La gauche va mal. La gauche de gauche est dans le brouillard. Nous avons voulu disputer les classes populaires au Front national. Nous avons cherché à enrayer la dérive droitière du PS. Pour l’instant nous sommes battus sur les deux terrains. Nous espérions que la libéralisation du PS ouvrirait un espace à sa gauche. Elle l’a un peu plus refermé. Devons-nous toutefois être abasourdis par ce constat ?
Le temps de la critique
À mes yeux, tout a commencé en 1995. Cette année-là, la victoire de Jacques Chirac à l’élection présidentielle mettait un terme à quatorze ans d’hégémonie mitterrandienne. Quelques mois après, en novembre-décembre, la France connaissait le plus puissant mouvement populaire depuis 1968. Le « Tous ensemble » des manifestants disait à la fois le refus du tout libéral et le désir d’amorcer de nouvelles façons de faire société. Cette fin d’année 1995 prenait deux formes entremêlées : le sursaut du mouvement ouvrier classique qu’exprimait la forte présence syndicale (symbolisée par la figure nouvelle de Bernard Thibault) et l’émergence de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le « mouvement social », ce quelque chose encore incertain, juxtaposant militants, associations et intellectuels, qui prolongeait le mouvement ouvrier sans se réduire à lui.
Après « le grand cauchemar des années 1980 », le temps était venu d’un regain de combativité sociale et d’esprit critique. Encore fallait-il que s’affirme une perspective capable de l’exprimer dans l’espace proprement politique. Le PCF étant déjà cruellement affaibli, certains pensèrent que le mouvement pouvait se constituer lui-même en force politique, plus ou moins dans la lignée du syndicalisme révolutionnaire des débuts de siècle. Des « États généraux du mouvement social » tentèrent de s’y atteler, sans aller bien au-delà de l’intention affirmée.
À l’époque, avec les refondateurs communistes, je pensais qu’il fallait trouver une formule capable de réunir la diversité de ce nouvel esprit subversif. J’usais alors du « pôle de radicalité ». L’expression avait à mes yeux et à ceux de mes camarades une double dimension que nous ne voulions pas séparer : la convergence politique de toutes les sensibilités à la gauche du PS et l’esquisse de nouveaux rapports entre le politique, le syndical, l’associatif et le culturel. « Radicalité » disait l’ambition – une étape nouvelle de l’idée révolutionnaire ; « pôle » signifiait le désir d’un rassemblement au-delà de la subordination des uns par les autres, au-delà des cartels et des fronts d’autrefois. Le tout étant irrigué par le terme qui nous avait identifié au sein du PCF : « refondation ».
En 1997, dans la perspective d’élections législatives alors prévues officiellement en mars 1998, les refondateurs de Futurs ont été à l’initiative d’une pétition, signée par plusieurs dizaines de personnalités du « mouvement social » et d’intellectuels. Elle s’intitulait « Le mouvement social offre une chance à la gauche ». Le but était d’esquisser une synergie, de ne pas laisser dans l’ignorance réciproque le « mouvement » et la « gauche ». Cette initiative originale resta dans l’ombre la plus épaisse. L’extrême gauche campa sur ses positions, tandis que le monde syndical et associatif observait l’évolution politique de loin. Quant au Parti communiste, qui conservait l’espoir de retrouver un jour l’hégémonie d’antan, il profita des élections législatives anticipées du printemps 1997 pour s’engager dans la « gauche plurielle », un avatar de feue l’union de la gauche.
On sait quel fut, pour le PCF, le résultat désastreux de ce choix : il s’effondra à la présidentielle de 2002 et ses vieux concurrents de toujours, les héritiers du trotskysme historique, atteignirent la barre des 10 % quand le malheureux Président du PC se contentait d’un tout petit 3,4 %. Après 2002, l’émotion de l’imprévisible second tour – le face-à-face Chirac-Le Pen – provoqua un sursaut à gauche. Les appels et les rencontres se multiplièrent, pour demander un rassemblement des forces hostiles à la doxa libérale qui s’était imposée depuis 1982. Cette profusion d’initiatives – dont « l’appel Ramulaud » – donna corps à ce que nous avons nommé le « courant antilibéral ».
La phase antilibérale
Il connut son apogée en mai 2005, dans la bataille contre le projet constitutionnel européen. Pour la première fois, on se rapprochait de ce qui était attendu depuis si longtemps : un véritable mouvement de masse, « en bas » et « en haut », associant des politiques, des syndicalistes, des associatifs, des intellectuels dans une construction politique affirmée. Et, pour la première fois depuis longtemps, le mouvement déboucha sur un succès retentissant. Mais il s’avéra sans lendemain, se fracassant bien vite sur l’échéance présidentielle de 2007 : chacun retourna vers ses habitudes et ses objectifs partisans particuliers. La LCR décida qu’il était désormais nécessaire de séparer le bon grain de l’ivraie, les « antilibéraux » des véritables « anticapitalistes ». Quant au PCF, il considéra que sa place militante dans le mouvement lui permettait d’être en première ligne, derrière la candidature de sa secrétaire nationale. À l’arrivée, ce fut le fiasco : le PCF s’effondra un peu plus et, dans le désastre général de la gauche radicale (en net recul sur 2002), le maintien d’Olivier Besancenot à son score antérieur apparut comme un éclatant succès, et la preuve que l’intransigeance de la LCR était l’attitude la plus propulsive.
Les lendemains de 2007 rebattirent les cartes. La LCR tenta l’aventure du NPA, pensant pousser les feux de ses relatifs succès de 2002 et 2007. Quant au PCF, il tira sans le dire les leçons de son infortune. Il profita des avances de Jean-Luc Mélenchon, que son appartenance maintenue au Parti socialiste avait écarté de la course à la candidature de 2006-2007. En novembre 2008, il décida de franchir le Rubicon, de quitter le PS et de créer le Parti de Gauche. En même temps, il se rapprocha du PC de Marie-George Buffet pour lancer le Front de gauche dans la perspective des élections européennes à venir.
Dans l’esprit de ses promoteurs, le Front de gauche était à la fois l’occasion d’un rapprochement et une manière d’en finir avec la période jugée brouillonne du « mouvement social » et du « courant antilibéral ». La main allait revenir enfin aux organisations « sérieuses », solidement charpentées et ancrées dans l’espace militant et institutionnel. Le PC avait sa tradition et son corps militant encore fourni ; le PG avait sa fraîcheur et le charisme de son leader.
Incontestablement, la mayonnaise a pris. Le Front de gauche réussit honorablement ses premiers engagements électoraux et, surtout, il parvint à se mettre d’accord sur la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2012. Et – talent et enthousiasme du candidat aidant - le résultat fut à nouveau au rendez-vous. Sans doute, du fait de l’épuisement rapide de la tentative NPA, la gauche radicale ne parvint-elle pas à retrouver ses niveaux électoraux du début de la décennie. Mais, pour la première fois depuis longtemps, les votes se concentrèrent sur un nom et portèrent le Front de gauche au-delà du seuil symbolique des 10 % d’exprimés. Or, trois ans plus tard, la pâte est retombée, et cette fois pour l’ensemble de la galaxie de la gauche de gauche.
Les limites du Front de gauche
Je n’aurai pas la prétention d’énoncer le diagnostic de ce qui conduisit le Front à l’essoufflement, au rétrécissement et à la déception qui est la sienne aujourd’hui. Et, a fortiori, je ne désignerai pas des responsables à la vindicte collective. Je me contenterai de suggérer des pistes, celles en tout cas que je retiens pour l’instant.
La première nous ramène au point de départ. Le Front de gauche fut à l’origine une reprise en charge de la dynamique politique antilibérale par les organisations « sérieuses ». Or ce que nous vivons de plus en plus est l’obsolescence du « sérieux » que veut incarner le modèle partisan de l’organisation politique. Nous sommes au cœur d’une crise de l’institution politique dans son ensemble et le dispositif partisan en fait partie. De ce point de vue, l’expérience du PCF eût pu faire réfléchir. Depuis le début des années 1980, il a essayé de réactiver ce qu’il avait été pendant de longues décennies. Ses militants ont tenté de retisser les pratiques militantes éprouvées, de refaire – si possible en mieux – ce qui avait réussi jadis, dans l’espoir que le balancier de l’histoire reviendrait du bon côté. Or, plus le PC essayait de revenir à ses « fondamentaux » et plus il s’enfonçait dans le déclin…
À la différence des communistes italiens, les militants français décidèrent de continuer ; mais, par peur du reniement, ils ne voulurent pas se « refonder ». Hélas, dans ce cadre, qu’on le veuille ou non, c’est la reproduction à l’identique qui a fini par l’emporter. Or la mésaventure du PCF ne fut pas la sienne seulement. Les traditions de la gauche critique, la partisane comme la mouvementiste, continuèrent sans se remettre vraiment en question. Chacun conserva ses références, Marx ou Proudhon, Jaurès ou Lénine, parfois accompagnés de Trotski, le tout relifté à l’occasion avec un zeste de Mauss, de Benjamin ou de Gramsci. On continua plus ou moins comme avant, cherchant où l’on pouvait des modèles de substitution (l’Amérique latine tenant longtemps la corde, des zapatistes aux bolivariens).
Ancré à ce point dans le passé, le Front de gauche ne tira guère de conséquence de la crise simultanée de « la » politique et « du » politique. Il garda ainsi sa forme de cartel de partis, d’autant plus inadaptée que le cartel resta pour l’essentiel dominé par le tête-à-tête du PCF et du PG. Le PG se polarisa sur la présidentielle ; quant au PC, il s’attacha surtout à préserver son capital d’élus nationaux et territoriaux. Aux législatives de 2012, aux municipales et aux européennes de 2014, puis aux territoriales de 2015, la masse des candidatures présentées revint au PC, avec une mise en valeur systématiques des sortants. Là encore, le Front de gauche apparut comme un attelage confus et, plus que tout, comme un continuateur plutôt frileux, comme une sorte de rentier des acquis et, au bout du compte, comme le seul prolongement électoral d’un vote communiste structurellement affaibli. Les premiers résultats du Front de gauche fonctionnèrent ainsi comme une sorte de rémission et, une fois passée l’exceptionnalité d’avril 2012, on en est revenu à la mécanique implacable du reflux communiste engagé depuis près de quatre décennies.
La forme du cartel fut ainsi en elle-même pénalisante. Elle empêcha par ailleurs de travailler à ce qui constitue aujourd’hui l’obstacle le plus grand à une sortie de crise : l’absence quasi-totale de porosité entre les « sphères » du politique, du syndical, de l’associatif et du culturel. Que ce cloisonnement soit difficile à dépasser va bien sûr de soi. Les préventions anciennes, le poids du modèle socialiste-communiste de subordination du social au partisan ont nourri les méfiances et les tentations de la séparation. En outre, que les frontières de l’économique, du social et du politique s’estompent dans les sociétés contemporaines ne signifie pas que les fonctions des différents types d’organisation sont désormais interchangeables. Partis, syndicats et associations ne se confondent pas. Mais que le refus de la subordination se soit traduit par une séparation de fait présente un double désavantage : il enferme le système partisan dans son extériorité relative et il empêche le « mouvement social » d’agir comme un acteur politique. Le cartel de partis, même élargi de façon conséquente (par exemple aux écologistes ou à la gauche socialiste), limite l’effet de la parcellisation antérieure ; il n’entame pas la coupure du social, du symbolique et du politique.
À tout cela s’ajoute une dernière lacune, que je crois liée aux précédentes : le Front de gauche a incarné un refus du tropisme libéral commun à la droite et à une partie de la gauche. Il n’a pas incarné pour autant une perspective novatrice : il a été « anti » plutôt que « post » ou « alter ». La référence antilibérale l’a ancré dans l’économico-social, ce qui est bien sûr nécessaire ; elle ne l’a pas rendu pertinent sur l’ensemble du champ social, jusque dans ses dimensions territoriales, mentales et symboliques. Dans ses pratiques, dans ses mots et ses symboles, le FDG continue la gauche et le mouvement ouvrier d’hier. Dans son souci légitime d’accabler les reniements socialistes de plus de trente ans, il apparaît comme la sensibilité politique qui pleure les « jours heureux » et qui, de ce fait, est identifiée à ceux qui veulent revenir en arrière. Quant aux visages qui apparaissent massivement, ils sont le plus souvent de génération ancienne, peu représentatifs du peuple d’aujourd’hui, dans sa diversité d’origine, de pratiques et de cultures. La « génération 68 » ou « post-68 » eut naguère l’avantage d’être jeune et remuante ; le poids des ans lui est tombé sur les épaules.
La fin d’un cycle
Nous sommes parvenus au bout de quelque chose, qui ne se résume pas à la forme que le Front de gauche a prise jusqu’à ce jour. En fait, nous sommes dans une autre époque. Le peuple n’est plus ce qu’il était, non seulement parce que ses composantes ont changé, mais parce que les procédures qui faisaient son unification sont inopérantes. Les catégories populaires sont là et bien là, mais le « peuple » est à construire. Or, pour une part, c’est la politique qui avait permis son unification relative : une politique où la sociabilité populaire et la sociabilité politique s’entremêlaient (le communisme français était une galaxie d’organisations et de pratiques davantage qu’un parti) et où la culture radicale plébéienne et démocratique donnait le ton à l’ensemble de la gauche.
Le clivage droite-gauche n’a pas disparu, mais il a perdu de sa vigueur dès l’instant où ce qui le fondait s’est estompé, avec le déclin des thématiques de l’égalité au profit de celles de l’identité. La gauche n’a pas disparu, mais l’appel incantatoire à son rassemblement ne résonne plus si massivement dans les consciences. C’est le champ politique qu’il s’agit désormais de reconstruire, dans ses dimensions institutionnelles et dans ses aspects organisationnels. Sans au départ se raconter d’histoire… Mieux vaut peut-être se convaincre que nous ne sommes plus dans le cycle de radicalisation ouvert dans les toutes premières années de la décennie 1990. Cela ne signifie ni que la radicalité est obsolète, ni qu’elle est assoupie, ni qu’elle a disparu du champ des pratiques sociales réelles. Mais elle n’a plus la texture globale qui était la sienne il y a peu. Il y a du trouble, de l’inquiétude, de la colère qui sourd de toute la société ; mais pour l’instant, elle provoque davantage de désengagement ou de ressentiment qu’elle ne nourrit de la combativité et de la radicalité. Il se peut que la vie démente cette impression et ce sera tant mieux. La concomitance d’un abstentionnisme persistant et d’une poussée du FN laisse hélas penser que nous n’en sommes pas là pour l’instant.
Dès lors, il ne nous suffira pas de dénoncer les méfaits du capitalisme mondialisé ou les défauts de l’Union européenne, en pensant qu’il est possible de s’en abstraire d’une façon ou d’une autre. Il ne suffira pas de dénoncer les reniements sociaux-libéraux ou de dénier au PS le droit de se réclamer de la gauche. Il ne sert en fait à rien d’attiser la colère si nous ne savons pas nourrir l’espérance, car la colère sans l’espérance pousse au ressentiment et celui-ci fait le jeu des repliements et de la droite extrême. Pour renverser la spirale du désengagement ou du vote pas désespoir, il ne faudra laisser passer aucune occasion d’affaiblir l’esprit de résignation, de nourrir la combativité, de permettre les rassemblements propulsifs. Et dans ce cadre, nous devrons nous efforcer de ne théoriser ni sur la nécessité de quelque traversée du désert que ce soit, ni sur l’obligation de se sortir du « système ». On ne s’abstrait pas d’un système quand l’objectif est de le subvertir. On peut certes s’appuyer sur tout ce qui nourrit une critique pratique de l’existant. Mais il n’y aura pas d’ilot de la transformation sociale, ni local ni national.
Même si l’histoire ne s’arrête pas, même si le mouvement populaire n’aura de cesse de nous surprendre, mieux vaut s’habituer à l’idée que, si la République, le mouvement social critique et la gauche sont à reconstruire, cela ne se fera pas d’un coup de baguette magique, d’un claquement de doigt ou d’une belle formule, pleine de « front », de « populaire » ou de « citoyen ». Quelle que soit la proposition pratique, elle vaudra si elle s’insère dans un travail de long souffle. Il y a des patients combats idéologico-culturels à reprendre, pour nous sortir de l’obsession de l’identité, du conflit des civilisations ou de l’état de guerre. Il y a du travail de reformulation à construire pour donner un sens nouveau à des valeurs fondamentales, comme l’égalité, la dignité, la citoyenneté, la solidarité. Car ces valeurs ne devraient pas nourrir la nostalgie d’hier mais l’envie d’inventer un demain. Il y a du retissage à faire à partir des sociabilités existantes, qu’il faut comprendre avant de prétendre à les infléchir. Il y a de la reconstruction politique à expérimenter, en ne nous contentant pas de juxtaposer nos histoires et nos cultures. Nous avons réduit des conflits, raccordé des pratiques qui s’ignoraient depuis des décennies ; nous avons peu métissé. C’est dommage.
Je n’irai pas au-delà et j’ai envie de dire : je m’interdis de le faire. J’ai eu le sentiment à plusieurs reprises de « voir » les impasses dans lesquelles le mouvement critique s’est engagé. J’ai longtemps expliqué à mes camarades communistes qu’ils ne servaient pas le communisme en ayant peur de se refonder. J’ai lutté contre l’éparpillement de la gauche de gauche et contre sa difficulté à se renouveler culturellement. J’ai soutenu sans faillir le Front de gauche, malgré les limites que je percevais dans la manière dont il s’est forgé. Le communisme ne s’est pas refondé ; le pôle de radicalité ne s’est pas déployé ; le Front de gauche s’est englué. Communiste indécrottable, je ne regrette rien. Je déplore seulement que n’existe pas, dans notre espace, de lieu qui permette de chercher, de formuler des hypothèses, d’évaluer les choix, sans être surdéterminé par des enjeux de pouvoir ou d’influence immédiats.
Là n’est pourtant pas l’essentiel. En fait, ma génération a perdu sa force propulsive, définitivement. C’est à d’autres d’inventer, de formuler, d’expérimenter. Des gens comme moi peuvent à la limite servir de passeurs, de transmetteurs, d’agents de mise en garde. Mais le nouveau n’adviendra que des générations nouvelles. À elles de prendre la main.
Il est plus que temps.
Roger Martelli