Il y eut ce coup de téléphone du vendredi soir, à 21h30. Il a fallu mesurer l’horreur et ouvrir son âme à la tragédie. Des très proches ont été victimes. Et toutes les victimes nous sont devenues proches. Elles avaient commis le crime de parler dans un café et d’écouter de la musique. Une seule aurait péri pour de tels motifs, c’eût été déjà insupportable.
Les pouvoirs publics ont réagi très vite, indépendamment de l’information judiciaire ouverte. Le président de la République s’est exprimé le soir même. L’état d’urgence défini par la loi du 3 avril 1955 est entré en vigueur à zéro heure le lendemain matin. Le Congrès a été réuni le lundi 16 novembre. Le projet de loi qui proroge l’état d’urgence jusqu’au 26 février et en modifie le contenu a été adopté dans la semaine par les deux assemblées et la loi publiée au Journal officiel du samedi 21 novembre.
Il fallait naturellement prendre des mesures. « Ne partons pas en guerre contre la nécessité » dit l’Œdipe de Sophocle. Mais leur nature ne peut avoir de rapports avec l’émotion. Elles doivent répondre à deux conditions ; le maintien des principes de notre vie collective, sans lequel nous donnerions satisfaction aux agresseurs ; l’efficacité, compte tenu des caractères de ce qui nous menace. L’examen à cette lumière des décisions prises conduit à trois observations distinctes.
Le consensus droite/gauche sur la sécurité
La première est qu’il est de plus en plus de difficile de saisir, entre la gauche et la droite, quelque différence que ce soit en matière de sécurité. La politique de la sécurité a opposé longtemps les forces politiques.
Le terrorisme est sans doute le tragique événement qui a amené la gauche à penser la sécurité de la manière dont la droite la conçoit. On doit s’attarder en particulier sur cette idée, que l’exécutif a faite sienne récemment, selon laquelle la sécurité est la première des libertés.
La démocratie conjugue un ensemble de libertés (de réunion, d’opinion, de pensée, d’aller et de venir, d’association…). Ses penseurs n’énoncent jamais que telle ou telle (au nombre desquelles ne figure pas la sécurité) aurait la primauté. Affirmer qu’une liberté est « première » c’est dire que d’autres sont secondes, en d’autres termes que toutes ne se valent pas. Mais cette approche ne peut être admise : sur quoi se fonder, d’ailleurs, pour promouvoir une liberté plutôt qu’une autre ? On discourt abondamment, ces temps-ci, sur nos valeurs (en ne faisant guère d’efforts pour les définir). En voici une : ne pas avoir à choisir, en démocratie, entre les libertés.
Un tel classement est d’autant plus improbable – et préoccupant – que si l’on sait de manière précise par exemple ce qu’est chacune de nos libertés, il est bien difficile d’enfermer l’insécurité dans une définition précise. D’aucuns y rangent non seulement les atteintes à la personne et aux biens, les désordres qui affectent la « tranquillité publique » mais aussi le malaise que suscitent par exemple l’installation d’un étranger au village, le bruit d’une jeunesse dans l’autobus, ou un changement imprévu de leur vie quotidienne.
Ajoutons enfin que les mesures en faveur de la sécurité, toujours ajoutées, très rarement retirées, sont toujours perfectibles. Dans le vain débat ouvert par ceux qui croient voir dans chaque événement dramatique une défaillance des services de sécurité, il est tentant pour un exécutif de désamorcer la critique en annonçant des mesures inédites destinées à accroître encore ce qu’on a pris pour habitude d’appeler bizarrement le « niveau » de sécurité.
Réorganiser la sécurité antiterroriste dans la société
La deuxième observation qu’appelle la situation du pays aujourd’hui met en cause précisément cette organisation de la sécurité, désormais consensuelle sur les principes.
Le terrorisme, singulièrement celui qui est aujourd’hui à l’œuvre, est une menace grave et, comme on l’a fait observer à plusieurs reprises, durable. Son origine ne réside pas dans les intérêts finis qu’un Etat aurait à défendre, comme ce fut le cas dans les années quatre-vingt, mais dans la mise en œuvre jamais achevée d’idées totalitaires.
Toutefois, la réponse qu’il appelle n’est pas seulement - et pas nécessairement - dans les mesures qu’autorise l’état d’urgence et donc de nouvelles contraintes sur les libertés. Elle requiert aussi une adaptation du dispositif proprement policier. Or, cet élément est peu évoqué. Sans doute met-il en cause des réactions légitimes des personnels et des préventions syndicales. Un seul exemple : devant la capacité des terroristes à frapper en tout lieu et en tout temps, outre la « cavalerie lourde » très performante des services de renseignement et des unités spécialisées dans les interventions d’ampleur (RAID, BRI, GIGN…), ne faut-il pas à la sécurité publique des unités départementales légères mais armées en conséquence et susceptibles surtout d’être présentes très rapidement sur les lieux d’un attentat pour empêcher leurs développements et en réduire les auteurs ? Et c’est seulement pour de telles unités qu’il faudrait éventuellement mettre à jour la doctrine de transport et d’emploi des armes et non, comme on nous l’annonce, pour tous les fonctionnaires de police.
C’est aussi le moment privilégié de reposer la question des rapports que la police entretient avec la population. Dans les procédures d’alerte : le « 17 » était inaccessible à beaucoup le soir du 13 novembre alors que les réseaux sociaux bruissaient déjà d’informations ; pourquoi est-il si difficile de parler à la police à l’heure d’internet ? Dans la manière d’exécuter les missions : l’intimidation est consubstantielle à la police administrative dans notre pays (voir les perquisitions). Ce « coup de pied dans la fourmilière », cette peur suscitée sont-elles efficaces pour prévenir la contagion du terrorisme ? Ces questions doivent être posées.
Enfin, ne faut-il pas abandonner la conception selon laquelle la lutte contre le terrorisme relève des seules forces de sécurité ? « Tous citoyens, écrit un Comité de la Constituante de 1789, sont, pour ainsi dire, solidaires aux yeux de la loi pour faire observer l’ordre et la justice ». D’une part quelle attitude adopter en cas de confrontation, demain, avec une situation de crise ? D’autre part, dès aujourd’hui, comment contribuer à la prévenir, dans mon entreprise, dans les transports, sur les lieux de repos ? La peur s’atténue avec la responsabilité de soi. Le « tout Etat » ne suffit pas, pour affronter quelque chose qui survient dans la vie quotidienne d’où, précisément, l’Etat est de plus en plus absent.
Repenser les mouvements sociaux
L’observation ultime doit revenir sur les origines des attentats et la nature des réponses à apporter. On peut ne voir dans ce qui conduit au terrorisme qu’un écheveau de motifs entièrement personnels : misère de la petite enfance ou déséquilibres divers. On peut aussi ne voir de dimension sociale que dans la recherche des vecteurs de diffusion des idées : aussi sûrement que la mouche glossine répand la maladie du sommeil, la prison, ou internet, ou telle ou telle mosquée, seraient le vecteur des idées terroristes.
Ce n’est pas seulement ainsi que s’explique un mouvement social. Au cas présent, qu’on le veuille ou non, une bonne part de la population d’origine arabe, mais évidemment française, de notre pays se sent victime de discriminations sociales, que la réalité de tous les jours de l’emploi, de l’habitat et des services publics alimente, outre les discours tenus par des politiques d’aveuglement et le succès électoral qu’ils rencontrent. Le lien entre ces réalités et les « agressions » dont seraient l’objet les Arabes dans le monde, largement mises en évidence par la propagande du « califat » ainsi érigé en victime, est évidemment fait par les plus crédules.
Il ne s’agit pas là « d’excuses » trouvées à l’inexcusable. Ceux qui ont pensé, organisé et exécuté les horreurs sont les seuls responsables d’actes dont ils ont à répondre. Mais il s’agit de penser leur parcours pour y résister. La lutte contre les discriminations sociales est, non le seul, mais le plus sûr remède à la tentation de l’aventure sanglante.
Si ce qui précède est vrai, alors on doit penser que le recours à l’état d’urgence et à des mesures de contrainte n’est pas suffisant pour éteindre le feu. L’enjeu est de mettre en œuvre dans les quartiers populaires, non seulement la répression des infractions, ce qui va de soi, mais aussi les modalités d’une égalité républicaine effective au profit de leurs habitants. A cet égard, l’élargissement des mesures de retrait de nationalité, les projets politiques, certes à succès, de « préférences » vont à l’opposé de ce qu’il convient de faire entendre. De surcroît, depuis trop d’années, les politiques sociales des quartiers populaires ont été affaiblies, limitées principalement au « béton » depuis 2003. Leur recul a conduit de manière certaine aux émeutes de 2005, lesquelles, précisément, avaient conduit à la dernière déclaration d’état d’urgence, du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006. Il faut être aveugle pour ne voir aucun lien entre ces deux « états d’urgence » là.
On attendrait de pouvoirs publics soucieux de s’en prendre à la racine du mal des mesures propres à revitaliser des politiques en voie d’abandon. On attendrait ici et maintenant d’une gauche censée ne pas réduire les causes des désordres à la seule personnalité de leurs auteurs des préoccupations imaginatives en matière sociale. L’enjeu politique de première importance est de convaincre les jeunes générations arabes françaises, et tous les Français avec elles, que l’adhésion à notre vie collective est un choix positif et irréversible. Cette échéance de court et moyen terme doit s’imposer à l’esprit de chacun.
Il est souhaitable que la politique de réponse au terrorisme soit ainsi infléchie. Les éléments en sont multiples : militaires, diplomatiques, financiers, économiques… Mais, dans notre pays, ils ne sauraient se borner à des réécritures de texte, fussent-ils solennels, et à des déploiements de forces, quelle qu’en soit la provisoire nécessité. Tzvetan Todorov cite avec bonheur, dans La peur des barbares, cette note de Tocqueville à propos de l’Algérie colonisée : « il ne suffit pas pour gouverner une nation de l’avoir vaincue ».
Jean-Marie Delarue