plus, c’est dans le combat politique qu’il apprend la pratique idéologique ; sa conscience, ainsi, s’ajuste et s’actualise.
Le combat politique apprend à l’intellectuel ce dont il est généralement privé, à savoir le langage du peuple : instrument nécessaire à la réalisation de sa mission dans sa communauté. La privation de ce langage est responsable de la stérilité de nos intellectuels ; elle les a rendu étrangers au peuple et a élevé un mur invisible et infranchissable entre la minorité intellectuelle consciente et les masses populaires. C’est cette rupture entre le peuple et les intellectuels qui a permis aux politiciens d’endormir le peuple et de le pousser vers l’ignorance, la superstition et la décadence. C’est encore ce qui a fait des intellectuels un groupe enfermé dans des barrières de théoricité, étrangers dans leur propre société et par conséquent stériles, isolés, sans influence. Leur isolement laisse ainsi aux grandes puissances et à l’impériali sme les mains libres pour les manipuler ou les anéantir."[11]
Cependant l’engagement politique de l’intellectuel colonisé, même s’il est nécessaire, peut engendrer certains risques. Une fois qu’il a renoué avec son peuple, par son engagement, il risque de se comporter en opportuniste suivant le peuple même dans ses travers. Il perdrait alors son esprit critique, son indépendance intellectuelle ce qui, loin de bénéficier à sa cause, pourrait au contraire lui nuire. Selon Frantz Fanon, « pour assimiler la culture de l’oppresseur et s’y aventurer, le colonisé a dû faire siennes les formes de pensée de la bourgeoisie coloniale. Cela, on le constate dans l’inaptitude de l’intellectuel colonisé à dialoguer. Car il ne sait pas se faire essentiel en face de l’objet ou de l’idée. Par contre quand il milite au sein du peuple il va d’émerveillement en émerveillement. Il est littéralement désarmé par la bonne foi et par l’honnêteté du peuple. Le risque permanent qui le guette est alors de faire du populisme. Il se transforme en une sorte de béni-oui-oui qui opine à chaque phrase du peuple, transformé par lui en sentence. Or le fellah, le chômeur, l’affamé, ne prétend pas à la vérité, car il l’est dans son être même. »[12]
La lutte politique, et notamment sous sa forme insurrectionnelle, est présenté par Frantz Fanon comme une nécessité pour que l’intellectuel rompe profondément et durablement avec la soumission à l’hégémonie idéologico-culturelle de l’Occident. De fait, Frantz Fanon distingue clairement les territoires ayant connu une longue et intense lutte de libération nationale des territoires qui se sont vu « accorder » leur « indépendance » par les puissances impérialistes.
Dans le premier cas, la décolonisation apparaît comme plus durable et plus profonde. L’intellectuel colonisé aura eu l’occasion de véritablement rompre avec la culture dominante au contact de la lutte politique. « Dans les régions colonisées, écrit Frantz Fanon, où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple à coulé et ou la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaires, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par les intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes. Dans son monologue narcissiste, la bourgeoisie colonialiste, par l’intermédiaire de ses universitaires, avait profondément ancré en effet dans l’esprit du colonisé que les essences demeuraient éternelles en dépit de toutes les e rreurs imputables aux hommes. Les essences occidentales s’entend. Le colonisé acceptait le bien-fondé des ces idées et l’on pouvait découvrir, dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin. Or il se trouve que, pendant la lutte de libération, au moment où le colonisé prend contact avec son peuple, cette sentinelle est pulvérisée. Toutes les valeurs méditerranéennes, triomphent de la personne humaine, de la clarté et du Beau, deviennent des bibelots sans vie et sans couleur. Tous ces discours apparaissent comme des assemblages de mots morts. Ces valeurs qui semblaient ennoblir l’âme se révèlent inutilisables parce qu’elles ne concernent pas le combat concret dans lequel le peuple s’est engagé. »[13]
Dans le second cas inversement les intellectuels colonisés auront du mal à rompre avec la culture dominante. Ils auront tendance à profiter de leur statut pour perpétuer les structures hiérarchiques héritées de la colonisation, tant au niveau politique, économique que culturel. Selon Fanon, « il arrive que la décolonisation ait lieu dans des régions qui n’ont pas été suffisamment secouées par le lutte de libération et l’on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux, intactes, les conduites et les fréquentations de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd’hui de l’autorité nationale, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. Impitoyables, ils se hissent par les combines ou les vols légaux : import-export, sociétés anonymes, jeux de bour se, passe-droits, sur la misère aujourd’hui nationale. Il demandent avec insistance la nationalisation des affaires commerciales, c’est-à-dire la réservation des marchés et des bonnes occasions aux seuls nationaux. Doctrinalement, ils proclament la nécessité impérieuse de nationaliser le vol de la nation. Dans cette aridité de la période nationale, dans la phase dite d’austérité, le succès de leurs rapines provoque rapidement la colère et la violence du peuple. Ce peuple misérable et indépendant, dans le contexte africain et international actuel, accède à la conscience sociale à une cadence accélérée. Cela, les petites individualités ne tarderons pas à le comprendre. » [14]
Pour Frantz Fanon, la révolution algérienne fut un bon exemple de ce type de lutte qui devait permettre la désaliénation de l’intellectuel colonisé. Malgré son enthousiasme, nous ne pouvons que constater cinquante ans après la limite de ces propos. Cependant il ne faut pas être ultra critique et constatons, avec Fanon, que cette révolution eu une influence très positive sur nombres d’intellectuels et ce même en dehors de l’Algérie. « Ce sera l’un des grands services, nous dit Frantz Fanon, que la révolution algérienne aura rendu aux intellectuels algériens que de les avoirs mis en contact avec le peuple, de leur avoir permis de voir l’extrême, l’ineffable misère du peuple et en même temps d’assister à l’éveil&nbs p ; de son intelligence, aux progrès de sa conscience »[15]. Malgré ces appréciations Frantz Fanon savait les risques d’un retour du colonialisme sous d’autres formes une fois l’indépendance nationale obtenue. Le fond du problème de l’aliénation coloniale ne pouvait être résolue par la seule indépendance politique mais nécessite une lutte longue et continue de la part de ceux qui sont le plus conscient des rapports de dominations politiques, économiques et cultu relles.
Libération, domination culturelle et désaliénation
Comme nous l’avons vue, l’engagement politique de l’intellectuel colonisé est vu par Frantz Fanon et par Ali Shariati comme une nécessité devant lui permettre de reprendre contact avec son peuple, sa culture, sa civilisation et par là même de se désaliéner. Cependant durant la lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le post-colonialisme, l’intellectuel colonisé et post-colonisé qui n’a pas rompu totalement avec les structures intellectuelles inculquées par l’idéologie dominante, peut jouer un jeu ambiguë.
Cette ambiguïté de l’intellectuel colonisé et post-colonisé se marque, si l’on suit Frantz Fanon, dans le rôle de tampons qu’il joue entre les colonisateurs et les peuples colonisés. Il risque de se complaire dans le rôle de l’« interlocuteur légitime » des colonialistes ; celui avec qui « on » peut dialoguer parce qu’il tient le même langage que « nous ». Selon le psychiatre martiniquais, « ce phénomène [celui du refus de la domination culturelle] est d’ordinaire masqué parce que, pendant la période de décolonisation, certains intellectuels colonisés ont établi un dialogue avec la bourgeoisie du pays colonialiste. Pendant cette période de libération, la population autochtone est perçue comme une masse indistincte. Les quelques personnalités indigènes que les bourgeois colonialistes ont eu l’occasion de connaître ça et là ne pèsent pas suffisamment sur cette perception immédiate pour donner naissance à des nuances. Par contre, pendant la période de libération, bourgeoisie colonialiste cherche avec fièvre des contacts avec les »élites« . C’est avec ces élites qu’est entrepris un faux dialogue sur les valeurs. La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre l’impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux, décide de mener un combat d’arrière-garde sur le terrain de la culture, des valeurs, des techniques etc. Or, ce qu’il ne faut jamais oublier est que la majorité des peuples colonisés est imperméable à ces problèmes. »[16]
Dans ce combat d’arrière-garde les tenants de la domination idéologico-culturelle seront soutenus par des intellectuels colonisés avides d’être enfin reconnus par leurs maîtres. Ils avaient rêvé de devenir l’« interlocuteur légitime », l’« interlocuteur valable » et les colonialistes leur en offre l’occasion. Les tenants de l’ordre colonial lui demanderont de contenir la fureur de son peuple afin de maintenir le consensus colonial qui leur assure tous les privilèges. Là est sûrement l’un des rôles les plus néfastes que peut jouer l’intellectuel colonisé. « L’intellectuel, nous dit Frantz Fanon, qui a, pour sa part suivi, le colonialiste sur le plan de l’universalisme abstrait va se battre pour que le colon et le colonisé puisse vivre en paix dans u n monde nouveau. Mais ce qu’il ne voit pas, parce que précisément le colonialisme s’est infiltré en lui avec tous ces modes de pensé, c’est que le colon, dès lors que le contexte colonial disparaît, n’a plus d’intérêt à rester à coexister. »[17]
La fonction des « interlocuteurs légitimes »est claire : ils doivent éviter l’affrontement permettant la décolonisation totale c’est-à-dire aussi bien politique, économique que culturelle. « Elle [la bourgeoisie colonialiste] introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parlé une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elle et qu’il devient donc indispensable, urgent, de parvenir à un accord pour le salut commun. »[18]
L’« interlocuteur légitime » a au fond de lui-même gardé les mêmes manières d’être et de penser qu’avant son entrée dans la lutte politique. Ces réactionssont encore largement conditionnées par son statut social passé. Selon Frantz Fanon, « l’intellectuel se comporte objectivement, dans cette période, comme un vulgaire opportuniste. Ses manœuvres, en fait, n’ont pas cessé. Il n’est pas question pour le peuple, jamais, de la repousser ou de l’acculer. Ce que le peuple demande, c’est qu’on mette tout en commun. L’insertion de l’intellectuel colonisé dans la marrée populaire va se trouver différée par l’existence chez lui d’un curieux culte du détail. Ce n’est pas que le peuple soit rebelle à l’analyse. Il aime qu’on lui explique, il aime comprendre les articulations d’un raisonnement, il aime voir où il va. Mais l’intellectuel coloni sé, au début de sa cohabitation avec le peuple, privilégie le détail et en arrive à oublier la défaite du colonialisme, l’objet même de la lutte. Emporté par le mouvement multiforme de la lutte, il a tendance à se fixer sur des tâches locales, poursuivies avec ardeur mais presque toujours trop solennisées. Il ne voit pas tout le temps le tout. Il introduit la notion de disciplines, de spécialisation, de domaines, dans cette terrible machine à mélanger et à concasser qu’est une révolution populaire. Engagé dans des points précis du front, il lui arrive de perdre de vue l’unité du mouvement et, en cas d’échec local, de se laisser aller au doute, voire au désespoir. Le peuple par contre dès le départ adopte des positions globales. La terre et le pain : que faire pour avoir la terre et le pain ? Et cet aspect buté, apparemment limité, rétréci, du peuple, est en définitive le modèle opératoire le plus enrichissant et le plus efficace. »[19]
L’intellectuel colonisé aliéné qui n’a pas évolué malgré son engagement politique, a tendance à défendre avant tout son intérêt individuel contre l’intérêt de l’ensemble des colonisés. Il favorise l’accession au droit de façon individuel au détriment de la masse de ceux qui subissent l’oppression. Il se fait le défenseur objectif de ceux qui prétendent résoudre le problème colonial par une « ascension sociale » individuelle des colonisés et non par la lutte collective contre un système ontologiquement inégalitaire. L’« ascension sociale » de l’intellectuel colonisé passe évidement par le rejet des autres colonisés et de leurs valeurs. L’« ascension sociale » nécessite l’assimilation totale de l’intellectuel colonisé au monde colonial. Selon Frantz Fanon, « l’intellectuel colonisé a investi son agressivité dans sa volonté à peine voilée de s’assimiler au monde colonial. Il a mis son agressivité au service de ses intérêts propres, de ses intérêts d’individu. Ainsi prend facilement naissance une sorte de classe d’esclaves libérés individuellement, esclaves affranchis. Ce que l’intellectuel réclame c’est de multiplier les affranchis, la possibilité d’organiser une authentique classe d’affranchis. La masse, par contre, n’entendent pas voir augmenter les chances de succès des individus. Ce qu’elles exigent ce n’est pas le statut du colon, mais la place du colon. »[20]
L’intellectuel colonisé va même utiliser la masse des opprimés pour faire valoir ses droits et ses intérêts individuels auprès des tenants de l’ordre colonial. C’est pour cela que Frantz Fanon craignait de voir ces intellectuels prendre la tête de la lutte contre le colonialisme et contre l’impérialisme. Il craint qu’ils fassent dévier la lutte de ses objectifs réels, à savoir le renversement des structures de domination coloniale aussi bien au niveau politique, qu’économique ou culturel. « Les élites des pays colonisés, ces esclaves affranchis, écrit le psychiatre martiniquais, quand ils sont en tête du mouvement, finissent inéluctablement par produire un ersatz de combat. Ils utilisent l’esclavage de leurs frères pour faire honte aux esclavagistes ou pour fournir un contenu idéologique d’humanitarisme falot aux groupes financiers concurrents de leurs oppresseurs. Jamais, en vérité, ils ne font appel réellement aux esclaves, jamais ils ne les mobilisent concrètement. Bien au contraire, au moment de la vérité, c’est-à-dire pour eux au moment du mensonge, ils brandissent la menace d’une mobilisation des masses comme l’arme décisive qui provoquerait comme par enchantement la »fin du régime colonial« . »[21]
Au contact du peuple l’intellectuel colonisé pourra rompre avec l’enseignement idéologico-culturel qui lui a été inculqué. Ainsi, il sortira de l’aliénation. Il sortira de l’individualisme égoïste que lui a inculqué la culture occidentale. Cette sortie de l’aliénation, lui sera nécessaire pour lutter contre la tentation qui pourrait être la sienne, de se distinguer des autres colonisés pour devenir l’« interlocuteur légitime » des autorités coloniales.
Dans la l’action il tisse un lien de solidarité avec l’ensemble de ses frères et sœurs de luttes qui l’empêche de se désolidariser de la communauté résistante. Cela s’oppose directement à l’idéologie dominante que diffusaient les agents des Appareils Idéologiques d’Etat Colonialistes. Ceux-ci, héritiers d’une certaine tradition libérale forgée par les « Lumières », affirmaient que la voie réelle du « progrès » pour les colonisés devait se faire sur le plan de la seule promotion individuelle et non dans le cadre d’une émancipation collective. Dans leur majorité, ces agents idéologiques, ces intellectuels organiques de l’ordre colonial, considéraient les revendications contraires aux « vraies libertés ». Evidement les conditions des promotions individuelles des colonisés devaient, pour la puissance coloniale et pour ces agents, êtr e mesurée au degré d’assimilation de la culture Occidentale. L’intellectuel colonisé pour être reconnu comme égal devait pleinement participer de ceux que Gilles Deleuze a appelé le principe de « mêmeté ».
De fait, « l’intellectuel colonisé, affirme Frantz Fanon, avait appris de ses maîtres que l’individu doit s’affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l’esprit du colonisé l’idée d’une société d’individus où chacun s’enferme dans sa subjectivité, où la richesse est de la pensée. Or le colonisé qui aura la chance de s’enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie. Les formes d’organisation de la lutte vont déjà lui proposer un vocabulaire inhabituel. Le frère, la soeur, le camarade sont des mots proscrits par la bourgeoisie colonialiste parce que pour elle mon frère c’est mon portefeuille, mon camarade c’est ma combine. L’intellectuel colonisé assiste à une sorte d’ autodafé, à la destruction de toutes ses idoles : l’égoïsme, la récrimination orgueilleuse, l’imbécillité infantile de celui qui veut toujours avoir le dernier mot. Cet intellectuel colonisé, atomisé par la culture colonialiste, découvrira également la consistance des assemblés de villages, la densité des commissions du peuple, l’extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellule. L’affaire de chacun ne cesse plus désormais d’être l’affaire de tous parce que, concrètement, on sera tous découverts par les légionnaires, donc massacrés, ou on sera tous sauvés. Le »démerdage« , cette forme athée du salut, est, dans ce contexte, prohibé. »[22]
L’intellectuel désaliéné ne doit pas simplement se fondre dans la masse et oublier sa propre individualité. Il doit affirmer une individualité créatrice qui soit habitée par l’ensemble des colonisés, par l’ensemble du peuple en lutte pour son émancipation. Franz Fanon pourrait faire sienne la parole de Fichte nous disant que « l’homme qui s’isole renonce à sa destiné ; il se désintéresse du progrès moral. Moralement parlant, ne penser qu’à soi, ce n’est pas pensé à soi, car la fin absolue de l’individu n’est pas en lui-même ; elle est dans l’humanité entière ».
L’intellectuel ne peut donc être un simple opportuniste qui suit aveuglément le peuple. Il doit aussi rechercher, critiquer, innover une voie propre à son peuple, à sa culture et à sa civilisation. Cette voie propre ne pourra être la répétition aveugle des expériences Occidentales pas plus quelle ne pourra être la répétition atavique d’un passé et de ses traditions idéalisés.
Les « intellectuels égarés » selon Ali Shariati
Entre la répétition d’un passé idéalisé et la soumission aliénante et définitive à la culture occidentale dominante l’ensemble des pays du Tiers-Monde, et ceux du monde arabo-islamique en particulier, doivent choisir. Ainsi, selon Shariati, deux pôles bien distincts se sont constitués : celui d’une élite intellectuelle occidentalisée qui est totalement aliéné à l’Occident et celui des traditionalistes qui veulent uniquement réactualiser les traditions passées, pour ne pas dire dépassé. "Nous sommes sur le point de faire un choix, écrit Ali Shariati, d’opter entre deux pôles : le premier est ce pôle que nous avons hérité du passé et qui s’impose dans sa plénitude ; le second est celui que nous avons repris de l’Occident de façon mimétique et sous tous les angles.
Quand je dis : ce pôle légué de par la tradition, j’entends l’ensemble des opinions, règles, actes qu’on appelle religion, que l’on pratique et auquel les masses croient ; j’entends aussi une conception du monde particulière, une philosophie de la vie, une langue et une littérature spécifiques, un ensemble distinct de rapports sociaux et de formes humaines.
Quand au deuxième pôle, il constitue lui aussi une nouvelle conception du monde, une nouvelle doctrine philosophique pour vivre, une nouvelle façon d’être et d’agir ; même si elle se représente par le biais d’écoles différentes et opposées, cette seconde entité s’impose face à la première.
Quoi qu’il en soit, notre intellectuel se trouve aujourd’hui à l’interférence de ces deux pôles : le pôle traditionnel hérité de notre passé et le pôle imité, copié pendant ce dernier siècle sur la civilisation européenne. Dans la société orientale, les sociétés islamiques et notre propre société, chacun de ces pôles a son moule fixé, ses valeurs reconnues, ses principes définis, déterminés, ses gardiens officiels sélectionnés. On constate actuellement que la majorité de notre peuple se rassemble autour du drapeau gardien de la tradition - appelé religion, ou nation, morale, spiritualité, rapports et opinions diverses -, alors que les intellectuels - j’entends sous ce vocable toute personne instruite - ont tous agréé ce vernis intellectualiste importé d’Europe.
La situation est donc claire : nos masses héritent d’une nourriture toute faite et bien cuite, dite religion ou tradition ; elles n’ont pas à se tourmenter pour faire leur choix, pour se décider ; car leur choix est fait ou, plutôt, elles n’ont fait que l’enregistrer. De même, nos intellectuels n’ont pas à se tracasser à la consommation bien emballés leur arrivent tout droit d’Occident et il leur suffit d’ouvrir et de consommer ; ainsi, des doctrines différentes voire opposées sont aujourd’hui importées sous des emballages bien confectionnés, conformes aux normes standard et il ne reste plus aux gens instruits qu’à se servir ; autrement dit, sans se donner le moindre mal, sans se faire de bile, sans s’efforcer à chercher, à comparer, ils deviennent partisans de telle ou telle doctrine."[23]
Ali Shariati se refuse à suivre aveuglément l’Occident mais n’accepte pas plus une lecture de « la tradition enfermée dans la tradition », pour reprendre les mots du philosophe marocain Mohammed Abed al-Jabri. L’intellectuel iranien veut faire une relecture globale de la tradition héritée afin de chercher la voie vers un progrès endogène c’est-à-dire un progrès authentiquement enraciné dans la culture, l’identité et la civilisation des peuples du Sud. La relecture de la tradition doit être une démarche intraculturelle, c’est-à-dire qu’elle cherche à comprendre l’héritage arabo-islamique[24] comme un système de notions, de valeurs, douer de sa conscience propre. Cela va à l’encontre de la lecture aliénée et aliénante de l’héritage culturel par certains intellectuels occidentalisés du Sud qui ont un regard extérieur à leur propre héritage culturel ; étant fortement influencés en cela par les orientalistes ou les africanistes occidentaux. Ce regard extérieur porté sur l’héritage empêche tout relecture dynamique et progressiste des riches héritages acculés.
La voie de ce progrès endogène, intraculturel doit, selon Shariati, en parti être pensé, réfléchi discuté par les intellectuels des pays du Sud. D’après Ali Shariati, « entre ces deux pôles, se trouvent des »intellectuels égarés« qui ne peuvent ni se résigner aux cadres hérités et se scléroser dans un moules dépassés - car ils se veulent intellectuels -, ni consommer les emballages idéologiques venus d’Occident au cours de ce dernier siècle. En effet, ils veulent »penser« , »construire« , »choisir« par eux-mêmes ; car l’expérience actuelle à montré que la consommation pure et simple ne peut remédier à nos maux ; même si elle parvient à pallier au »manques de personnalité« , à l’ »anonymat« , au »mal être ignoré« de certains intellectuels, elle ne peut constituer un remède au »mal du peuple"[25].
Ce choix pour l’intellectuel iranien n’est pas simplement un choix individuel de réflexion ou/et de mode de vie. Ce choix est le choix de peuples entiers et de civilisations entières dans leurs rapports à eux mêmes, à leurs histoires, à leurs cultures et en même temps choix dans leurs rapports au monde en général et à l’Occident en particulier. Ce choix envisagé ainsi peut paraître effrayant, dépassant des intellectuels isolés et atomisés, mais ce choix parait inévitable pour une grande partie de l’humanité. Selon Ali Shariati, « ces intellectuels qui veulent faire entendre leur propre voix, qui cherchent à connaître leur société, qui choisissent et annoncent avec ferveur une voie doctrinale répondant aux besoins et conditions particulières à leur histoire et société, se trouvent à un tournant crucial de la destiné humaine : comme dit Sartre, l’instant capital, le plus critique, le plus ardu, le plus inquiétant pour l’homme est celui où il doit »choisir« ; car celui qui choisit veut un modèle de référence non seulement pour lui-même mais aussi pour le peuple ; aussi, lors de ce moment décisif, la responsabilité qui incombe à l’individu n’est plus d’ordre individuel ; elle relève de toute une époque, elle est d’ordre social. »[26] Choisir est l’instant le plus capital, car l’existence étant choi x elle est du même coup responsabilité de ses choix, de ses actes accomplis ou des valeurs adoptés. Dans cette perspective, le choix est central dans l’existence humaine. Il est inéluctable et même le refus du choix est un choix. La liberté de choix implique engagement et responsabilité. C’est parce qu’il est libre de choisir sa propre voie, que l’homme doit, accepter le risque et la responsabilité inhérents à son engagement, et cela quelle qu’en soit l’issue. Ce choix capital est aujourd’hui celui de d’intellectuel colonisé et post-colonisé face aux alternatives qui s’offrent à eux. Vont-ils s’enfermer dans l’imitation du passé ou s’aliéné totalement à l’Occident ? Ou vont-ils se donner les moyens de leur propre émancipation qui leur permettra de défricher de nouvelle terre de l’impensé idéologico-culturel ?
Conclusion
Aujourd’hui, face au défit idéologico-culturel qui sont les notre revenir aux réflexions de ceux qui nous ont précédé dans le refus de se voir subalterniser par les tenants de l’idéologie dominante, nous parait essentiel et de plus en plus urgent. Précisons pour conclure, que Frantz Fanon, Ali Shariati et Edward Saïd, dont nous avons étudié les positions, ne sont pas les seuls à s’être penchés sur ces problématiques. D’autres auteurs méritent aussi largement d’être étudiés en profondeur. D’Aimé Césaire à Anouar Abdel Malek en passant par Hassan Hanafi, Malcolm X ou Mohammed Abed al-Jabri, nous avons là une source presque inépuisable de réflexion, de questionnement et peut-être même de réponses.
Ces réflexions doivent nous permettre de penser notre propre situation politique, sociale, culturelle. Cela ne veut pas dire que nos « grands ancêtres » nous aient livré toutes les clés permettant de résoudre tous nos propres problèmes. La réappropriation de leur pensée doit nous permettre de reposer les questions qui nous sont trop souvent imposées, en des termes que nous aurons choisi. Cela nous permettra de passer du statut d’objet étudié, parlé et discuté au statut de sujet étudiant, parlant et discutant. Nous pourrons passer du statut de chose observée à celui d’acteur observant et participant. Par là, nous devons devenir acteur de notre histoire et non uniquement objet d’une histoire que nous subissons. En d’autres termes, par cet acte de volonté intellectuel nous voulons transcender le statut réifié dans lequel nous en ferment les bénéficiaires du rapport de domination actuelle. Cette outillage idéologico-culturel doit nous permettre de rentrer pleinement et armés intellectuellement dans le « fumier des contradictions du réel » (Marx) du monde politique, social et culturel qui nous entoure ; pour ne pas dire qui nous enserre.
Ces auteurs et leurs réflexions peuvent nous donner les outils idéologico-culturels nécessaires pour réussir une véritable « rupture épistémologique » avec les discours dominants. Ces outils idéologoco-culturels doivent nous permettre de d’établir notre propre cadre de référence intellectuel. Car comme le notait avec raison Antonio Gramsci, « une masse humaine ne se distingue pas et ne devient pas indépendante »d’elle-même« , sans s’organiser (au sens large), et il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que l’aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes »spécialisées« dans l’élaboration intellectuelle et philosophique »[27].
Surtout ces réflexions doivent nous permettre de reformuler des questions qui nous semblent pertinentes aujourd’hui et qui ont déjà été posées en leur temps par nos « grands ancêtres ». Quel rapport entretenons-nous avec un héritage multiséculaire ? N’y a-t-il pas un risque de s’enfermer dans des traditions figées par volonté d’authenticité ? Dans ce cas comment avoir une lecture, ou une relecture, dynamique de ce patrimoine ? En même temps, quels rapports entretenons-nous avec la culture occidentale dominante ? Sommes-nous objectivement aliénés idéologiquement et culturellement à l’Occident ? Donc sommes-nous capables de prendre de la distance par rapport des représentations subalternisantes de nous même ? Ou du moins de la culture, de la religion, de la civilisation dont nous sommes issus ou/et donc nous réclamons ? A partir de là, comment à notre époque, et dans les conditions sociales qui sont les notre, pouvons nous créer une pensé neuve qui ne soit pas la répétition atavique d’un passé idéalisé ou au simple mimétisme aveugle et « nauséabonds » (Fanon) du credo idéologico-culturel occidentale dominant ?
[1] Fanon Frantz, Les damnés de la terre, op. cit., page 254-255
[2] Cf. notamment Sahli Mohammed Chérif, Abdelkader, chevalier de la foi, Ed. En-Nahdha, Alger, 1953
[3] Shariati Ali, Histoire et destinée, op. cit., page 39-40
[4] Fanon Frantz, Les damnés de la terre, op. cit., page 256-257
[5] Ibid., page 268-269
[6] Ibid., page 269
[7] Ibid., page 280
[8] Traduit par Muhammed Hamidullah
[9] Précisons que cette interprétation du texte coranique est loin d’être consensuel.
[10] Cf. notamment la répression exercée par les dictatures militaires latino-américaines, inféodées à l’impérialisme nord américain, contre les partisans de la Théologie de la Libération.
[11] Shariati Ali, Histoire et destinée, op. cit., page 38-39
[12] Fanon Frantz, Les damnés de la terre, op. cit., 79-80
[13] Ibid., op. cit., page 77
[14] Ibid., page 79
[15] Ibid., page 230
[16] Ibid., page 74-75
[17] Ibid., page 75
[18] Ibid., page 92
[19] Ibid., page 80-81
[20] Ibid., page 91
[21] Ibid., page 98
[22] Ibid., page 77-78
[23] Shariati Ali, Histoire et destinée, op. cit., page 109-110