En Asie, les luttes des mouvements sociaux se sont intensifiées suite à l’accélération du néolibéralisme, la soumission des États aux impératifs du marché et la complicité des élites économiques dans l’exploitation des ressources naturelles. L’adoption par la plupart des États asiatiques d’une stratégie de développement fondée sur l’intégration au marché mondial et la privatisation, a affecté considérablement des secteurs tels que l’emploi, la santé, l’éducation, la production et la distribution de produits alimentaires, le bien-être social et les services publics.
CONTRE LA LIBÉRALISATION ET LA MARCHANDISATION
A travers toute l’Asie, cette tendance à la libéralisation et à la marchandisation des ressources naturelles (notamment dans les accords d’investissement) menace l’équilibre environnemental dont dépend la survie de nombreux peuples de la région. Des populations et communautés locales se sont ainsi vues privées d’accès à leurs terres et à leurs moyens de subsistance, pour privilégier les intérêts de l’agriculture et de la pêche industrielles, des grandes industries, des vastes projets d’infrastructure, du tourisme, de l’extraction minière et des habitations de luxe ; créant ainsi les conditions d’émergence des mouvements de résistance dans la région.
Parmi les luttes les plus âpres pour les ressources naturelles figurent celles relatives à la terre, à l’eau et au territoire. A ce niveau, l’influence des institutions financières internationales (IFI) - en particulier la Banque mondiale et l’Asian Development Bank (ADB) - et des investisseurs privés nationaux et étrangers accentue les conflits dans la mesure où les gouvernements et les grandes entreprises n’hésitent pas à recourir aux politiques nationales, aux tribunaux et à la violence d’État pour déjouer la résistance des communautés locales.
La gravité de la crise des ressources a entraîné une poussée de l’opposition populaire contre le démantèlement des services publics, des campagnes de défense et des actions communes pour un contrôle démocratique des ressources, des biens et services, des institutions et de la scène politique. Face à ces enjeux, les communautés rurales et urbaines s’organisent comme jamais auparavant, renforçant les liens aussi bien verticalement, entre les couches sociales, qu’horizontalement, entre les mouvements engagés dans les mêmes combats à travers le monde.
Les mouvements populaires et les communautés locales concluent des alliances avec un large éventail d’acteurs dont des universitaires, des organismes de recherches, des organisations de la société civile, des élus et des législateurs, des hommes de lois, des juges, des médias et des petits industriels et commerciaux. Le dénominateur commun entre tous ces mouvements et confédérations, c’est la revendication de l’arrêt des privatisations, de la libéralisation du commerce et des investissements, de la dépossession des terres, de l’agriculture industrielle, de l’exploitation des ressources naturelles, ainsi que du démantèlement des régimes de propriété intellectuelle favorables aux entreprises.
EXEMPLES RÉVÉLATEURS AU BANGLADESH, AUX PHILIPPINES ET EN INDE
La résistance de Phulbari au Bangladesh, d’Alyansa Tigil Mina (Alliance contre l’extraction minière) aux Philippines et des communautés rurales dans les zones d’économie spéciale (ZES) en Inde sont des exemples révélateurs de campagnes nationales existantes, menées contre la réduction de l’accès des communautés aux biens et services publics.
Le mouvement populaire de Phulbari s’est construit autour de l’opposition à l’exploitation d’un puit de charbon à ciel ouvert, dirigée par une compagnie étrangère anglaise (Asia Energy / AEC) qui entraînerait le déplacement de 150 000 personnes et en affecterait indirectement 250 000 autres dans les environs de la mine. Déterminées à bloquer ce projet qui menaçait leur vie et leur environnement, plus de 50 000 personnes (certains estiment jusqu’à 80 000) se sont rassemblées à Phulbari, le 26 août 2006, pour réclamer le départ de la compagnie du pays et de leurs sites sacrés.
Par mesure de répression, la police paramilitaire des frontières (Banglazdesh riflers, BRD) a tiré sur les citoyens, faisant trois morts et des centaines de blessés. Sans se laisser intimider par ce déploiement de violence de la part de l’État, un nombre plus important encore de manifestants se sont rassemblés et ont fini par obtenir, quatre jours plus tard, un accord avec le gouvernement. Ce contrat dit « social » prévoyait une rupture de l’engagement pris par le gouvernement envers Asia Energy dans le mois suivant la signature. Cet accord qui n’est pas encore mis en œuvre est néanmoins une victoire symbolique pour le mouvement de résistance de Phulbari qui ne cesse de croître de jour en jour.
L’Alyansa Tigil Mina est, quant à elle, une coalition de paysans, d’écologistes, de populations indigènes et autres acteurs créée en 2005 pour réclamer du gouvernement des Philippines qu’il mette fin aux politiques d’exploitation minière agressive. Cette coalition est parvenue à rassembler des individus et des groupes aux convictions politiques et idéologiques diverses, autour de la défense de leur patrimoine national. Pour ce faire, elle a utilisé des stratégies variées, allant de l’engagement politique, au travail avec les médias, à l’éducation populaire, à l’organisation de luttes et de mobilisations nationales.
En Inde, les communautés rurales et urbaines se sont mobilisées contre les expropriations menées par le gouvernement fédéral et les gouvernements des États, en vue de créer des zones d’économie spéciale (ZES). Ces dernières années, ces zones ont été promues de manière agressive par le gouvernement indien pour tenter d’attirer l’investissement privé et les capitaux. Ces ZES sont consacrées pour certaines à l’agriculture industrielle et, pour d’autres, à des parcs de haute technologie, des centres commerciaux et des habitations de luxe. Dans chacun des cas, les communautés rurales et urbaines sont dépossédées de leurs terres et de leurs moyens de subsistance sans que le gouvernement ne propose de compensations suffisantes ou de réelles alternatives.
Les communautés locales ont commencé à protester contre ces invasions (comme dans les États du Maharashtra, du Bengale occidental, de l’Haryana, du Bihar, de l’Orissa et du Madhya Pradesh) et à se regrouper pour construire un mouvement national contre les ZES. Les luttes sont féroces et souvent accompagnées de représailles brutales de la part de la police nationale et des forces de sécurité. Mais ce mouvement anti ZES ne cesse de grandir et gagne le soutien de députés, d’universitaires, de journalistes, d’étudiants, d’hommes d’État reconnus et d’autres personnalités en vue.
CRIMINALISATION DES LUTTES ET RÉPRESSION
Dans nombre de pays, la résistance populaire est rendue plus difficile en raison de marges de manœuvre politiques limitées et de l’accroissement de la militarisation et de la répression d’État. La « guerre contre la terreur » a offert aux gouvernements un prétexte supplémentaire pour criminaliser les protestations populaires. Au Bangladesh, la militarisation du pays est utilisée pour intimider les meneurs des mouvements de protestation de Phulbari. Aux Philippines, le nombre de meurtres politiques d’activistes n’a cessé de croître depuis 2001. En Inde, il est devenu quasi coutumier d’avoir recours à des forces paramilitaires et des services de vigiles et de sécurité pour intimider et démanteler les résistances locales.
A travers toute l’Asie, les gouvernements n’ont aucun scrupule à faire usage de la force militaire pour brider l’action des mouvements locaux et régionaux qui luttent pour l’autodétermination et le contrôle de leurs territoires et de leurs ressources. En Birmanie, la junte militaire continue à déplacer des populations rurales pour asseoir son contrôle sur les forêts, les zones riches en minerai et l’énergie ; et les soumet au travail forcé dans le cadre de projets d’État.
En République démocratique populaire du Laos, au Cambodge et au Vietnam, les communautés locales n’ont en principe même pas le droit de porter plainte contre les expropriations ou contre l’exploitation des forêts et des ressources en eau, que ce soit pour des projets hydroélectriques, d’infrastructure agricole ou d’extraction minière. Les marges de manœuvre politiques sont tellement limitées dans ces pays que peu d’acteurs de la société civile osent contester les modèles de développement adoptés par les gouvernements.
CONDITIONS DU SUCCÈS : ARTICULATION ET CONVERGENCE
Les luttes et coalitions qui enregistrent les meilleurs succès sont organisées au niveau national et connectées efficacement à des réseaux internationaux. Parmi les réseaux les plus puissants, on trouve ceux qui s’opposent à l’OMC, aux accords de libre-échange, aux accords sur le commerce et les investissements, aux IFI, aux privatisations (surtout de l’eau, des terres et des forêts), à la militarisation et à l’impérialisme américain (illustré par les guerres en Afghanistan, en Irak et en Palestine). Ces réseaux et coalitions se rassemblent lors d’événements clés, lors des réunions annuelles de la Banque mondiale, du FMI, de la Banque asiatique de développement (ADB) ou lors de rencontres des responsables de l’OMC en Asie, de l’Association de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) ou encore à l’occasion des réunions intergouvernementales comme l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).
En outre, des campagnes coordonnées à un niveau régional apparaissent également. Le Secrétariat du mouvement paysan international Via Campesina est basé à Djakarta depuis plusieurs années. Il renforce la solidarité des paysans en Asie et contribue à former des alliances nouvelles avec les mouvements des travailleurs, des pêcheurs et des autochtones. Le mouvement Asie-Pacifique contre la dette et pour le développement, qui est l’expression régionale du puissant mouvement international sur la dette, Jubilee South, mène des campagnes régionales contre la dette odieuse et illégitime et les privatisations en Asie.
Le Forum des migrants d’Asie (MFA) rassemble quant à lui les défenseurs des droits des migrants dans la région et mène une campagne pour le développement d’accords régionaux et d’instruments qui reconnaissent, protègent et promeuvent les droits et le bien-être de la main-d’œuvre migrante dans la région. Ces dernières années, ces mouvements régionaux ont accru leur collaboration et focalisé leur attention sur l’agriculture industrielle, le libre-échange, les investissements, la marchandisation et la privatisation des biens et services publics, mais aussi la criminalisation des luttes et la défense des droits humains.
Plus important encore, en même temps que des myriades de mouvements nationaux, les réseaux régionaux se sont mis à rechercher, expérimenter et militer pour des modèles alternatifs de développement basés sur la solidarité, la sécurité économique, écologique et politique véritable et sur une prise en compte démocratique de leur voix. Ce type d’initiatives aide à régionaliser et internationaliser les luttes locales et nationales et les mouvements de résistance. Tout en continuant à se développer, s’étendre et s’adapter aux nouvelles circonstances et conditions d’existence, ces luttes montent progressivement en puissance grâce à la solidarité, aux échanges d’expériences et de stratégies entre pays.
Les mouvements locaux et nationaux sont moins isolés qu’auparavant. Ils peuvent aussi s’appuyer sur un vaste réseau d’acteurs et d’organisations, et bénéficier du soutien d’une large communauté d’acteurs désireux de se faire entendre. En collaborant avec des groupes engagés dans des luttes similaires dans d’autres pays, les mouvements nationaux et régionaux parviennent ainsi à mieux comprendre le fonctionnement de leurs adversaires communs et la complexité des problèmes partagés.
Récemment, les campagnes internationales ont innové en incluant l’identité régionale dans la recherche d’alternatives. Souvent, les États invoquent la coopération régionale dans la lutte contre le « terrorisme » et les « mouvements sécessionnistes », pour justifier l’exploitation internationale des ressources naturelles et humaines dans la région et l’absence de prise en compte des revendications des citoyens ordinaires. Depuis peu, des mouvements politiques contestent ces pratiques et réclament à la fois un droit de parole et un accès démocratique des peuples à la gouvernance régionale par l’instauration d’un « régionalisme des peuples ».
Ces mouvements affirment que les peuples, au sein d’une région, sont globalement confrontés aux mêmes problèmes dans leur rapport à l’État, et que, de ce fait, une collaboration entre eux permettrait de lutter plus efficacement pour l’instauration de standards régionaux ; créant ainsi un espace politique régional plus large reconnu par les différents gouvernements. La mobilisation sociale dans le cadre de l’ASEAN et de l’Association d’Asie du Sud pour la coopération régionale (SAARC) marque un premier pas dans ce sens. Une vaste coalition d’acteurs sociaux est ainsi intervenue dans le processus d’élaboration de la charte de l’ASEAN, invitant les instances aussi bien régionales que nationales à faire des propositions constructives pour ce qui pourrait devenir à terme la Constitution d’une communauté régionale élargie.
En marge de l’ASEAN et de la SAARC, des rencontres des peuples et des conférences de la société civile sont organisées, parallèlement aux sommets officiels. En prenant part à des débats à caractère régional (par exemple, la campagne pour la création d’une commission régionale des droits de l’homme, l’adoption d’une charte sociale ou l’établissement d’un protocole pour protéger la main-d’œuvre migrante), ces mouvements construisent une nouvelle identité régionale centrée sur la solidarité et la recherche conjointe d’alternatives.
PESER SUR LES RAPPORTS DE FORCE
Tout comme les gouvernements essaient d’intégrer la dimension régionale à leurs politiques et intérêts respectifs, notamment par l’organisation de plates-formes de coopération économique et stratégique, les peuples de la région parlent d’une voix commune pour défendre la démocratie, la paix, l’autodétermination, la souveraineté économique et alimentaire et des alternatives aux modèles de développement et de sécurité actuels.
Les mouvements sociaux sont convaincus par l’idée selon laquelle les gouvernements, placés dans certaines circonstances, sont forcés d’écouter leurs peuples. Plusieurs évènements leur donnent raison : le blocage des négociations de l’OMC, la reconnaissance par des législateurs nationaux de l’échec des politiques néolibérales des IFI et la pression exercée par la société civile sur les associations régionales pour s’engager à la fois aux niveaux national et régional.
La solidarité des peules d’Asie contre le néolibéralisme et la militarisation s’accroît, mais des barrières importantes subsistent comme l’étendue de la région, la diversité des langues, le coût des rassemblements pour élaborer des stratégies et des actions communes, etc. L’absence d’espace démocratique dans nombre de pays accroît la difficulté pour les communautés engagées dans les luttes d’établir des contacts avec des peuples et des mouvements à l’étranger, ce qui leur ouvrirait pourtant de nouvelles perspectives.
Il est clair toutefois que la solidarité asiatique est dynamique, accrue et qu’elle crée de nouvelles formes et de nouveaux espaces d’expression. Les communautés locales et nationales, les organisations populaires et les mouvements sociaux réalisent qu’un progrès social, politique et économique durable ne peut advenir qu’au travers de luttes des peuples axées principalement sur l’accès à un espace politique, sur le contrôle des biens communs et des gouvernements qui prétendent parler en leurs noms. Malgré l’inégalité des forces, ces luttes gagnent en puissance et deviennent des acteurs incontournables dont les gouvernements doivent désormais tenir compte.
Jenina Joy Chavez, Shalmali Guttal